Si personne ne pouvait prévoir une opération palestinienne d’une telle ampleur, elle n’est pas pour autant surprenante compte tenu du niveau de pourrissement de la question palestinienne dans lequel Israéliens et communauté internationale se complaisent depuis plus d’une décennie. Tout n’a pas commencé le 7 octobre, mais c’est pourtant en prenant cet évènement comme point de départ que les erreurs d’analyse s’accumulent.
La première porte sur la nature du gouvernement israélien. Beaucoup d’observateurs ont sous-estimé le changement qualitatif qu’a représenté sa constitution fin 2022. L’ex-Premier ministre Ehoud Barak n’a pas hésité à qualifier de « fasciste » la coalition formée autour d’un Likoud radicalisé (32 députés), allié à deux partis ultra-orthodoxes (18 députés) et, pour la première fois, à trois partis suprémacistes, racistes et homophobes (14 députés). Benyamin Netanyahou a même offert aux dirigeants de ces derniers des ministères essentiels : à Itamar Ben Gvir la Sécurité nationale, à Bezalel Smotrich les Finances et surtout la tutelle sur la Cisjordanie.
La deuxième erreur, c’est la sous-estimation des dangers de la politique de cette coalition pour les Palestiniens, avec le cap mis sur l’annexion des Territoires occupés et l’expulsion de leurs habitants, ainsi que la remise en cause du statu quo sur les Lieux saints. Mais aussi pour les Israéliens, via la marginalisation du dernier garde-fou de la démocratie, la Cour suprême, et l’accentuation du caractère théocratique de leur État. Enfin, pour la région, la menace d’une opération militaire contre l’Iran s’ajoutant au risque d’une troisième Intifada.
Le « deux poids deux mesures » est la troisième erreur. Autant de ceux qui, au nom du droit des Palestiniens à la résistance, refusent de condamner les crimes de guerre, voire contre l’Humanité, perpétrés le 7 octobre ; que de ceux qui continuent d’invoquer le droit d’Israël à se défendre pour justifier les crimes de guerre et contre l’humanité qui pris dans leur ensemble symbolisent la guerre génocidaire commis à l’encontre des Palestiniens de la bande de Gaza. Or, c’est précisément l’ensemble des politiques mises en place pour la « sécurité » des Israéliens (assassinats, blocus, arrestations…), au détriment de celle des Palestiniens, qui a pu motiver la préparation d’une attaque si violente.
La quatrième erreur concerne la nature du Hamas : que ses crimes relèvent du terrorisme, entendu comme méthode d’action, ne signifie pas qu’il s’apparente à Daesh. Il s’agit d’abord d’un mouvement islamo-nationaliste, créé en 1987 par les Frères musulmans palestiniens. Afin de « diviser pour mieux régner », les services israéliens ont laissé l’organisation se développer pour morceler la résistance palestinienne, et affaiblir le Fatah d’Arafat. Le Hamas finit par remporter les élections de 2006, puis, l’année suivante, par prendre violemment le pouvoir à Gaza. Netanyahou facilita même, à partir de 2018, son financement par le Qatar pour éviter la faillite économique de Gaza.
Si la stratégie du Hamas ne s’embarrasse pas des droits humains, elle n’en est pas moins aussi rationnelle que cruelle. Ainsi l’opération terroriste du 7 octobre avait-elle quatre objectifs essentiels : faire voler en éclat la politique israélienne d’invisibilisation des Palestiniens ; démontrer aux Israéliens, par la terreur, leur situation d’insécurité ; marginaliser l’Autorité palestinienne ; empêcher le ralliement de l’Arabie saoudite aux accords d’Abraham.
La cinquième erreur concerne la comparaison de la « surprise » de 2023 avec celle de 1973. Le choix par le Hamas de la date anniversaire de l’offensive des armées égyptienne et syrienne ne doit rien au hasard. Mais comparaison n’est cependant pourtant pas raison. Une guerre entre trois armées n’a rien de commun avec un conflit asymétrique. En revanche, il est vrai que Netanyahou, comme autrefois Golda Meir, n’a pas cru aux avertissements en provenance d’Égypte : à l’époque Tsahal avait été sérieusement bousculée sur le canal de Suez et le Golan ; cette fois, elle a laissé quasiment sans défense les kibboutzim proches de la bande de Gaza.
Une autre différence frappe : alors qu’en 1973 les Israéliens ne s’étaient retournés contre Golda Meir qu’après-guerre, au point que la droite finira par accéder au pouvoir quatre ans plus tard, en 2023 l’union militariste semble aller de pair avec une mise en accusation de Netanyahou : d’emblée 86 % le jugent responsable de la catastrophe sécuritaire (et même 79 % des électeurs de la coalition au pouvoir) ; 56 % des sondés exigent sa démission immédiate . Et les partis au pouvoir, en cas d’élections législatives anticipées, tomberaient de 64 sièges (sur 120) à… 41 .
Les acteurs de cette nouvelle séquence
Trente ans après Oslo, le 7 octobre symbolise également la radicalité prégnante dans les deux sociétés : comme en 1967, voire 1948, Israéliens et Palestiniens s’estiment catégoriquement comme plus légitimes que leurs voisins à vivre entre la mer Méditerranée et le Jourdain. La parenthèse d’Oslo et des deux États est bel et bien terminée. La nouvelle séquence qui s’ouvre et s’écrit sous nos yeux comporte de nombreuses incertitudes, mais plusieurs points semblent d’ores et déjà s’affirmer.
Même si Benyamin Netanyahou est contraint à la démission, le maintien au pouvoir du Likoud et de ses alliés signifierait à coup sûr l’enracinement de l’occupation militaire sur les terres conquises, voire le début d’un processus de colonisation, comme le souhaitent 44 % des Juifs israéliens.
Cette perspective reste suspendue à au moins deux inconnues. D’abord, l’avenir des Palestiniens de Gaza. Ils savent qu’un exode forcé hors de leur terre rendrait tout retour impossible. Les quelques jours de trêve ont montré leur détermination à enrayer les plans israéliens : par milliers, des civils ont marché vers le nord de Gaza pour manifester leur présence. Et l’Égypte continue de s’opposer fermement à toute installation de réfugiés sur son sol. Enfin les principaux leaders de l’opposition, s’ils mettaient fin au long règne de Netanyahou, ne sont jusqu’ici porteurs d’aucune alternative conforme au droit international.
En Cisjordanie, le nettoyage ethnique se poursuit. Colons et soldats s’activent, dans une évidente complicité, afin d’expulser les Palestiniens de plusieurs zones. Une répression sans précédent a fait des centaines de morts, des milliers de blessés et un nombre considérable d’arrestations. Même la situation des Palestiniens d’Israël est préoccupante : ils font face à des atteintes manifestes à leur liberté d’expression, qui rappellent les premières décennies de l’existence d’Israël, quand cette population vivait sous le joug d’un gouvernement militaire d’exception.
Rien ne sera possible pour les Palestiniens sans un renouvellement de leur mouvement national. Le Hamas se place en maître du jeu. Une large part des Palestiniens dit soutenir l’action du 7 octobre – tout en niant la réalité des atrocités commises… tout comme la majorité des Israéliens ignore ou relativise le carnage à Gaza. De nombreuses factions se sont succédé à Doha pour rencontrer la direction de l’organisation islamiste, qui ne cache pas son souhait de monnayer la libération des soldats et officiers otages à Gaza contre celle de nombreuses figures politiques palestiniennes, Marwan Barghouti en tête. Dans ces rencontres, c’est aussi le remplacement de Mahmoud Abbas et l’avenir de l’OLP qui se prépare.
Aussi indispensable qu’il soit, ce renouvellement de la direction palestinienne ne pourra changer la donne sans un appui international fort. Si la Ligue arabe et l’Organisation de la coopération islamique se distinguent par leur silence diplomatique, contrairement aux foules arabes descendues massivement dans les rues, ces deux institutions disent œuvrer conjointement pour l’avenir de Gaza en s’appuyant désormais sur le soutien des puissances du Sud, Chine notamment. Il faut dire que le énième véto des seuls États-Unis au vote d’une résolution du Conseil de sécurité pour exiger un cessez-le-feu, samedi 9 décembre, illustre un obscène double standard diplomatique.
Dans ce contexte, la France et au delà, l’Union européenne, devraient jouer un rôle bien plus actif. D’abord en s’appuyant sur tous les leviers possibles, et ils sont nombreux. Ensuite en s’attelant à œuvrer pour une diplomatie équilibrée, volontaire et résolument tournée vers le respect des droits des peuples.
Thomas Vescovi et Dominique Vidal