On pourrait dire la même chose de la guerre civile de Syrie. Des chiites de tout le monde arabe accourent en Syrie pour aider la dictature de Bachar al-Assad à survivre, tandis que des sunnites de nombreux pays s’y précipitent pour soutenir les rebelles.
Les implications de cette situation dépassent largement le sanglant conflit syrien. Il s’agit d’une révolution historique dans toute la région et peut-être dans le monde entier.
APRÈS LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE, les empires coloniaux victorieux se sont partagés les territoires de l’Empire Ottoman vaincu. Comme il n’était plus question de colonialisme et que s’ouvrait l’ère de l’auto-détermination, leurs nouvelles colonies se présentèrent en nations indépendantes (comme l’Irak) ou en nations en devenir (comme la Syrie).
Le nationalisme à l’européenne s’empara des nouvelles nations arabes. L’idée ancienne de l’Umma pan-islamique fut rejetée. L’idée de super-État pan-arabe propagée par le parti Baas et l’Égyptien Gamal Abd-al-Nasser fut essayée et échoua. Le nationalisme syrien, le nationalisme irakien, le nationalisme égyptien et, bien entendu, le nationalisme palestinien l’emportèrent.
Ce fut une victoire discutable. Un nationaliste syrien typique de Damas appartenait aussi à la région arabe, au monde musulman et à la communauté sunnite – et l’ordre de ces divers loyalismes ne fut jamais tiré au clair.
Il en allait différemment en Europe où le loyalisme national n’était pas disputé. Un Allemand moderne pouvait être aussi bavarois et catholique, mais il était d’abord et avant tout allemand.
Au cours des dernières décennies, la victoire du nationalisme local semblait assurée dans le monde arabe. Après la dislocation de l’éphémère République Arabe Unie et alors que les Syriens présentaient fièrement leurs nouveaux passeports syriens, les États-nations arabes semblaient promis à un bel avenir.
Ce n’est plus le cas.
POUR COMPRENDRE l’immense portée du soulèvement actuel il nous faut remonter le cours de l’histoire.
Il y a deux mille ans, l’idée moderne de “nation” était inconcevable. La structure collective dominante était la communauté ethno-religieuse. On appartenait à une communauté qui n’était pas définie territorialement. Un juif d’Alexandrie pouvait épouser une juive de Babylone mais pas la femme grecque ou chrétienne de la porte d’à côté.
Sous les empereurs romains, byzantins et ottomans, toutes ces sectes jouissaient d’une grande autonomie, et étaient gouvernées par des imams, des prêtres et des rabbins. C’est encore le cas en partie dans la plupart des anciens territoires ottomans, y compris Israël. Les Turcs appelaient “millets” ces sectes auto-gérées.
L’historien allemand Oswald Spengler, dans son monumental ouvrage “Le déclin de l’Occident”, soutenait que les grandes cultures étaient semblables aux êtres humains – elles naissent, se développent et meurent de vieillesse en un millénaire. La culture du Moyen-Orient est, selon lui, née vers 500 avant le Christ et est morte avec le déclin du califat musulman
Arnold Toynbee, historien britannique qui épousa une théorie similaire, affirmait que les juifs d’aujourd’hui étaient un “fossile” de cette culture obsolète.
Ce qui s’est produit plus tard c’est le franchissement de nombreuses étapes par les sociétés européennes, la dernière étant celle de la “nation”. En Europe, les juifs étaient une anomalie menaçante et haïe parce qu’ils s’accrochaient à leurs conditions d’existence anciennes en tant que secte ethno-religieuse dispersée et sans patrie. Cela se faisait de façon tout à fait consciente : les rabbins élevaient une “barrière autour de la Torah”, séparant les juifs de tous les autres, leur rendant impossible de manger avec des non-juifs ou de se marier avec eux. Les juifs se rassemblaient au départ dans des ghettos en raison de la nécessité pour eux d’avoir une synagogue à laquelle ils puissent se rendre à pied le jour du sabbat, des bains publics (Mikvah) etc.
Lorsque la situation des juifs sans nation dans l’Europe nationaliste est devenue de plus en plus difficile, le sionisme a pris naissance. Par un tour de passe-passe il affirma que les juifs n’étaient pas seulement une communauté ethno-religieuse, mais aussi, en même temps, une “nation comme les autres nations”. Il s’agissait là d’une fiction nécessaire jusqu’à ce que le sionisme ait réussi à créer une nation réelle – les Israéliens.
Avec la fondation de l’État d’Israël, le sionisme a perdu son objet et aurait du être démantelé, comme les échafaudages d’une construction terminée. Tout le monde s’attendait à voir cela se produire le moment venu – les Israéliens hébraïques seraient une nation “normale” et leurs liens avec le monde juif deviendrait secondaire.
AUJOURD’HUI NOUS assistons à une sorte de contre-révolution juive. En Israël il y a un retour du lien juif mondial, tandis qu’est refusée une nationalité israélienne distincte.
Les événements de Syrie révèlent un processus semblable. Dans toute la région la communauté ethno-religieuse est de retour, l’État-nation de style européen se désintègre.
Les puissances coloniales avaient créé des États “artificiels” sans considération des réalités ethno-religieuses. En Irak, les sunnites et les chiites arabes et les kurdes non-arabes étaient réunis de façon arbitraire. En Syrie, sunnites, chiites, alawis (une branche du chiisme), druzes (une autre branche), kurdes et diverses confessions chrétiennes ont été rassemblés dans une marmite “nationale” et laissés à mijoter. Au Liban on a fait la même chose avec des résultats encore pires s’il est possible. Au Maroc et en Algérie, Arabes et Berbères sont mis ensemble.
Maintenant les sectes ethno-religieuses sont en train de s’unir – les unes contre les autres. La guerre civile syrienne a uni les chiites – du Liban à l’Iran – pour la défense du régime alaouite semi-chiite. Les sunnites de toute la région se rallient à la cause de la majorité sunnite. Les kurdes syriens ont déjà créé un État commun de facto avec les kurdes d’Irak. Les druzes, plus dispersés et habituellement plus circonspects, attendent leur tour.
DANS LE monde occidental, les États-nations obsolescents sont supplantés par des confédérations régionales supra-nationales, comme l’Union Européenne. Dans notre région, nous pourrions bien retourner à des sectes ethno-religieuses.
Il est difficile de prévoir comment cela va évoluer. Le système ottoman des millets pouvait marcher parce qu’il y avait le pouvoir impérial suprême du sultan. Mais comment l’Iran chiite pourrait-il s’associer avec la majorité chiite d’Irak, la communauté chiite du sud Liban et d’autres communautés chiites pour former une entité commune ? Quid de la douzaine de confessons chrétiennes dispersées au sein de nombreux pays ?
Certains pensent que la seule solution viable pour la Syrie à proprement parler est l’éclatement du pays en plusieurs États confessionnels – un État central sunnite, un État alaouite, un État kurde, un État druze, etc.
Le Liban était aussi une partie de la Syrie jusqu’à ce que les Français l’en aient séparé pour constituer un État chrétien. Les Français ont créé plusieurs petits États de ce genre, dans le but de briser les reins du nationalisme syrien. Cela n’a pas marché.
La difficulté d’une telle “solution” est illustrée par la situation des druzes qui vivent dans deux territoires indépendants – au sud Liban et dans le secteur de la “Montagne druze” au sud de la Syrie. Une plus petite communauté druze vit en Israël. (Par stratégie de défense, les Druzes de chaque pays – y compris Israël – sont des patriotes de ce pays.)
La désintégration des États existants pourrait bien s’accompagner de massacres en masse et de nettoyage ethnique, comme cela s’est produit lors de l’éclatement de l’Inde et lors de la partition de la Palestine. Ce n’est pas une perspective réjouissante.
Toynbee, à ce propos, ne considérait pas les juifs comme seulement des fossiles du passé, mais aussi comme les annonciateurs de l’avenir. Dans une interview qu’il avait accordée à mon magazine, Haolam Hazeh, il formulait l’espoir que l’État-nation soit supplanté par des communautés idéologiques à l’échelle du monde, comme la diaspora juive. Il se peut qu’il ait pensé aux communistes qui semblaient à l’époque évoluer vers une communauté supranationale mondiale. Cette tentative a échoué, elle aussi.
EN CE MOMENT, une guerre fait rage chez les historiens israéliens. Le professeur Shlomo Sand soutient que la nation juive a été inventée (comme toutes les nations, mais encore davantage), et que le concept d’Éretz Israël (la Terre d’Israël) est également une invention sioniste. Maintenant il affirme aussi qu’il n’est pas juif mais israélien.
Contre ces hérésies, toute une phalange de professeurs sionistes donne de la voix.
Comme je ne suis jamais allé jusqu’à la fin de l’école primaire, je n’aurai pas l’audace de m’engager dans la bataille des professeurs. Je ferai observer cependant que je suis moi aussi opposé au retour à une secte juive mondiale et que je plaide en faveur de la nouvelle nation israélienne en Israël.
OUI, NOUS sommes une nation israélienne, une nation dont l’existence est liée au destin de l’État d’Israël.
Cela ne signifie pas que ceux d’entre nous qui sont juifs doivent renoncer à leur passé juif, à ses traditions et ses valeurs, et à nos liens avec la communauté juive ethno-religieuse du monde entier. Mais nous avons atteint une nouvelle étape de notre développement.
C’est peut-être aussi le cas pour les Arabes et les autres peuples musulmans qui nous entourent. De nouvelles structures sont en gestation.
L’histoire révèle que les sociétés humaines évoluent en permanence, tout comme un papillon évolue d’un oeuf à une chenille puis à une chrysalide pour devenir un adulte aux belles couleurs.
Pour le papillon, c’est la fin. Pour nous c’est, je l’espère, un nouveau commencement.