« Depuis environ deux mois-depuis l’enlèvement du
soldat Gilad Shalit-, la
bande de Gaza est totalement fermée aux
journalistes israéliens. Non que des hordes
de journalistes se soient rassemblées en
masse au point de passage d’Erez. Israël
était plongé dans une autre guerre et
même en temps normal il détourne les
yeux de ce qui se passe à Gaza. Pourtant,
les Forces de défense israéliennes (IDF)
y opèrent avec beaucoup d’énergie depuis
quelques temps, mais il n’y a pas d’yeux
israéliens pour observer ce qu’elles font.
Cette semaine, comme par un coup de
baguette magique, le blocus des médias
a été levé, ce qui est dû - notons le- à
l’IDF.
Une visite après ces « vacances forcées »
révèle ce que l’on peut voir à Gaza et
aussi ce qu’on ne peut pas voir. Les
pires craintes ne se sont pas avérées.
Nous n’avons pas vu de scènes horribles
de destruction massive. Ni, contrairement
à ce que nous attendions, le moindre
signe de Nasrallah : pas d’affiches dans
les rues et pas de quartiers détruits, en tout
cas pas dans le nord ni dans le centre de
la bande de Gaza.
Mais nous avons vu beaucoup de
décombres, certains inexplicables, comme
les ruines d’une usine de confection autrefois
florissante dont le propriétaire, Ahmed
Abed al-Jawad, fabrique des vêtements
pour l’industrie textile israélienne et a
une « mentalité juive », comme il le dit
lui-même. Il employait 70 travailleurs
du camp de réfugiés de Muazi, au coeur
de la bande de Gaza. Les bulldozers ont
cruellement enterré le travail de toute sa
vie. Et un million de shekels sont, dit-il,
partis en fumée.
Gaza paraît encore plus sale et plus négligée
que d’habitude. Dans les tas de détritus
qui emplissent les rues, on peut lire
les signes du boycott israélien et international
: pas de salaires, cela veut dire
personne pour nettoyer les rues.
Il est difficile de trouver du gaz pour cuisiner,
il n’y a d’électricité que quelques
heures par jour. C’est qu’Israël, dans sa
généreuse sagesse, a bombardé les transformateurs.
Les générateurs pour les
riches et les lampes à huile pour les
pauvres sont des biens très recherchés.
Les pêcheurs aiment le poisson et l’aviation
israélienne (IAF) aime les ponts :
l’IAF ne s’est pas contentée de bombarder
le plus grand pont de la bande de
Gaza afin de couper le territoire en deux,
elle a aussi bombardé un pont de chemin
de fer sur lequel aucun train ne passait
depuis des dizaines d’années.
Gaza ne semble pas s’intéresser à la
guerre au Liban, ce n’est pas sa guerre.
Ici on se préoccupe davantage de savoir
quand et où l’invasion de l’armée de
chars et de bulldozers aura lieu demain,
comment trouver l’argent pour acheter
les uniformes et les sacs d’écoliers pour
la rentrée dans deux semaines et comment
faire pour s’en sortir pendant le Ramadan
le mois prochain.
(...) Dans la zone industrielle désolée
d’Erez, des enfants travaillent à démolir
les briques encore intactes pour les
recycler ; mur après mur, ils démolissent
le rêve qui est parti en fumée. Shimon
Peres peut bien continuer à faire des
tirades poétiques sur les « projets communs
» et une « zone de libre échange »,
Erez est en ruines.
« Gaza est un jardin, comparé au Liban »,
dit M., notre chauffeur de taxi habituel.
Un jardin - fané, flétri-, enveloppé
de chagrin et de souffrance et les supportant
en silence, dans la chaleur de cet
été mortel qui touche à sa fin.
Le mur d’une école est détruit ; dans le
cimetière, des pierres tombales sont brisées
et une quantité innombrable de maisons
présentent des trous béants. C’est
la route prise par les chars et les bulldozers
de l’IDF quand ils ont traversé Beit
Hanoun et Beit Lahia, les villes du nord
de la Bande de Gaza, à la recherche de
« sites de lancement » des roquettes Qassam.
« Je n’ai jamais vu un être humain sans pitié comme ça »
Des voitures écrasées, aux allures de
canettes de soda aplaties, gisent au bord
de la route. La revanche du char. Ici,
c’est la maison de la famille Al-Masri à
Beit Hanoun : treize âmes et un char qui
en passant s’est frayé un chemin dans le
salon. Il a avancé, puis il a reculé, et la
maison d’angle était par terre. Pourquoi ?
Que s’est-il passé ? Maintenant treize
personnes sont sans abri.
Ils sont assis dans les ruines de ce qui était
leur foyer, sans plafond, sans espoir.
Youssef-Shafiq, le père, dit dans un
hébreu poétique : « Lundi, le 17 juillet,
cet énorme char est venu. Il est passé
une fois, il est passé deux fois ; lundi il
est entré dans la maison. Nous étions
assis où nous sommes maintenant. Nous avons hurlé : “Stop ! Stop !” Il n’a pas
entendu. Le métal a écrasé le métal. Il
n’a pas entendu, il ne sait pas. Il ne
connaît pas les personnes âgées, il ne
connaît pas les enfants, pas les femmes.
Il avance et il détruit. Il détruit et il s’en
va. Je n’ai jamais vu un être humain
comme ça. Il n’a pas de pitié. Il n’existe
personne comme ça au monde. Il a fait
marche arrière et l’a fait délibérément.
Ma fille était debout comme une statue,
devant le char. Elle a vu le char de ses
propres yeux. »
A la fin, ils ont couru, pour se sauver.
Youssef-Shafiq « travaille à être sans travail
», alors qu’il a travaillé pendant
quinze ans à Yavne et Ashdod. Au plafond,
le ventilateur pend maintenant par
un fil, tordu et écrasé lui aussi.
« Qu’est ce qu’ils disent, en Israël ?
Qu’est ce qu’ils voient ? Que disent les
gens là-bas ? Nous voyons des Juifs
qui pleurent pour un bébé d’un an. Pourquoi
vous ne dites pas à votre gouvernement
que nous pleurons aussi nos
enfants ? Peut être qu’ils pleurent leurs
enfants ? Mais qu’est ce qui ne va pas chez
vous ? Rien que les armes ? Nous avons
travaillé en Israël. Nous vous connaissons.
Pourquoi est ce que les gens détruisent
l’intérieur de la maison ? La famille
Al-Masri était à l’intérieur de la maison.
Six garçons et cinq filles, le père et
la mère, et nous étions dans la maison. »
La rue entière porte les cicatrices laissées
par les chars et les bulldozers. Presque
aucun mur n’est resté intact. La rue est
assez large pour qu’un char Merkava 3
s’y déplace, mais qui s’en préoccupe ?
Et qu’est-ce qui s’est passé dans la maison
de la famille Shurafa à Beit Lahia,
pas loin ? Quatre appartements pour
quatre frères -Khaled, Ibrahim, Nafez
et Mohammed et leurs enfants, environ
cinquante personnes en tout. Un immeuble
d’allure plutôt agréable. Un missile ou
une bombe est tombé dessus d’un avion,
au milieu de la nuit. Le bâtiment entier
et tout ce qu’il y avait dedans a été détruit
et ceux qui y vivaient ont dû aller habiter
chez des parents.
Les membres de la famille disent avoir
reçu un avertissement de l’IDF par téléphone
portable, le 7 août.
Dix minutes pour évacuer, dix minutes
avant la bombe, au milieu de la nuit.
Maintenant toute la structure est détruite,
avec ses carreaux bleus et marron dans
les salles de bains. Les maisons voisines
ont aussi été endommagées par l’explosion.
(...)
Les feux de signalisation ne marchent
pas. Il n’y a pas d’électricité. Des policiers
non payés qui font la circulation
semblent être l’alternative au progrès,
en cette époque moderne. Vers le sud, le
long de la route Saladin, on descend dans
un wadi pour contourner le monstrueux
pont de béton qui ressemble maintenant
à un château de cartes écroulé. C’est l’été
et il est encore possible de descendre.
Mais en hiver, que se passera-t-il ? Pourquoi
fallait-il qu’ils le bombardent ? Et
le pont de chemin de fer ?
Des bulldozers qui applatissent les maisons...
La maison Mabruk dans le camp de réfugiés
de Muazi. Une maison ? Pas vraiment.
Plutôt une cabane. A l’arrière-plan
de cette scène qui ressemble à une zone
sinistrée en Afrique, des membres de
cette famille à la peau sombre. Un camp
de réfugiés planté dans le sable, et la
maison détruite des Mabruk. Par malheur
elle aussi était une maison d’angle,
ce qui a peut être causé sa perte.
La mère, Fatma, raconte les événements
de mercredi 19 juillet : « Nous étions à
l’intérieur de la maison et nous avons
entendu le bruit des chars qui venait de
l’oliveraie. Nous nous sommes cachés
dans l’autre pièce et le bulldozer s’est
approché. Nous avons commencé à crier,
pour qu’ils entendent qu’il y avait des gens
dans la maison. Nous
avons sorti un drapeau
blanc pour qu’ils voient
que nous étions dans la
maison. Ils nous ont fait
sortir et nous avons vu
que tout le monde courait en direction
du camp. Nous nous sommes cachés avec
les voisins. Vendredi nous sommes revenus
et nous avons trouvé la maison
détruite. Plus d’étagères, plus de télévision,
plus de machine à laver. Le réfrigérateur
était sur le sol. »
Une photo de mariage, dernière relique,
pend encore au mur de la chambre. Où
iront-ils ? Quelle faute avaient-ils commise
? Personne n’est venu du ministère
des Finances pour leur apporter une
compensation et ils n’ont pas non plus
reçu de colis d’un supermarché.
C’est ici que se trouvait l’usine textile
de Ahmed Abed al-Jawad, aux abords
du camp de Muazi. Seules les étiquettes
pour les modèles Madness, Sack’s, Zoom,
Kookai - les plus à la mode - sont encore
visibles dans le sable. C’est tout ce qui
reste de l’usine. Elle a été complètement
démolie et les décombres ont été
enlevés. La collection 2006. Des dizaines
de machines à coudre qui n’existent
plus ; 70 personnes qui ont perdu leur
gagne-pain sous les coups des bulldozers
de l’IDF.
Majed Sa’id, un fermier, est en train
d’essayer de réparer les tuyaux d’arrosage
dans les vergers où l’IDF a déraciné
les arbres. Il replantera bientôt des citronniers
et des pamplemoussiers. « Ce n’est
pas à cause des Qassams, mais pour que
les Israéliens soient contents qu’ils ont
causé des destructions ici », dit le fermier.
Il porte un T-shirt blanc avec une
inscription : « Gaza aujourd’hui, demain
la Cisjordanie et Jérusalem. »
Le propriétaire de l’usine, Al-Jawad,
émerge d’un grand bâtiment de l’autre
côté, avec trois étages de tuiles brunes et
brillantes. Une bicyclette d’enfant, écrasée,
se tient devant le bâtiment dont les
fenêtres brisées sont couvertes de tissu
noir. Il a 43 ans et porte une chemise
bleue à la mode et des sabots de plastique, une allure toute israélienne.
Il fume une Lucky Strike et parle
couramment l’hébreu. Il y a vingt
ans, quand il était lui-même employé
dans une usine de confection, il a
rencontré Tikva Tzalah de Holon.
Il a géré l’usine de Tzalah dans la
zone industrielle d’Erez et puis,
quand l’usine a fermé, comme toutes
les entreprises israélo-palestiniennes,
Tzalah lui a fait cadeau des
machines pour qu’il puisse monter
une affaire à Gaza. Al-Jawad a
monté une petite usine de confection
dans son camp, et il y a tout
juste un an, comme « le travail allait
bien », explique-t-il, il a installé le
nouvel atelier près du verger, 500
mètres carrés, 150 machines à
coudre, deux quarts, le dernier cri.
« Je cousais pour toutes les entreprises
israéliennes. Toutes...Tout ce que
les filles israéliennes aiment, on le cousait.
Et puis est venue la grande catastrophe.
»
Livrés aux « fauves »
Le 19 juillet à 1 h du matin, dans des
rugissements, les chars et les bulldozers
ont pénétré dans le camp. Al-Jawad, sa
femme et leurs huit enfants se sont cachés
dans la salle de bains. Les enfants en
sont toujours traumatisés.
« Nous avons été sous les balles jusqu’à
7 h », dit-il. « Et puis j’ai compris que
c’était dangereux de rester là alors j’ai
dit à ma femme et mes enfants : “Allons
nous cacher sous l’escalier.” (...)
« A 7 h j’ai appelé Tikva. Je lui ai dit :
“Ils sont en train de détruire notre entreprise.”
Elle m’a dit : “Qu’est ce que je
peux faire, Ahmed ?” A 10 h, j’ai jeté un
coup d’oeil par la fenêtre et j’ai vu que
le bulldozer commençait à arracher le
toit de l’atelier. Alors j’ai perdu
conscience. Pendant deux minutes. Ma
femme m’a versé de l’eau dessus et les
enfants ont commencé à pleurer. J’aurais
dû les encourager et leur donner de la
force et ce sont eux qui m’encourageaient
et me donnaient de la force. Au bout de
dix minutes j’ai repris mes esprits. La
situation a duré jusqu’à 16 h.
« J’ai compté environ 100 chars, je n’exagère
pas. Tout le coin était plein de
chars. »
« Quelques gamins ont cru que ce n’était
qu’un jeu et ils ont commencé à jeter des
pierres contre les chars. J’ai dit à ma
femme : “C’est la fin pour nous.” C’est
ce que je pensais vraiment. Les chars se
sont approchés de la maison et les bulldozers
ont détruit la clôture. Ils ont détruit
un bâtiment où j’avais des chèvres et des
tourterelles, dans la cour, avec les chèvres
et les tourterelles dedans. J’ai dit à ma
famille : “Ça y est, c’est la fin. Mes enfants,
notre histoire est finie. Soyez forts. Que Dieu
nous protège.” Ils se sont tous mis à crier.
C’est impossible à décrire. » (...)
« Ça a duré un quart d’heure et puis le
silence est revenu. Un voisin est sorti
avec un drapeau blanc. Nous l’avons vu
et nous sommes sortis aussi. Alors j’ai vu
le char posté sur mon bâtiment. Ils
l’avaient complètement rasé. J’ai couru
chez les voisins. Voilà toute l’histoire. »
« Aucun Qassam n’a été tiré de cet endroit.
C’est la partie la plus tranquille du camp.
C’est un endroit où les gens venaient flâner
à cause de toute cette verdure, des
arbres et de la tranquillité. Après ça les
voisins m’ont dit que, après qu’on fut
sortis, les soldats ont frappé à la porte
et puis ils l’ont fait sauter et ils sont
entrés. Qu’est-ce qu’ils n’ont pas fait
dans la maison ! Un désastre... Leurs
chaussures pleines de boue, ils ont déchiré
les canapés, arraché les rideaux, ils ont
démoli les bureaux des enfants, et, pour
finir, ils ont fait leurs besoins sur les vêtements.
(...) Et ils ont occupé la maison de
jeudi à samedi. »
« J’ai la mentalité d’un Israélien.
A cause de la télévision, des appels
téléphoniques en Israël, des gens
avec qui je travaille. Dans ma tête,
j’étais plus juif qu’un Juif. Jusqu’à
maintenant. Ça ne changera pas
mes opinions mais j’attends de
l’Etat d’Israël qu’il se comporte
avec moi de manière logique. Qu’il
ne me jette pas aux fauves. C’est une
honte. C’est une honte de perdre un
type comme moi, qui a travaillé
toutes ces années à fabriquer de
jolies choses pour l’Etat d’Israël.
Pendant vingt ans j’ai construit
mon affaire, je n’ai jamais levé les
yeux, et d’un coup d’un seul, ils
détruisent tout. Sans un mot, sans
m’informer. »
(...) « L’armée et le Shin Bet connaissent
absolument tout le monde ici.
Ils savent ce qu’on mange au petit déjeuner
et au dîner. Alors quoi, ils ne me
connaissent pas ? Ce que je fais et ce
que je ne fais pas ? Ce genre d’irresponsabilité
ne devrait jamais se produire.
Mais ça s’est produit. »
Réponse du porte-parole de l’IDF : « Le
19 juillet, l’ IDF a mené une action contre
des infrastructures terroristes actives
dans le camp de réfugiés de Muazi qui
utilisent ses habitants comme boucliers
humains. Pendant l’opération, l’ IDF a
utilisé des machines lourdes pour protéger
les soldats et au besoin détruire les bâtiments
qui servent aux infrastructures terroristes.
Il est possible que lors de déplacements
dans une zone où il y a beaucoup
de constructions des dégâts involontaires
aient été causés aux bâtiments. »
« Des dégâts involontaires ? Lors de
déplacements ? Une zone où il y a beaucoup
de constructions ? C’était un bel
endroit », soupire Al-Jawad, en ramassant
une autre étiquette de la Collection
Madness dans le sable.