« Abou Dis, ce n’est pas une ville, dit Oraiba, un jeune comptable. C’est juste un quartier, un faubourg… » Le natif de cette bourgade palestinienne de la banlieue de Jérusalem fait tout pour en minimiser la stature. Logique : dans un futur dystopique où la droite israélienne et l’administration américaine arriveraient à leurs fins, Abou Dis serait la capitale d’un Etat palestinien réduit à un archipel de municipalités surpeuplées, encerclé de colonies, sur une fraction de la Cisjordanie. Vanter Abou Dis, c’est abandonner Jérusalem, si proche (4 kilomètres à vol d’oiseau de la Vieille Ville) et si lointain, presque invisible derrière les dominos en béton de 8 mètres de haut du mur de séparation.
Depuis vingt ans, « l’hypothèse Abou Dis », increvable serpent de mer post-Oslo, refait régulièrement surface dans les pourparlers entre Israéliens et Palestiniens. A la fin des années 90, Yasser Arafat s’était vu suggérer le tour de passe-passe suivant : installer les institutions palestiniennes à Abou Dis et renommer la ville Al-Qods - le nom arabe de Jérusalem. Cet hiver, trois jours avant la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par Donald Trump, le New York Times révélait que le prince saoudien Mohammed ben Salmane avait tenté d’arracher la même concession du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, soit accepter un Etat palestinien discontinu, avec Abou Dis comme capitale.
Miroir
« J’étais étonné que les journalistes ne fassent pas la connexion entre ces deux informations, remarque Diana Buttu, une proche conseillère d’Abbas durant les années 2000. Sachant qu’au même moment, la coalition Nétanyahou introduisait à la Knesset une loi pour redessiner les contours de Jérusalem en excluant certains quartiers palestiniens et en ajoutant des colonies juives. Quand on additionne ces signaux, on comprend que les Israéliens n’ont aucune intention de diviser Jérusalem. Et Trump est d’accord avec eux. » Car si ce dernier a juré, au moment de son allocution historique du 6 décembre, que la reconnaissance américaine de Jérusalem ne préjugeait pas des contours de la ville au terme des négociations, le président américain est largement revenu sur ces propos. « Jérusalem n’est plus sur la table », a-t-il tweeté puis déclaré à Davos, le 25 janvier. Pressé par un journaliste israélien de préciser s’il impliquait qu’aucune partie de Jérusalem ne reviendrait aux Palestiniens, Trump s’est contenté d’un laconique « next question ».
« Le sous-texte est clair, c’est : "Jérusalem est aux Israéliens, et on nous jette une miette qui s’appelle Abou Dis" », conclut Diana Buttu. A Ramallah, le 14 janvier, Mahmoud Abbas a confirmé, ne cachant pas sa fureur, qu’Abou Dis avait bien été proposé par les émissaires trumpistes. « Que Dieu détruise sa maison », avait-il ainsi déclaré au sujet du plan Trump, utilisant un idiome arabe traduit généralement par : « Va crever ! » Concernant Abou Dis, Washington n’a ni confirmé ni démenti. Mais selon le Figaro, Jared Kushner, le gendre de Trump chargé de sceller le « deal du siècle » au Proche-Orient, aurait bien évoqué cette idée lors d’une rencontre à Paris avec le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, mi-décembre.
L’histoire d’Abou Dis, cette « miette », est le miroir des espoirs et des déceptions palestiniennes, un baromètre de l’état de santé d’un processus de paix aujourd’hui à l’état végétatif. Un lieu chargé d’histoire aussi, originellement un village de fermiers à 600 mètres d’altitude, par delà le mont des Oliviers, surplombant la Vieille Ville de Jérusalem. Quand le ciel est dégagé, on peut aussi bien y observer la mer Morte que le Dôme du Rocher. Et c’est ici que Saladin, au temps des croisades, aurait établi ses troupes avant de reprendre la Ville sainte. Abou Dis compte un dernier symbole : le premier siège du Conseil législatif palestinien. Bâti dans l’euphorie de la signature des accords d’Oslo, entre 1998 et 2000, ce palace parlementaire de 1 300 mètres carrés, couleur ivoire et sable, aujourd’hui désespérément gris, n’a jamais été utilisé. Les architectes égyptiens avaient pourtant tout prévu : un hémicycle situé à la même distance de la Vieille Ville que la Knesset, d’où on pourrait contempler la mosquée al-Aqsa à travers les baies vitrées. Idéal pour les photos officielles. « Tout a été financé par des fonds étrangers [environ 4 millions de dollars, selon le Guardian à l’époque, ndlr], assure Diana Buttu. Mais les parlementaires palestiniens ont très vite compris que s’ils l’utilisaient, c’est ici que nous serions coincés à jamais. » En 2000, ces derniers refusent que l’institution soit basée ailleurs que dans la Vieille Ville de Jérusalem, et s’installent « temporairement » à Ramallah.
Depuis la guerre fratricide entre Fatah et Hamas à l’issue des élections de 2006, le Conseil législatif n’est plus actif, et la question de sa localisation n’intéresse plus grand monde. Le bâtiment a été légué à l’université al-Qods, qui n’a pas les moyens de l’aménager. Au pied de cette ruine flambant neuve se trouve une décharge sauvage. Et à quelques mètres, obstruant désormais la vue de Jérusalem, le mur. De « séparation » ou de « sécurité », selon le côté d’où l’on se place, le mur, érigé en réponse à la seconde intifada, a séparé la banlieue de sa ville, serpentant sur 8 kilomètres. En 2000, 10 % d’Abou Dis appartenaient encore officiellement à la municipalité de Jérusalem. La ville en est désormais totalement coupée et s’y rendre nécessite un permis, un détour d’une vingtaine de kilomètres et un passage par un checkpoint, transformant ce qui était une virée d’un quart d’heure jusqu’à la porte des Lions en périple d’au moins 45 minutes. Souvent plus. La situation devrait s’aggraver. Un nouveau pan du mur doit s’étendre à l’Est de la ville, où se trouve Maale Adumim, multitude de toits rouges israéliens, l’une des plus vastes colonies en Cisjordanie occupée. Selon les calculs de l’Institut de recherches appliquées de Jérusalem, une ONG palestinienne, 47 % de la circonférence d’Abou Dis serait alors murée.
« Ce n’est pas une capitale, c’est une prison ! s’exclame le docteur Abdullah Abou Helal, conseiller municipal et activiste. Franchement, quand on a reparlé d’Abou Dis dans les médias, tout le monde a rigolé ici. Ça ne peut être qu’une blague. » Il reçoit dans son bureau de la clinique Al-Makassed. « Avant 2002, nous étions une annexe des hôpitaux de Jérusalem. C’est là qu’on envoyait nos patients les plus malades, à dix minutes en ambulance. Aujourd’hui, à cause de mes activités politiques, je ne peux même plus pratiquer à Jérusalem-Est. Je n’ai que trois lits et une salle d’accouchement. Je dois envoyer les urgences à Ramallah, à une heure d’ici. Imaginez si vous avez une crise cardiaque ! » Le médecin égraine une litanie de chiffres. La surface du faubourg réduite à peau de chagrin : 130 hectares occupés par les colons depuis 1975, 85 % de la ville classée en « zone C », sous contrôle israélien. La population qui explose : 12 000 habitants lors du dernier recensement en 2011 mais 16 000 en réalité selon l’élu municipal. Le taux de chômage des jeunes : 60 %, etc. « On n’a même pas la place pour construire une nouvelle décharge, vu que les colons se sont accaparés celle qu’on devait partager. On est censé envoyer nos ordures à Hébron… D’où les problèmes de propreté », se désole-t-il.
La première impression laissée par Abou Dis est celle d’un alignement disgracieux de tours d’habitation bondées, le long d’une grande route congestionnée et bordée de détritus. Dans ce tableau, les vitrines de magasins où l’on aperçoit des robes de mariée blanches détonent. « Beaucoup de gens se marient ici, au pied du mur, explique Oraiba, le jeune comptable. La plupart des familles sont divisées entre Jérusalem et la Cisjordanie. Vu à quel point il est compliqué d’obtenir un permis de visite à Jérusalem, c’est souvent plus pratique de réunir toute la famille à Abou Dis. » Oraiba montre avec fierté deux trous colmatés dans le mur orné d’une fresque dépeignant le leader palestinien emprisonné Marwan Barghouti : « On a réussi à le percer, on voyait Jérusalem ! »
« Piège »
Depuis l’annonce de Trump, la tension est montée d’un cran à Abou Dis. Vendredi matin, un Israélien de 59 ans s’est rendu dans la ville par erreur, provoquant une émeute. La police de l’Autorité palestinienne a dû mettre l’homme à l’abri, pendant que 200 locaux caillassaient puis brûlaient son véhicule, jusqu’à ce que l’armée israélienne ne vienne l’exfiltrer.
Autour d’un bol de soupe dans la maison familiale, en bordure de la ville, Oraiba raconte les vendredis dans le Jérusalem de son enfance. La prière à la mosquée al-Aqsa, puis les magasins de vêtements, les pâtisseries de la Vieille Ville… Aujourd’hui, aucun membre de la famille ne peut obtenir de permis pour s’y rendre, car deux de ses frères ont fait de la prison pour avoir jeté des cocktails Molotov durant des heurts avec l’armée israélienne. Son père zappe de chaîne en chaîne. Les clips à la gloire de « Jérusalem, capitale de la Palestine », avec animation 3D des derniers « martyrs », se succèdent.
« Parler encore d’Abou Dis, c’est montrer aux Palestiniens qu’ils peuvent dire non autant de fois qu’ils veulent, les lubies israéliennes ne meurent jamais », grince l’ex-négociatrice Diana Buttu. Mise sur la table par Ehud Barak, l’idée avait été écartée avant même la rédaction des « paramètres Clinton » lors des négociations de Camp David II et de Taba. Las, quelques années plus tard, Tzipi Livni, alors ministre des Affaires étrangères, déclarait : « Je n’ai pas le droit de parler de Jérusalem, mais on peut parler d’Abou Dis. » Selon certaines sources, l’administration américaine verrait le faubourg comme une option transitoire. « C’est un piège, juge Buttu. Ramallah était censée être une solution temporaire, et aujourd’hui, tout le monde en parle comme de la capitale de la Palestine. »