Sommaire :
Pourquoi disculper Ben Gourion ?
« La guerre d’indépendance de 1948 n’est pas achevée. » Que
signifie cette phrase qu’Ariel Sharon répète régulièrement
depuis sa première élection, en février 2001 ? Quelle que soit
l’interprétation qu’on en donne, elle souligne en tous cas toute
l’actualité du travail de ceux qu’on appelle les « nouveaux his-
toriens » israéliens et qui ont révélé à leurs concitoyens ce qui
s’était vraiment passé en 1948.
Entre le plan de partage de la Palestine adopté par
l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947
et les armistices de 1949 consécutifs à la première guerre israélo-arabe, plusieurs centaines de milliers de Palestiniens ont dû
quitter leurs foyers.
Pour les historiens palestiniens et arabes, il s’agit d’une expulsion. La majorité de ces sept cent mille à neuf cent mille réfugiés
ont été contraints au départ, au cours des affrontements judéopalestiniens, puis de la guerre israélo-arabe, dans le cadre d’un
plan politico-militaire jalonné de nombreux massacres [ C’est notamment la thèse défendue, dès 1961, par Walid Khalidi (Middle East
Forum, novembre 1961, republié avec un nouveau commentaire par le Journal of
Palestine Studies, vol. XVIII, n° 69, 1988) et, plus récemment, par Elias Sanbar
(Les livres de la Revue d’études palestiniennes, Paris, 1984). ].
Une « nouvelle histoire »
Selon l’historiographie israélienne traditionnelle, au
contraire, les réfugiés - cinq cent mille au maximum - sont
partis volontairement, répondant aux appels des dirigeants
arabes qui leur promettaient un retour rapide après la victoire.
Non seulement les responsables juifs n’auraient pas planifié
d’éviction, mais les rares massacres à déplorer - en premier
lieu celui de Deir Yassine, le 9 avril 1948 - auraient été le fait
des troupes extrémistes affiliées à l’Irgoun de Menahem Begin
et au Lehi d’Itzhak Shamir.
Dès les années 1950, quelques personnalités israéliennes
isolées contestaient cette thèse. Depuis la seconde moitié des
années 1980, elles ont été rejointes dans leur critique par un
certain nombre de journalistes et de chercheurs : Simha
Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et surtout Benny
Morris, qui, avec The Birth of the Palestinian Refugee Problem, a
« fondé » la nouvelle histoire [Leurs livres les plus importants sont : Simha Flapan, The Birth of Israel, Myth and
Realities, Pantheon Books, New York, 1987 ; Tom Segev, 1949. The First Israelis, Free Press
MacMillan, New York Londres, 1986 ; Avi Schlaïm, Collusion across the Jordan. King Abdallah,
the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Clarendon Press, Oxford, 1988 ; Ilan Pappé,
Britain and the Arab-Israeli Conflict, 1948-1951, MacMillan, New York, 1988, et The Making of
the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951, I. B. Tauris, New York, 1992 ; et Benny Morris, The Birth
of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949, Cambridge University Press, Cambridge, 1987,
et 1948 and After. Israel and the Palestinians, Clarendon Press, Oxford, 1990. ].
Avant d’aborder les thèses des « nouveaux historiens »
concernant l’exode palestinien et d’en évoquer certaines
limites, il importe de comprendre l’origine de leurs travaux. En
fait, deux phénomènes se sont conjugués pour les stimuler. Le
premier, c’est bien sûr l’ouverture, trente ans après, des archives
israéliennes, publiques et privées, concernant cette période :
les chercheurs y puisent l’essentiel de leurs sources. C’est
d’ailleurs à la fois leur force et leur faiblesse : ils semblent ignorer presque entièrement les archives des États arabes, il est vrai
peu accessibles, de même que la mémoire orale des
Palestiniens, que malheureusement peu d’historiens, arabes
compris, se sont attachés à recueillir. Or, comme le note à juste
titre l’historien palestinien Nur Masalha, « l’histoire et l’historiographie ne devraient pas nécessairement être écrites, exclusivement ou essentiellement, par les vainqueurs » [Nur Masalha, « 1948 and After revisited », Journal of Palestine Studies 96, vol. XXIV, n° 56, Berkeley, été 1995.]. Mais la plongée dans les archives n’aurait sans doute pas été si fructueuse si les dix années suivant
leur mise à disposition n’avaient pas été marquées par la guerre du Liban et le déclenchement de la première Intifada, qui
accentuèrent, en Israël même, le clivage entre camp nationaliste et camp de la paix. Bref, les « nouveaux historiens » réécrivirent l’histoire des origines du problème palestinien alors même
que celui-ci revenait au premier plan et appelait des solutions
nouvelles - le 15 novembre 1988, le Conseil national palestinien, d’un même mouvement, proclamait l’État palestinien,
reconnaissait l’État d’Israël et condamnait le terrorisme.
Dans un article de la Revue d’études palestiniennes [Ilan Pappé, « La critique post-sioniste en Israël », La Revue d’études palestiniennes,
n° 64, Paris, été 1997.], un des pionniers de cette « nouvelle histoire », Ilan Pappé, mettait l’accent
sur le rôle du dialogue israélo-palestinien engagé à l’époque, « essentiellement mené, précisait-il, sous la conduite des universitaires.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est à la faveur de ce dialogue que
la plupart des chercheurs israéliens travaillant sur l’histoire de leur pays et
qui n’étaient pas liés aux groupes politiques radicaux ont pris connaissance
de la version historique de leurs homologues palestiniens. Bon nombre
d’entre eux se sont aperçus à l’occasion de cette rencontre de la réelle valeur
de travaux universitaires jusque-là considérés comme de pure propagande.
Certains chapitres déplaisants, voire choquants, de l’histoire israélienne ont
été révélés. Mais, plus que tout, les chercheurs israéliens ont pris conscience de la contradiction fondamentale entre les ambitions nationales sionistes
et leur mise en oeuvre aux dépens de la population locale de Palestine ».
Encore une précision : dans La nouvelle judéophobie, Pierre-
André Taguieff affirme que les « nouveaux historiens » dont je fais
état dans mon livre seraient tous des intellectuels d’extrême
gauche. C’est ridicule. Le seul qui puisse être « étiqueté » ainsi
est Ilan Pappé, qui ne cache pas ses sympathies pour le Parti
communiste israélien. Mais il n’y en a aucun autre. Pionnier de
ce courant, Benny Morris, qui a toujours affiché ses convictions
sionistes, est de plus, ces dernières années, redevenu « casher »
aux yeux de l’establishment : s’il n’a pas renié ses travaux historiques, il a beaucoup évolué politiquement, allant jusqu’à soutenir Ariel Sharon et à se prononcer explicitement pour un nouveau « transfert »...
David contre Goliath ?
Curieusement, jusqu’en 1998, aucun des ouvrages des
« nouveaux historiens » sur la guerre de 1948 - les premiers
étaient pourtant parus depuis douze ans - n’avait eu l’heur de
plaire aux éditeurs français. C’est pourquoi j’ai décidé, avec
mon confrère Joseph Algazy, journaliste au quotidien Haaretz,
de pallier cet « oubli ». Synthétiser en quelques minutes des années de recherches historiques est une impossible gageure.
Disons, pour nous en tenir à l’essentiel, que ces historiens
ébranlent en particulier trois grandes thèses :
– La première, c’est la menace mortelle qui aurait pesé sur
Israël à l’époque. Contrairement à l’image d’un frêle État juif à
peine né et déjà confronté aux redoutables armées d’un puissant
monde arabe, les « nouveaux historiens » établissent la supériorité croissante des forces israéliennes (en effectifs, armement,
entraînement, coordination, motivation...) à la seule exception
de la courte période qui va du 15 mai au 11 juin 1948.
Mais il y a plus. Israël dispose à l’époque d’une carte maîtresse, étudiée par Avi Shlaïm dans Collusion across the Jordan :
l’accord tacite passé le 17 novembre 1947 (douze jours avant le
plan de partage des Nations unies) par Golda Meïr avec le roi
Abdallah de Transjordanie. La Légion, seule armée arabe digne
ce nom, s’engageait à ne pas franchir les frontières du territoire alloué à l’État juif en échange de la possibilité d’annexer
celui prévu pour l’État arabe.
Assuré, dès février 1948, du feu vert explicite du secrétaire
au Foreign Office, Ernest Bevin, ce plan sera effectivement mis
en oeuvre. Comme le Haut comité arabe (palestinien) et l’ensemble des États arabes, la Transjordanie a rejeté le plan de
partage de l’ONU. Si bien que la Légion arabe participe à la
guerre à partir du 15 mai 1948. Mais elle ne pénétrera jamais en
territoire israélien et ne prendra jamais l’initiative d’une
bataille d’envergure - sauf à Jérusalem, qui n’était pas « attribuée » par les Nations unies à l’État juif ni à l’État arabe, mais
dotée d’un statut international.
D’ailleurs, le schéma du 17 novembre 1947 se substituera
bel et bien, à la fin des hostilités, au plan de partage du 29 : la
Jordanie occupera et annexera la partie arabe de la Palestine, sauf les zones conquises par Israël (qui a augmenté sa superficie d’un tiers) et la bande de Gaza occupée par l’Égypte...
– La deuxième thèse ébranlée concerne la volonté de paix
qu’aurait manifestée Israël au lendemain de la guerre.
Organisée par la Commission de conciliation sur la Palestine
des Nations unies, la conférence de Lausanne a notamment été
étudiée par Avi Shlaïm dans le livre déjà cité et par Ilan Pappé
dans The Making of the Arab-Israeli Conflict. Leurs conclusions
contredisent largement la thèse traditionnelle.
Les archives montrent que, dans une première phase, Israël
fait preuve d’ouverture : le 12 mai 1949, sa délégation et celle
des États arabes ratifient un protocole réaffirmant à la fois le
plan de partage des Nations unies et le droit au retour des
réfugiés. Mais, ce même 12 mai 1949, l’État juif est admis à
l’ONU. Dès lors, confiera peu après Walter Eytan, codirecteur
général du ministère israélien des affaires étrangères, « mon
principal objectif était de commencer à saper le protocole du 12 mai, que
nous avions été contraints de signer dans le cadre de notre bataille pour être
admis aux Nations unies » [Ilan Pappé, The Making..., op. cit., p. 212.]. De fait, Lausanne finira dans l’impasse... Et Elias Sasson, le chef de la délégation israélienne,
confiera : « Le facteur qui bloque, c’est aujourd’hui Israël. Par sa position
et ses demandes actuelles, Israël rend la seconde partie de la Palestine inutilisable pour tout projet, sauf un - son annexion par un des États voisins,
en l’occurrence la Transjordanie. » [Cité par Avi Shlaïm, Collusion...., op. cit., pp. 474-475.]
Pas d’appel à la fuite
Particulièrement significative est la manière dont David Ben Gourion rejette l’offre étonnante du nouveau président syrien, Husni Zaïm, qui propose non seulement de faire la paix, mais aussi d’accueillir deux cent mille à trois cent mille réfugiés
palestiniens. Le temps que Tel-Aviv prenne conscience de l’intérêt de la suggestion, il est trop tard : Zaïm est renversé par un
coup d’État militaire...
– Mais le mythe plus sérieusement ébranlé concerne l’exode des Palestiniens. Résumons. Benny Morris le montre, les
archives réfutent formellement la thèse de l’appel arabe à la
fuite. « Il n’existe pas de preuve attestant, écrit-il, que les États arabes et
le Haut Comité arabe [HCA, palestinien] souhaitaient un exode de
masse ou qu’ils aient publié une directive générale ou des appels invitant les
Palestiniens à fuir leurs foyers (même si, dans certaines zones, les habitants
de villages spécifiques ont reçu de commandants arabes ou du HCA l’ordre
de partir, essentiellement pour des raisons stratégiques). » [The Birth..., op. cit, p. 129.] Quant aux
fameuses exhortations qu’auraient diffusées les radios arabes,
on sait depuis l’étude de leurs programmes enregistrés par la
BBC qu’il s’agit d’inventions pures et simples [Voir Erskine Childers, « The Other Exodus », The Spectator Magazine, Londres,
12 mai 1961, cité par Nadine Picaudou, Les Palestiniens, un siècle d’histoire,
Éditions Complexe, Bruxelles, 1997, p. 115.].
Certes, dans les semaines suivant le plan de partage, il y eut
soixante-dix mille à quatre-vingt mille départs volontaires, pour
l’essentiel de riches propriétaires terriens et des membres de la
bourgeoisie urbaine. Mais après ? Le premier bilan dressé par les
Services de renseignement de la Hagana, daté du 30 juin 1948,
estime à trois cent quatre-vingt et onze mille le nombre de
Palestiniens ayant déjà quitté le territoire alors aux mains
d’Israël. « Au moins 55 % du total de l’exode ont été causés par nos opérations », écrivent les experts, lesquels ajoutent les opérations des
dissidents de l’Irgoun et du Lehi « qui ont directement causé environ
15 % de l’émigration » et les effets de la guerre psychologique de la
Hagana : on arrive ainsi à 73 % de départs directement provoqués par les Israéliens. Dans 22 % de cas, le rapport met en cause les
« peurs » et la « crise de confiance » répandues dans la population
palestinienne. Quant aux appels arabes locaux à la fuite, ils n’entrent en ligne de compte que dans 5 % des cas...
À partir de la reprise des combats, en juillet 1948, la volonté
d’expulsion ne fait plus le moindre doute. Un symbole : l’opération de Lydda et de Ramleh, le 12 juillet 1948. « Expulsez-les ! »
a dit David Ben Gourion à Igal Allon et Itzhak Rabin. De fait, la
violente répression (250 morts) est suivie de l’évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires, de quelque
soixante-dix mille civils palestiniens - soit près de 10 % de
l’exode total de 1947-1949 ! Des scénarios similaires seront mis
en oeuvre jusqu’à la fin 1948 au Nord (la Galilée) au Sud (la
plaine côtière et le Néguev)...
À ces Palestiniens qu’on expulse, on confisque en même
temps leurs biens, grâce à la loi sur les « propriétés abandonnées »,
votée en décembre 1948. Israël mettra ainsi la main sur soixante-treize mille pièces d’habitation dans des maisons abandonnées, sept mille huit cents boutiques, ateliers et entrepôts, cinq millions de livres palestiniennes sur des comptes
en banque et - surtout - trois cent mille hectares de terres [ Cité par Simha Flapan, op. cit., p. 107.].
Au total, plus de quatre cents villes et villages arabes disparaîtront ou deviendront juifs.
Dans 1948 and After, Benny Morris revient plus longuement
sur le rôle joué par Yosef Weitz, alors directeur du département
foncier du Fonds national juif [Benny Morris, 1948..., op. cit., chapitre 4.]. Dans son journal, le 20 décembre 1940, ce militant sioniste aux convictions tranchées confiait
sans détours : « Il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples
dans ce pays [...] et la seule solution, c’est la Terre d’Israël sans Arabes.
[...] Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les
pays voisins [...]. Pas un village ne doit rester, pas une tribu bédouine. »
Ce programme radical, sept ans plus tard, Yosef Weitz va
pouvoir l’appliquer lui-même. Dès avril 1948, il obtient la
constitution d’« un organisme qui dirige la guerre avec pour but l’éviction d’autant d’Arabes que possible ». Informel jusqu’à fin juin, officiel
ensuite, le « Comité du transfert » supervise la destruction des
villages arabes abandonnés ou leur repeuplement par de nouveaux immigrants juifs.
Pourquoi disculper Ben Gourion ?
Encore un aspect, qui revêt, avec l’action d’aujourd’hui des
colons en Cisjordanie, une certaine actualité : les moissons, sur
lesquelles Benny Morris revient en détail dans 1948 and After [1948..., op. cit, chapitre 6. ].
Début mai, atteste l’historien, ordre est donné aux agriculteurs
juifs de reprendre la culture des terres appartenant à des réfugiés. Suit un autre en juin : les soldats israéliens peuvent tirer
sur les Palestiniens tentant de revenir sur leurs terres pour
moissonner. Symboliquement et matériellement, il revient
donc à Israël d’engranger le produit des semailles palestiniennes. Pire : si les Israéliens n’en ont pas les moyens, les cultures doivent être détruites ! Conclusion de Benny Morris : « La
moisson des champs arabes au début de l’été 1948 devint ainsi une étape
majeure dans le processus d’acquisition par les juifs et d’expropriation des
terres arabes palestiniennes abandonnées. »
Bref, quand David Ben Gourion, le 16 juin 1948, déclare au
Conseil des ministres vouloir éviter « à tout prix » le retour des
réfugiés, il s’agit, non d’une phrase en l’air, mais d’un programme politique très concret...
Mais le débat le plus vif porte sur la nature de la politique
arabe du Yichouv et de ses forces armées durant les six premiers mois de 1948. Dans son premier livre, Benny Morris s’en
tenait à une thèse « centriste » : « Le problème palestinien est né de
la guerre, et non d’une intention, juive ou arabe. » [Benny Morris, The Birth..., op. cit., p. 286.] Il a nuancé cette
appréciation dans son deuxième livre, 1948, en définissant le
transfert comme « un processus cumulatif, aux causes enchevêtrées,
mais [avec] un déclencheur majeur, un coup de grâce [en français
dans le texte], en forme d’assaut de la Hagana, de l’Irgoun ou des
Forces de défense d’Israël dans chaque localité » [Benny Morris, 1948..., op. cit., p. 32.] . Benny Morris récuse cependant l’affirmation arabe de l’existence d’un plan d’expulsion et tend à disculper David Ben Gourion. Ce faisant,
notons néanmoins qu’il contredit nombre d’éléments que luimême rapporte :
– Benny Morris souligne en effet l’engagement de longue date
de Ben Gourion en faveur du projet de « transfert » (suggéré, en 1937, par la Commission britannique Peel). Il nous
apprend de surcroît, archives à l’appui, que les textes du
mouvement sioniste comme les journaux de ses dirigeants
ont été systématiquement expurgés pour gommer toute
allusion à ce « transfert ».
– Benny Morris décrit en permanence Ben Gourion menant
d’une main de fer l’entreprise d’expulsion des Arabes et de
confiscation de leurs biens et insiste également sur ce qu’il
appelle le « facteur atrocité ». L’historien montre en effet
que, loin de représenter une « bavure » extrémiste, le massacre de Deir Yassine a été précédé et suivi de nombreux
autres commis par la Hagana, puis par Tsahal, de la fin 1947
à la fin 1948.
– Dans le livre collectif "La guerre de Palestine", qui vient de
paraître en français [Eugene L. Rogan et Avi Shlaim, La Guerre de Palestine. Derrière le mythe 1948,
Autrement, Paris, 2002, pp. 38 à 65.], Benny Morris évoque les archives
récemment devenues accessibles : « Les nouveaux documents
ont révélé des atrocités dont je n’avais pas eu connaissance quand j’ai écrit
The Birth. [...] Ces atrocités sont importantes pour qui veut comprendre
pourquoi les diverses phases de l’exode arabe se sont précipitées. »
– S’agissant du plan Dalet, mis en oeuvre à partir de la fin
mars 1948, Benny Morris hésite. À la page 62 de The Birth, il
estime que « le plan D n’était pas un plan politique d’expulsion des
Arabes de Palestine ». Mais, page 64, il écrit : « À partir du début
avril, il y a des traces claires d’une politique d’expulsion à la fois au
niveau national et local en ce qui concerne certains districts et localités
stratégiques-clés. »
Et pourtant, dans sa contribution à La Guerre de Palestine, Benny Morris va beaucoup plus loin : « À n’en pas douter, la cristallisation du consensus en faveur du transfert chez les dirigeants sionistes a
permis de préparer l’accélération de l’exode palestinien en 1948. De la même
façon, une partie encore plus importante de cet exode a été déclenchée par des
actes et des ordres d’expulsion explicites provenant de troupes israéliennes,
bien davantage que cela n’était indiqué dans The Birth. » [Op. cit., p. 64.]
Le fait que les archives n’aient pas révélé de directive globale d’expulsion ne suffit pas à nier le phénomène et les responsabilités de la direction du Yichouv. Encore faut-il mesurer
que cette dernière s’est appuyée sur un consensus extrêmement solide au sein de son appareil politique et militaire.
Résumons : moins de trois ans après la libération des camps
d’extermination, l’immense majorité des juifs de Palestine
considèrent qu’ils poursuivent le combat pour la survie.
D’autant qu’ils vivent le refus arabe du partage comme une nouvelle menace pour leur existence, et ignorent le caractère favorable des rapports de force. Ne l’oublions pas : près d’un combattant juif sur deux est, à l’époque, un survivant de la Shoah.
Après une phase défensive, ils passeront donc sans état d’âme
à l’offensive, pour atteindre l’objectif qui se trouvait depuis si
longtemps, bi-nationalistes mis à part, au coeur du mouvement
sioniste : un État juif aussi grand et homogène que possible.
Comme l’écrit Benny Morris, « Ben Gourion voulait clairement que
le moins d’Arabes possible demeurent dans l’État juif. Il espérait les voir partir. Il l’a dit à ses collègues et assistants dans des réunions en août, septembre
et octobre. Mais [...] Ben Gourion s’est toujours abstenu d’émettre des ordres
d’expulsion clairs ou écrits ; il préférait que ses généraux “comprennent” ce
qu’il souhaitait les voir faire. Il entendait éviter d’être rabaissé dans l’histoire
au rang de “grand expulseur” et ne voulait pas que le gouvernement israélien
soit impliqué dans une politique moralement discutable. » [Benny Morris, The Birth..., op. cit., pp. 292-293]
La réalité de l’Holocauste
Un dernier mot à propos des enjeux actuels de ce débat historique. La postface rédigée par mon confrère Joseph Algazy
éclaire, je crois, l’insertion des « nouveaux historiens » dans un
mouvement qui va bien au-delà : la recherche ce qu’on appelle « post-sionisme ». Pour résumer, Israël doit-il en rester au
sionisme traditionnel, et notamment s’attacher à demeurer un
État juif ? Ou bien doit-il se doter d’une identité nouvelle, et
en premier lieu devenir l’État de tous ses citoyens ? Inutile de
souligner combien cette bataille est inséparable de celle qui
oppose camp de la paix et camp nationaliste...
Mais la connaissance et la reconnaissance des conditions de
cette double naissance - celle d’Israël et celle du problème
des réfugiés palestiniens - est surtout au coeur de l’éventuelle réconciliation entre les peuples. La paix entre eux passe évidemment, à mes yeux, par la création d’un État palestinien
souverain. Mais la réconciliation exige beaucoup plus : que
toutes les parties au conflit assument leur histoire.
L’article qu’Edward Saïd a publié, au mois d’août 1998, dans
Le Monde diplomatique mérite, de ce point de vue, d’être relu avec
la plus grande attention. Dans cette réponse à ses amis arabes
fascinés par Roger Garaudy, le grand intellectuel palestinien
écrit notamment : « La thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une
fabrication des sionistes circule ici et là de manière inacceptable. Pourquoi
attendons-nous du monde entier qu’il prenne conscience de nos souffrances
en tant qu’Arabes si nous ne sommes pas en mesure de prendre conscience
de celles des autres, quand bien même il s’agit de nos oppresseurs, et si nous
nous avérons incapables de traiter avec les faits dès lors qu’ils dérangent la
vision simpliste d’intellectuels “bien-pensants” qui refusent de voir le lien qui
existe entre l’Holocauste et Israël. »
« Dire que nous devons prendre conscience de la réalité de l’Holocauste - poursuit Saïd - ne signifie aucunement accepter l’idée selon laquelle l’Holocauste excuse le sionisme du mal fait aux Palestiniens. Au contraire, reconnaître l’histoire de l’Holocauste et la folie du génocide contre le
peuple juif nous rend crédibles pour ce qui est de notre propre histoire ; cela
nous permet de demander aux Israéliens et aux juifs d’établir un lien entre
l’Holocauste et les injustices sionistes imposées aux Palestiniens ! » [Edward Saïd, « Israël-Palestine : pour une troisième voie », Le Monde diplomatique,
août 1998. ]
Reste à préciser jusqu’à quel point les travaux des « nouveaux historiens » ont pénétré leur société. De prime abord,
ils ont surtout choqué nombre de leurs concitoyens. Et pour cause : ce n’est pas sur une page d’histoire parmi d’autres
qu’ils ont contribué à rétablir la vérité. Non, ce qui a été mis à
nu, c’est bel et bien le « péché originel » d’Israël - pour
reprendre l’accusation lancée par l’historien « orthodoxe »
Shabtai Teveth contre Benny Morris. Le droit des survivants du
génocide hitlérien à vivre en sécurité dans un État devait-il
exclure celui des filles et fils de la Palestine à vivre, eux aussi,
en paix dans leur État ? La réponse à cette question concerne
le passé, bien sûr, mais aussi le présent. Car l’injustice commise ne peut-être réparée qu’en réalisant, avec un demi-siècle
de retard, le droit des Palestiniens à une patrie.
Plus que les querelles de spécialistes, cet enjeu explique
pourquoi le contre-feu s’organise, dès le début des années 1980.
À peine les premiers articles de Benny Morris parus, ils suscitent
une polémique, qui ne cessera pas. À l’origine de ces brûlots, on
trouve d’« anciens historiens », qui campent sur leurs positions
de l’époque, s’accrochant au caractère soi-disant volontaire de
l’exil des Palestiniens et niant toute responsabilité des dirigeants
du Yichouv, puis d’Israël. Tel ou tel pan de la version orthodoxe
sera défendu, à des degrés divers, par Shabtaï Teveth, mais également par de plus jeunes spécialistes, comme Anita Shapira,
Avraham Sela, Itamar Rabinovich ou Efraïm Karsh.
Parallèlement à ce débat d’idées, les coups bas ne manquent pas. Ainsi ses oeuvres vaudront à Benny Morris de perdre
son poste de journaliste au Jerusalem Post. Et il lui faudra douze ans pour décrocher un poste universitaire, en l’occurrence à l’université David Ben Gourion de Beersheva. Mais les descendants du père fondateur exigeront - en vain - du recteur de
ladite université qu’il licencie Benny Morris ou modifie le nom de son université ! L’intéressé, on l’a vu, a évolué depuis...
C’est qu’entre-temps, l’affrontement autour des thèses des
« nouveaux historiens » a pris un caractère public. Après avoir été cantonné aux publications spécialisées, le plus souvent
confidentielles, le débat a gagné les journaux, et notamment dans le quotidien Haaretz. Il est alimenté par la parution de
plusieurs livres - à l’époque en anglais, soulignons-le : les premières traductions en hébreu n’apparaîtront qu’au début
des années 1990.
Avec le cinquantième anniversaire de l’État d’Israël, en avrilmai 1998, c’est l’apogée : même la très conformiste série télévisée Tekuma (Renaissance), consacrée à l’histoire d’Israël, fait brièvement état, dans son émission sur 1948, de l’expulsion par Israël
des civils palestiniens - avec des images inédites qui frapperont évidemment ses centaines de milliers de téléspectateurs...
Désormais, les thèses des « nouveaux historiens », si elles
restent sans doute minoritaires, apparaissent incontournables :
impossible de les ignorer. À preuve le nouveau manuel d’histoire d’Eyal Nave, publié à la rentrée de 1999. Tout en préservant,
sur l’essentiel, la vision traditionnelle de la première guerre
israélo-arabe, cet ouvrage n’en signale pas moins que le rapport
de forces, à l’époque, était très favorable aux armées juives, et
que celles-ci ont bien chassé nombre de Palestiniens.
Une opinion schizophrénique
Moins médiatisé, mais plus significatif encore est le livre intitulé "La lutte pour la sécurité d’Israël" [Colonel (de réserve) Benny Michalson, lieutenant-colonel (de réserve) Abraham
Zohar et lieutenant-colonel (de réserve) Eppi Meltser, La Lutte pour la sécurité d’Israël
(en hébreu), édité par l’Association israélienne d’histoire militaire, filiale de l’université de Tel-Aviv, avec la collaboration du département d’histoire de l’armée
israélienne, Tel-Aviv, 1999. ]. Ses auteurs - un groupe de chercheurs issus des services de renseignement de l’armée, qui
ont eu le privilège d’accéder à des documents couverts par la loi sur les secrets officiels - n’hésitent pas à égorger quelquesunes des vaches sacrées du pays. Ainsi, le livre ne souscrit pas
à la thèse officielle selon laquelle les forces armées d’Israël étaient, en 1948, très inférieures à celles des armées arabes -
selon les auteurs, Tsahal avait trente-deux mille combattants contre trente-deux mille cinq cents pour l’ensemble des forces
arabes, néanmoins mieux armées - et reconnaît que le départ des Palestiniens n’a pas été volontaire.
L’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon et de son gouvernement, en 2001, a évidemment entraîné un net raidissement.
Une des premières décisions de la nouvelle ministre de l’éducation du gouvernement Sharon-Pérès, Limor Livnat, a
été de supprimer le manuel d’Eyal Navé. Et Ilan Pappé a été convoqué au printemps 2002 par le doyen de l’Université de
Haïfa, où il enseigne, à une sorte de procès au terme duquel il risquait d’être exclu. Son crime ? Avoir appuyé Theodor
Katz, dont la thèse démontre que l’armée israélienne a perpétré un massacre dans le village de Tantura, le 22 mai 1948.
Devant la levée de boucliers nationale et internationale, le doyen a dû reculer. Mais nombre d’universitaires redoutent
que l’extrême droite ne tente d’imposer une sorte de maccarthysme à l’israélienne...
C’est dire combien la droite et l’extrême droite craignent l’influence grandissante des « nouveaux historiens ». La percée
de ceux-ci ne signifie cependant pas que, dans son immense majorité, la société israélienne ait répondu aux questions que
lui pose son histoire. Sur l’essentiel, je crois qu’elle reste indécise : favorable à la paix, elle hésite à en payer le prix ; hostile à l’oppression religieuse, elle n’est pas pour autant prête à
la séparation de la synagogue et de l’État ; rétive aux discriminations, elle envisage pourtant de retirer leur droit de vote aux
citoyens arabes...
Faute de mesurer cette valse-hésitation structurelle, on ne
saurait d’ailleurs comprendre le vote du 28 janvier 2003.
Comme l’écrivait avec humour le pacifiste Uri Avnery, Israël est
le seul pays au monde à compter deux fois plus d’habitants que
les statistiques ne l’indiquent. Et pour cause : à en croire les
sondages, 100 % des Israéliens - ou presque - soutiennent
Ariel Sharon dans sa politique « antiterroriste », mais 100 % des
Israéliens - ou presque - se prononcent pour une paix fondée
sur le retrait des colons et des soldats des Territoires occupés
et la création d’un État palestinien... À l’exagération près, c’est
cela qui vient à nouveau de se produire : à défaut d’une perspective de paix solide, la plupart des Israéliens, traumatisés par
la vague d’attentats-kamikazes, ont massivement voté pour
ceux qui prétendaient leur apporter la sécurité.
Le tour de force réalisé par Ariel Sharon, c’est justement
d’avoir fait oublier, dans ce domaine aussi, son bilan désastreux. À son arrivée au pouvoir, il y a deux ans, l’Intifada avait
fait cinquante morts israéliens, et l’on en compte aujourd’hui
plus de sept cents (et près de deux mille cent Palestiniens).
Pour ne rien dire de l’économie, plongée dans sa plus grave
récession depuis 1953. Ni de l’isolement régional d’Israël, dont
la normalisation des relations avec le monde arabe, en cours
depuis les accords d’Oslo, n’a pas résisté à la réoccupation des
territoires autonomes. Voilà qui aurait dû détourner les électeurs du vote pour le Likoud. Si paradoxalement, ils lui ont
offert un triomphe, c’est au nom de la défense du pays, et
parce que nul ne proposait une alternative de paix crédible.
Le Parti travailliste, en particulier, ne pouvait incarner une
autre politique. Comment prétendre représenter une opposition pacifiste à Ariel Sharon quand on a participé, durant un an
et demi, au gouvernement d’union nationale dirigé par celui-ci,
avec plusieurs ministères-clefs dont celui de la défense, et
porté, à ce titre, la co-responsabilité de la pire des politiques anti-palestiniennes ? Ce handicap a pesé lourd sur Amram
Mitzna, dont les propositions novatrices ne trouvaient, de surcroît, aucun relais dans la communauté internationale, et
notamment à Washington - n’oublions pas qu’Itzkhak Rabin
dut sa victoire, en 1992, à la conjonction des aspirations des
Israéliens et des pressions de la Maison-Blanche. J’ajoute que,
sur la plus longue période, le Parti travailliste a perdu les liens
qui étaient les siens avec le coeur de la société israélienne des
années 1950 et 1960, voire 1970 : il est progressivement devenu le parti de la bourgeoisie ashkénaze laïque, opposée aux
couches populaires arabes et séfarades - un rôle que lui
contestent désormais d’autres partis, notamment Shinoui.
Faute d’être placé devant un choix clair concernant l’avenir
des relations israélo-palestiniennes et donc de l’État juif,
l’électorat a voté en fonction des conflits internes qui secouent,
depuis longtemps, sa société. Ainsi le succès du parti Shinoui
exprime-t-il, par exemple, à la fois la montée du courant laïque
face aux prétentions hégémoniques des partis religieux, mais
aussi le retour en force des Juifs ashkénazes, renforcés par l’importante immigration russe, face aux revendications séfarades.
Paradoxalement, la lutte entre les principaux groupes qui se
disputent la direction de l’État d’Israël a plus passionné les
électeurs que la reprise des négociations avec les Palestiniens,
qui conditionnent pourtant son avenir à long terme...
Omniprésence du « transfert »
Il est trop tôt pour dire quel type de gouvernement sortira
des urnes du 28 janvier. Certes, Ariel Sharon a mené sa campagne électorale en « modéré », partisan d’un État palestinien
(ou plutôt d’un pseudo-État : 41 % seulement de la Cisjordanie,
moins le territoire aux mains des colonies, Israël contrôlant
frontières et espace aérien, totalement démilitarisé et doté d’une direction nouvelle...). Dans cet esprit, il s’efforce de
reconstituer un gouvernement d’union nationale, avec les travaillistes et le shinoui qui cautionneraient ainsi, à l’intérieur et
à l’extérieur sa politique. Mais le Premier ministre garde un
autre fer au feu : un gouvernement de droite et d’extrême droite à participation ultra-orthodoxe, prêt à se lancer dans l’aventure d’un nouveau transfert.
J’ai cité en introduction cette phrase qu’il répète régulièrement : « La guerre d’indépendance de 1948 n’est pas achevée. » Que
veut-il dire par là ? Non seulement l’État hébreu existe bel et
bien depuis le 14 mai 1948, mais il est - militairement comme
économiquement - plus puissant que l’ensemble de ses voisins. En réalité, le seul « travail » qui reste à « finir » - pour
employer le vocabulaire de l’extrême droite israélienne -,
c’est l’expulsion des Palestiniens.
Et, d’ores et déjà, les indices se multiplient :
– le thème du « transfert » est omniprésent dans les médias
israéliens ;
– autrefois typique de la seule extrême droite, il est désormais porté par de nombreux partis de droite et bien des
personnalités. Même le Likoud, autrefois plus prudent :
ainsi le président du Likoud France et, depuis juin 2002, du
Likoud mondial, Jacques Kupfer[Jacques Kupfer, Arouts7 (www.a7fr.com), 11 août 2002. ], évoquait récemment « ces
squatters arabes en Eretz Israël, capables de produire autant d’assassins
prêts à tout détruire et partout ». Et il affirmait : « Peut-être faut-il se
rendre à la seule évidence : on ne peut plus vivre avec eux si tant est
qu’ils aient le droit de vivre. Ce sera donc eux ou nous. La solution tellement regrettable et irréaliste du transfert risque de devenir la seule
solution praticable capable de nous apporter la sécurité et plus tard la
paix. L’histoire offre toujours les opportunités pour réaliser les rêves d’une nation. Encore faut-il savoir les saisir et ne pas rater les occasions
comme nous l’avons malheureusement fait en 1948 ou en 1967 » ;
– cette agitation politique, médiatique et intellectuelle - ajoutée aux effets ravageurs des attentats terroristes -
n’est pas sans résultats : en deux ans, le pourcentage d’Israéliens favorables au « transfert » des Palestiniens est
passé de moins de 10 % à plus de 40 % [Cf. l’historien militaire israélien Martin Van Creveld, Daily Telegraph, 28 avril 2002. ] ;
– il faut aussi évoquer, sur le terrain, le harcèlement des Palestiniens par l’armée et les colons en vue de les forcer au
départ. Symbolique apparaît le cas du village de Khirbet Yanoun, au sud de Naplouse, que les habitants ont quitté le
18 octobre 2002, avant d’y revenir sous la protection des militants pacifistes de Taayush (Vivre ensemble). « Le transfert -
expliquent deux responsables de l’association, Gadi Algazy et Azmi Bdeir - n’est pas nécessairement un moment dramatique, où
les gens sont expulsés et fuient leur ville ou leur village. [...] C’est un processus en profondeur, un processus rampant qu’on ne voit pas. [...] Sa
principale composante est la destruction graduelle des infrastructures de la vie de la population civile palestinienne dans les territoires : c’est l’étranglement progressif par les bouclages et les sièges, qui empêchent les gens
d’aller au travail ou à l’école et d’avoir accès aux services médicaux, qui barrent la route aux camions comme aux ambulances, renvoyant ainsi les
Palestiniens à l’époque des ânes et des charrettes. [...] Et ce que les bouclages de l’armée ne réussissent pas à faire, les colons y parviennent :
chaque nouvelle implantation ou avant-poste exige des mesures de sécurité, c’est-à-dire, aux yeux des colons, l’expulsion des Palestiniens des zones
environnantes et la transformation de terres agricoles en terres de mort - quiconque les travaille ou y cueille des olives risque de le payer de sa vie.
[...] Khirbet Yanoun n’est pas un cas isolé » ;
– il faut enfin mentionner les indications d’ambassades et de consulats étrangers signalant une augmentation considérable du nombre de demandes de visas palestiniens - cent mille
à deux cent mille auraient émigré en deux ans...
Un terrible dilemme
Autant d’indices qui doivent inciter à la plus grande vigilance : la guerre que Washington a décidé de mener, quoiqu’il arrive, contre l’Irak, surtout si Israël y était entraîné, pourrait créer
les conditions d’un « transfert ». Amira Hass envisage, dans
Le Monde diplomatique de février 2003, trois prétextes possibles :
la chute de scuds irakiens, un méga-attentat terroriste, des
manifestations palestiniennes qui dégénéreraient...
Certes, un transfert massif serait, pour l’armée et le gouvernement d’Israël, militairement et politiquement dangereux -
il pourrait notamment ruiner l’image d’Israël dans le monde.
Certes aussi, George W. Bush, soucieux d’élargir et de renforcer
la coalition anti-irakienne, serait peu enclin à accepter une
opération qui risquerait de mettre le feu aux poudres dans
l’ensemble du monde arabe. Mais - de Qibya en 1953 à l’invasion du Liban en 1982, en passant par la guerre du Sinaï de
1956 et celle de 1973 - le curriculum vitae d’Ariel Sharon en
témoigne : il n’a jamais hésité à dépasser les lignes rouges,
même celles fixées par la présidence des États-Unis.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’objectif de toujours de
l’extrême droite israélienne a pris un sens nouveau du fait de
l’échec du processus de paix joint à l’évolution démographique. Bien que huit cent mille Palestiniens aient été
contraints au départ en 1948-1949, suivis de trois cent mille
autres en 1967, d’ici moins de dix ans, il y aura une majorité
arabe dans le « Grand Israël », qui deviendra progressivement
écrasante. Israël, « État juif et démocratique », fera face à un
terrible dilemme :
– soit il choisira la démocratie, et notamment accordera le
droit de vote à tous les habitants, y compris Palestiniens,
auquel cas ce ne sera plus un État juif ;
– soit il tiendra à préserver son caractère juif, auquel cas il ne
pourra pas être démocratique. Or l’imposition d’un véritable apartheid à une majorité arabe sans cesse plus large
provoquera des soulèvements plus puissants encore que
l’Intifada, auxquels l’armée israélienne réagira par une
répression pire encore. Un tel scénario peut déboucher à
terme sur l’écrasement des Palestiniens, mais aussi sur la
disparition de l’État d’Israël.
À ce piège tragique, il n’y a, du point de vue israélien, que
deux issues : soit la création d’un État palestinien aux côtés
d’Israël, qui permette aux deux peuples de coexister dans le
respect de leur souveraineté et de leur sécurité, soit l’expulsion d’un maximum de Palestiniens du « Grand Israël » qui y
préserve - pour quelques décennies - une majorité juive.
Ariel Sharon et ses amis excluent évidemment la première
solution, et rêvent sans doute de la seconde.
Le vieux général a même une idée précise de la destination
vers laquelle il faudrait « déplacer » les Palestiniens : la
Jordanie. Il a toujours affirmé que le royaume hachémite était
destiné à accueillir les Palestiniens. Lors des affrontements de
« Septembre noir » entre le roi Hussein et la Résistance palestinienne, en 1970, Ariel Sharon, alors commandant du front
Sud, s’opposa au soutien accordé par Israël au « petit roi » contre les fedayin : il aurait fallu au contraire, expliqua-t-il, porter les Palestiniens au pouvoir à Amman pour y créer leur État
et en finir ainsi avec cette question. Trente-trois ans plus tard, a-t-il changé de stratégie ?