Concourir loin des médailles n’interdit pas de faire attention au moindre détail. Maher Abu Rmilah savait qu’il ne pourrait pas rester à Londres jusqu’à la cérémonie de clôture, dimanche 11 août. Alors pour l’ouverture des Jeux, le 27 juillet, il n’a rien laissé au hasard. Il s’est rasé de près après avoir pris une douche. Il a enfilé un costume sombre et une cravate grise. Enfin, il s’est passé un keffieh autour du cou.
A 22 h 25, il a laissé les membres de la délégation des îles Palaos recevoir les applaudissements du public. Puis il est à son tour entré dans le Stade olympique, drapeau de la Palestine dans les mains. Les autres athlètes sélectionnés et les membres du comité olympique palestinien le suivaient quelques mètres derrière, appareils photo brandis en direction des tribunes. Les femmes avaient les ongles vernis aux couleurs de leur pays. "Pour nous, c’était comme un mariage, il fallait bien se préparer, raconte Maher dans un sourire. A Jérusalem, toute la famille, mes parents, ma femme, mes deux garçons, a regardé la cérémonie. De joie, le coeur de mon père était sur le point de s’arrêter."
Lors des Jeux d’Atlanta, en 1996, le coureur de fond Majed Abu Marahil a été le premier à représenter la nation palestinienne et à brandir le drapeau que lui avait offert quelques jours plus tôt Yasser Arafat, le président de l’Autorité palestinienne. Présent à Londres comme entraîneur du coureur Bahaa Al-Farra, Majed se souvient avoir fini "les pieds en sang", dans les pointes qu’il étrennait sur la piste américaine.
Depuis, la Palestine a pris l’habitude d’envoyer ses athlètes aux JO. Ils étaient deux à Sydney, en 2000, trois à Athènes et quatre à Pékin. Cinq (deux nageurs, deux coureurs et un judoka) se sont déplacés en Grande-Bretagne, accompagnés par leurs entraîneurs et des membres du comité. Quarante ans après l’assassinat des athlètes israéliens aux Jeux de Munich par le groupe terroriste Septembre noir, la présence d’une délégation palestinienne ne fait plus débat.
Si Maher Abu Rmilah, petit judoka trapu de 28 ans, n’est pas le premier à représenter le pays sans Etat aux Jeux olympiques, il est un pionnier d’un autre genre. Jusqu’à présent, les athlètes palestiniens recevaient des invitations. Lui a arraché sa qualification tout seul, à la faveur d’une victoire aux championnats du monde à Tokyo, en 2010. Mais son ticket pour la capitale britannique n’a été validé qu’au printemps. "En Palestine, depuis que les gens savent que je suis qualifié, tous veulent prendre des photos avec moi, explique-t-il dans le métro londonien, alors que des curieux posent à ses côtés. A travers cet événement, on peut montrer que, même avec des moyens moins importants que les autres pays, on peut aussi qualifier des athlètes pour les Jeux."
Pour lui comme pour les autres participants palestiniens, la compétition en elle-même n’aura pourtant pas duré longtemps. Loin des podiums, ils ont concouru dans l’ombre des stars de leurs disciplines. Eliminé le 30 juillet, après une minute et demie de combat face à un adversaire belge, Maher a dû passer par la case hôpital après une blessure au coude. Une "déception" alors que son rêve était "d’aller en demi-finales, ou simplement de gagner un match". Deux jours plus tôt, Ahmed Gebrel, nageur né au Caire d’un père palestinien réfugié et d’une mère égyptienne, avait réalisé le 26e temps sur 27 concurrents lors des séries du 400 m nage libre. Il a dû s’arracher pour dépasser dans les cinquante derniers mètres un nageur hondurien.
A 18 ans, l’élégante benjamine du groupe, Sabine Hazboun, n’aura pas non plus franchi l’étape des séries, sur 50 m nage libre, le 3 août. Mais l’après-midi même de la course, elle rassurait d’un large sourire un volontaire britannique qui affichait une mine déconfite de circonstance en apprenant son élimination : "J’ai fait de mon mieux et j’ai battu mon record [28 s 28]." Bahaa Al-Farra, coureur de 400 m, a également connu une élimination tout aussi précoce qu’attendue. Pour le jeune athlète de 20 ans, la déception de sa 46e place (sur 47 coureurs) était nettement plus marquée. Enfin Wouroud Sawalha, 20 ans, partante sur 800 m, le 8 août, n’a pas franchi un tour, terminant loin derrière les favorites.
L’essentiel est ailleurs. Les athlètes palestiniens ont adapté à leur manière l’antienne du baron de Coubertin. L’important est de participer, tout en faisant remarquer sa présence sur la scène des nations olympiques. Maher Abu Rmilah se dit "fier d’être un ambassadeur du peuple palestinien". "La Palestine veut être membre des Nations unies [elle est devenue membre de l’Unesco en octobre 2011, malgré l’opposition des Etats-Unis et d’Israël]. Etre ici, cela montre que l’on existe, estime Ahmed Gebrel. C’est une grosse responsabilité. Il faut faire attention à ce que l’on fait, cela peut affecter le pays." "On est sollicités. Il faut veiller à tout ce que l’on dit, aux mots que l’on emploie, glisse sur le ton de la confidence Muntaser Dkaidek, attaché de presse de la délégation. Chaque phrase peut être reprise par les Israéliens." Sabine Hazboun résume ses sentiments : "Tout le monde dit que notre participation est politique, moi je ne veux pas le dire. Je fais simplement quelque chose que j’aime... Mais peut-être que c’est un peu politique, après tout."
Evénement surmédiatisé, les Jeux sont une formidable vitrine. Et le choix des cinq athlètes (trois hommes et deux femmes) par le comité olympique palestinien ne doit rien au hasard. "La délégation, cette année, est beaucoup plus représentative que celle de Pékin, explique Ahmed Gebrel, qui n’a jamais eu la possibilité de se rendre en Palestine. J’habite au Caire, Bahaa est à Gaza, Sabine à Bethléem, Wouroud à Naplouse et Maher à Jérusalem. Ensemble, on couvre toutes les situations des Palestiniens." Certains se sont envolés d’Egypte, d’autres de Jordanie. Ils n’avaient jamais pu se rencontrer tous avant les Jeux.
Répartis dans trois appartements du bâtiment C2 du village olympique, ils ont appris à communiquer par signes avec leurs voisins kazakhs. Une quinzaine de jours de découvertes. Parmi les bâtiments modernes, ils se sont baladés avec le regard émerveillé de ceux qui savent qu’ils ne revivront peut-être jamais un tel événement. "Les premiers jours, quand on marchait dans le parc olympique, on se retournait sans arrêt, pour voir au dos des survêtements les nations des sportifs", raconte Amani Arwatani, l’entraîneuse des nageurs.
Ahmed Gebrel en a profité pour grossir sa collection de pin’s avec ceux des délégations américaine, chinoise, algérienne et japonaise. Il a surtout parlé, au bord des bassins, avec le nageur tunisien Oussama Al-Mellouli, champion olympique du 1 500 m à Pékin. "Je lui ai dit : "Tu ne représentes pas seulement les Tunisiens, mais tous les Arabes."" Maher Abu Rmilah a croisé les footballeurs Luis Suarez et Marcelo, et, sur les tatamis, des judokas japonais dont il a du mal à se rappeler le nom. "La vie d’un sportif ici est très différente de la vie normale, résume-t-il, lui qui, à Jérusalem, tient un magasin d’écharpes dans la Vieille Ville avec son père, ancien judoka. Les Jeux, c’est le meilleur endroit pour rencontrer des champions, prendre des photos."
Entre les entraînements quotidiens et les siestes, les Palestiniens se sont souvent rendus au restaurant olympique avec ses buffets Afrique, Asie et son coin McDonald’s, ouvert 24 heures sur 24. Le ramadan a été reporté pour cause de compétition. "C’est une petite ville ici, décrit Amani Arwatani. Il y a énormément de check-points, c’est comme chez nous. Mais bon, ici, ils gardent le sourire."
Hormis les contrôles d’identité fréquents, le séjour britannique a contrasté avec les conditions d’entraînement de beaucoup d’entre eux, plombées par le manque d’infrastructures. La Palestine ne dispose d’aucune piste d’athlétisme. Pas non plus de piscine olympique, même si une devrait bientôt voir le jour à Jéricho. "On me parle de ce dossier depuis des années", persifle la nageuse Sabine Hazboun, qui a profité d’une bourse pour aller s’entraîner à Barcelone. Comme Ahmed, elle a bénéficié du soutien du comité de solidarité olympique. Mais elle se souvient de ses premières compétitions de natation à Bethléem : "A la Catholic Association Sport School de Bethléem, il y a une piscine découverte de 18 m de long, où l’on ne peut s’entraîner que trois mois par an. Une piscine couverte de 25 m a ouvert, après quatre années de rénovation, mais il fallait payer pour chaque entraînement."
Aux installations quasi inexistantes s’ajoute un manque criant d’entraîneurs aptes à former des athlètes de haut niveau. "En Palestine, le sport est vu comme un loisir, pas comme un moyen possible pour gagner sa vie. Si tu veux être performant dans une discipline olympique, la seule voie possible passe par l’étranger", résume la nageuse.
L’aide financière extérieure est souvent indispensable. Wouroud Sawalha et Bahaa Al-Farra ont ainsi passé trois mois au Qatar avant les JO. L’occasion pour Wouroud, habituée aux footings entre la maison de ses parents et Naplouse, de découvrir sa première piste et de chausser ses premières pointes : "Il a fallu s’habituer : les gestes et les sensations sont différents." Il leur faut aussi régulièrement gérer les difficultés à obtenir des visas, indispensables pour pouvoir participer aux compétitions internationales. A Londres, les athlètes ont pu profiter de conditions idéales, certains allant jusqu’à doubler leur dose d’entraînement habituelle.
Avec un emploi du temps chargé, les moments de réelle détente ont été concentrés en soirée. Quelques sorties ont été organisées. Le président du comité olympique, Jibril Rajoub, également patron de la Fédération de football, a invité la délégation dans un restaurant iranien. Ils sont aussi allés manger dans le seul établissement palestinien de Londres. Dans leur appartement, le soir, les femmes - cinq dans la délégation - ont souvent préféré discuter plutôt que de suivre les Jeux à la télévision. Entre Ahmed Gebrel (reparti le 6 août) et Bahaa Al-Farra, voisins de chambrée, les blagues fusaient. Ambiance détendue, loin de celle des grosses délégations où la conquête de breloques vire parfois à l’obsession.
Mais pas de méprise, "on n’est pas des touristes, comme Israël ou d’autres pays l’ont dit", insiste Ahmed Gebrel, qui a profité de son 400 m nage libre pour améliorer son record de dix secondes. Une performance, alors qu’il pensait concourir sur 50 m encore dix jours avant le début des Jeux. Le 3 août, son entraîneuse a participé à un dîner de la Fédération internationale de natation, avec l’objectif de lui trouver un sponsor. Le sport palestinien court toujours après les fonds. "Je suis leur maman, s’amuse Amani Arwatani en parlant de ses "enfants" - comprendre ses nageurs. Je repasse leurs tenues. Je suis allée au magasin Speedo leur acheter des bonnets de bain avec des logos à la taille réglementaire."
Le shopping et les visites, les Palestiniens s’y sont consacrés dès le premier week-end d’août. Hormis Wouroud, tous avaient fini leurs épreuves. Outre sa course, Sabine se rappellera "la météo bizarre et Big Ben". Mais plus que des souvenirs, les Palestiniens avaient surtout des projets pleins la tête à la fin de la quinzaine olympique. Des rêves de Rio, où se tiendront les prochains Jeux, en 2016. Les éliminations précoces n’ont pas entamé leur moral. "On est au début, mais on avance. On veut essayer d’améliorer les choses", résume Amani Arwatani.
Sabine, Wouroud, Bahaa et Ahmed, tous très jeunes, ambitionnent de devenir les premiers athlètes palestiniens à représenter leur pays lors de deux Jeux différents. Au vu de leurs performances à Londres, rien n’est moins sûr. "Il faut qu’ils puissent s’entraîner sérieusement pendant quatre ans, et pas seulement les mois qui précèdent les Jeux", dit l’entraîneur Majed Abu Marahil. Maher Abu Rmilah, lui, aura 32 ans à Rio. Il espère devenir entraîneur pour pouvoir emmener des judokas aux Jeux. Et, pourquoi pas, rapporter la première médaille palestinienne.