Artiste chorégraphe impliqué en tant qu’interprète, chorégraphe et pédagogue, je développe depuis mes débuts professionnels un travail auprès des enfants et plus particulièrement auprès de celles et ceux éloigné·es d’activités artistiques et culturelles.
Mon chemin m’a mené jusqu’à Jénine et son camp de refugié·es que je découvre au moment de l’assassinat de Juliano Mer-Khamis en 2011, en visionnant Les enfants d’Arna. Le film montre la vie des enfants du camp et le travail théâtral comme une possibilité de faire tomber les murs et d’ouvrir des voies de libertés face à l’occupation. C’est l’étincelle du projet que je mènerai 8 ans plus tard : dans les pas de Juliano qui faisait jouer les enfants du camp de Jénine, j’irai faire danser les enfants. En 2018, encore un film, Derrière les fronts : voir et entendre Samah Jabr me convainc d’entrer en action. L’épicentre de mon activité sera le camp de Jénine.
AVRIL 2019
Arrivée dans le camp. Passée sous la double porte coiffée des clefs de la maison, la voiture s’arrête. Je descends, deux lettres viennent me serrer la gorge : U.N. Immédiatement je pense ici c’est la guerre. Ça faisait pourtant déjà plusieurs jours que je voyais l’armée d’occupation et les colons sur mon trajet depuis Jérusalem, mais ce n’est qu’une fois dans le camp que les mots m’ont saisi. Et voilà que sur cette terre où tout tourne à l’envers, le sens des choses se voyait encore inversé. Pour moi, Nations unies colle avec guerre. Alors que ça devrait être la marque de la paix.
À peine franchi le seuil de la Maison Chaleureuse où je passerai la majeure partie du temps pour proposer des ateliers de danse contemporaine, je suis saisi par la vie et l’enthousiasme local. Une fois dans le camp, je me présente à l’équipe du Freedom Theater, fondé par Juliano Mer-Khamis, et propose l’organisation d’échange et de partage dans mon domaine. Le directeur artistique, Nabil Al-Raee, accepte que je travaille à ses côtés auprès des étudiant·es de l’école d’art dramatique.
C’est ainsi que durant deux semaines, je vais tous les matins enseigner à l’école du théâtre avant de rejoindre tous les après-midi les enfants de la Maison Chaleureuse pour partager avec eux le repas avant d’inventer ensemble une sphère d’échange autour de la danse.
Dans les deux endroits, je suis accueilli avec joie, curiosité, amitié. Les voir plonger pleinement physiquement et émotionnellement dans cette discipline qui leur est étrangère est fabuleux. C’est aussi ce que je retiens de ce camp et de ses réfugié·es : l’envie de vivre et de se construire un avenir malgré les forces qui veulent rayer leur passé, leur présent.
Les mots ne suffisent pas pour décrire la vie là-bas, ni l’engagement des gens. L’endroit n’est pas pensable, c’est un lieu qui se vit ; où on ne pense pas pouvoir vivre et où pourtant on vit. Elles et ils survivent. SUR vivent. Au-dessus de la vie. Chaque instant est SUR vécu. Vécu plus fort. C’est ce que je ressens.
Je suis hébergé au sein même du camp, dans la famille de Najet, ce qui enrichit mon expérience de rencontres, d’instants de vie au plus près de la réalité.
Chaque matin, je marche dans les rues sous le regard des affiches des martyrs.
J’entends aussi des tirs çà et là, au milieu des rires et des jeux d’enfants. Des drones parfois. Aucun militaire en vue.
Je suis prévenu, s’il y a un bruit la nuit, cela peut être l’armée, ils viennent la nuit chercher des jeunes. Ainsi chaque jour, on fait l’état des lieux. Où sont-ils rentrés ? Qui ont-ils arrêté ?
Une nuit, à 3 heures, du bruit et les faisceaux des lampes qui passent à travers les trous laissés par les balles dans les volets. Le lendemain, j’apprends l’arrestation de deux voisins.
J’ai partagé le quotidien des réfugié·es du camp de Jénine nuit et jour durant deux semaines.
Maintenant ma famille est aussi ici et je fais partie de leur famille. Avec le sentiment horrible de les abandonner toutes et tous, je dois repartir. Mais les Palestinien·nes ont besoin de nous, ici, pour mener leurs combats et être leurs voix. On me dit que je dois revenir. Pourrai-je tenir parole ?
MAI 2023
L’année est déjà terriblement meurtrière, et le camp paye un lourd tribut.
Le 26 janvier. Au réveil, je découvre le massacre en cours dans les rues que j’ai foulées. 10 mort·es en quelques heures. Je décide de repartir, et les femmes de la Maison Chaleureuse sont prêtes à m’accueillir.
Je reviens au camp. Ce coeur battant de la résistance palestinienne qui m’appelle.
Depuis Naplouse, j’envoie une photo à transmettre aux gardiens du camp. La situation est bien pire qu’il y a 4 ans. L’armée ne vient plus seulement la nuit pour terroriser les habitant.es et procéder à des arrestations, elle déferle aussi la journée, en nombre ou sous couverture, pour tuer.
L’arrivée de toute personne étrangère est donc très contrôlée. Je retrouve un camp placé sous haute sécurité. Des barrages sont installés à chaque entrée, les routes sont fermées toute la nuit à l’aide de croix métalliques pour ralentir et contenir les intrusions des forces d’occupation. Une sirène est en place sur le toit d’une des mosquées pour prévenir les attaques de l’armée.
Mes ami·es sont là, les bras grands ouverts, malgré le deuil qui touche la famille. Un cousin a été abattu la veille de mon arrivée. Il est le 126e martyr du camp (on m’annonce les chiffres) depuis que l’occupant a resserré sa pression assassine il y a environ deux ans. Dans leurs bouches, les récits sont plus graves, la peur de la mort est plus présente. Les mères m’expliquent l’expansion de la résistance armée pour défendre le camp face à l’occupant.
Les habitant·es n’attendent rien des forces de sécurité de l’Autorité Palestinienne qui ont un bâtiment à proximité de l’entrée principale. Bien loin de les protéger en cas d’invasion, ces derniers se retirent en présence de l’armée d’occupation.
Je ne peux plus me déplacer seul dans les rues pour éviter que ma présence inquiète. Je me sais en sécurité mais le climat est très différent. Je ne pourrai pas me représenter au Freedom Theater.
Malgré tout ça, la vie est là, plus forte que tout. À la Maison Chaleureuse, j’interviens en plus auprès d’un groupe de jeunes filles handicapées le matin et je rencontre l’après-midi un nouveau groupe d’enfants. Toujours cet enthousiasme et cette joie. Tellement d’envie dans ces danses qu’elles et ils découvrent et inventent.
Un matin, tout se suspend à l’alarme de la sirène. Les militaires sont là. Les filles rentrent se mettre à l’abri chez elles et je reste avec le fils d’une des animatrices.
Nous dansons tous les deux la liberté de nos corps malgré le son de la sirène et le bruit des armes.
Deux heures plus tard en sortant, je vois les armes mais l’occupant n’a pas réussi à entrer.
On ne change pas leurs vies mais on leur redonne du souffle. Notre présence leur rappelle que nous n’oublions pas.
Celles et ceux qui luttent et résistent chaque jour sont les lucioles qui brillent et vivent dans la pénombre de l’impasse, presque invisibles, en tout cas inaudibles. Pourtant, par leurs lumières, elles et ils nous montrent le chemin. Celui de la liberté.
Ce 10 septembre, quand j’écris, 46 enfants ont été tués en 2023.
Ils rêvaient de liberté. Réalisons leurs rêves.
Yann Cardin