Nourit est en effet la mère de Smadar Elhanan, qui a été tuée, à l’âge de treize ans, lors d’un attentat-suicide commis à Jérusalem en septembre 1997.
Le discours que nous publions ci-après a été lu le 3 mars 2004 devant l’Assemblée nationale, où une délégation d’Israéliens œuvrant pour une paix juste a été reçue à l’invitation de trois députés (Verts, PCF et PS).
Chères Mesdames, Chers Messieurs,
Merci de nous avoir invités pour vous faire entendre une autre voix d’Israël.
Tout d’abord, je voudrais dédier mes paroles à une voix palestinienne qui s’est tue, la voix de l’écrivain palestinien Izzat Ghazzawi, mon co-lauréat du prix Sakharov. Cet homme noble qui n’a jamais perdu espoir et confiance en l’humanité - même après avoir été incarcéré pendant trois ans parce qu’il avait élevé la voix pour réclamer l’indépendance et la dignité, après avoir vu son fils de 15 ans tué dans la cour de son lycée en se précipitant pour aider un ami blessé.
Depuis sa cellule, il avait fondé un groupe de dialogue d’écrivains palestiniens et israéliens en déclarant que le rôle des intellectuels est de créer le mythe de l’espoir pour ceux qui n’en ont pas.
Il y a un an, le Professeur Gazawi m’a écrit que l’armée israélienne attaquait sa maison régulièrement, en cassant les meubles et en terrorisant les enfants, sans aucune explication. Il finissait son message par ces mots : « Je crois qu’ils essayent de me réduire au silence. » Je voudrais lui promettre ici, avec vous, que sa voix ne sera pas réduite au silence.
Comme vous n’ignorez pas, il y a de nombreuses voix en Israël.
Il y a la voix officielle d’Israël, qui est la voix totalitaire, répressive, raciste, une voix qui ne parle pas, qui ne converse avec personne, une voix qui commande, qui triche et qui ne supporte pas la réciprocité. Une voix, comme dirait Barthes, qui ne sort pas de bouches humaines et qui ne s’adresse à aucune oreille humaine. Cette voix se matérialise aujourd’hui même en ce mur terrible qui « bouffe le paysage » comme dit la chanson, qui détruit les vignes, les oliviers, les maisons et les dernières chance de paix. C’est une voix venue de Sodome et Gomorrhe, une voix privée de toute compassion, qui abuse des mots les plus précieux et des valeurs les plus sacrées telles que la démocratie, la liberté et la sécurité, et même de la sainteté de la vie humaine, pour déguiser les crimes les plus atroces contre des gens qui n’ont pas les moyens de se défendre.
C’est la voix d’un régime qui enferme une minorité indigène à clé, sous peine de mort, dans des ghettos, et qui s’empare de leurs biens, de leurs terres, et récemment de leur argent, pour les priver de tout moyen de vivre et pour les faire disparaître d’une façon ou d’une autre.
Mais cette voix-là a un maître, une voix plus forte et plus cruelle qu’elle, qui domine l’existence d’Israël depuis son début, il y a une centaine d’années. Ce maître, Mesdames et Messieurs, est la mort. La voix de la mort est la plus forte, la plus adorée, la plus vénérée dans mon pays depuis qu’il existe. Les enfants d’Israël, sous le déguisement de contribution à la sécurité, à la paix et à la survie de leur État, sont éduqués à se sacrifier, à mourir d’une belle mort, jeune et héroïque, pour satisfaire une vision diasporique des Juifs humiliés, du Juif héros, du Juif soldat, enfin pour satisfaire la mégalomanie de leurs chefs et leur besoin de se venger sur n’importe qui pour la souffrance de leur peuple. Ils sont endoctrinés à tuer les enfants de leurs voisins, à arracher leurs oliviers et à détruire leurs vignes, à empoisonner leurs puits et à bloquer le chemin de l’école de leurs enfants.
Cet endoctrinement est facilité par une éducation qui divise la population en Israël en Juifs et non Juifs, c’est-à-dire qui marque l’existence de toute une population d’un attribut négatif, et qui perpétue l’idée sioniste d’« un pays sans peuple pour un peuple sans pays » et annule ainsi l’existence des autres.
Les soldats d’Israël, comme les militants suicidaires palestiniens, commettent les crimes les plus atroces de bonne foi, parce qu’ils sont empoisonnés, intoxiqués, par une idéologie qui leur apprend que la vie et le bien-être de leur peuple dépendent de la mort de leurs prochains et de leur propre sacrifice.
Il est très difficile de se guérir d’une idéologie tellement forte, tellement dure, tellement totale. C’est pourquoi la voix la plus courageuse, la plus sincère et la plus fragile est la voix du refus du mal, qui est aussi la voix du dialogue, la voix des hommes et des femmes qui se sont exclus de la collectivité et qui ont choisi de ne pas perdre leur visage humain au risque de devenir des parias.
Il y a en Israël plus de quinze cents soldats qui sont guéris de l’épidémie raciste qui dominait leur vie, qui se sont libérés du mal de leur pays, et qui ont réussi à se libérer des chaînes d’obéissance dans lesquelles ils vivaient : ce sont les vrais héros de notre pays.
Cinq d’entre eux sont emprisonnés dans une prison civile avec des assassins et des violeurs, parce qu’ils sont définis par la justice militaire comme des criminels idéologiques. Criminels idéologiques, Mesdames et Messieurs, comme l’était André Sakharov, comme l’étaient les étudiants chinois de la place Tiananmen et les membres de la Résistance française.
Il y a aussi quelques centaines de familles endeuillées palestiniennes et israéliennes, dont ma famille fait partie, qui se sont organisées dans un groupe de paix, pour se parler, pour se connaître, pour partager leurs vies et leurs douleurs. Ce groupe prouve par son existence non seulement que le dialogue est possible, mais qu’il est le bienvenu.
Dans le projet « Allo Peace » initié par ce groupe, et dans lequel on peut appeler un numéro gratuit de la Palestine et d’Israël et parler les uns avec les autres, 800.000 minutes de conversation ont été enregistrées les six premiers mois ! Si nos politiciens, qui font payer si cher chaque mot qu’ils prononcent, mais qui n’hésitent jamais avant de lancer une bombe sur des enfants, avaient passé 800.000 minutes en conversation pour la paix, nos enfants seraient vivants aujourd’hui.
Par son existence même, le groupe des familles endeuillées redéfinit les camps adverses. Ses membres manifestent par leur amitié que la guerre dans notre région n’est pas entre deux nations, mais entre les gens qui veulent vivre en paix et ceux qui veulent jouer à la guerre, en se servant de nos enfants comme de jouets.
Les parents de ce groupe ne se définissent pas uniquement par leur nationalité ou par leur race, mais par leur rôle de pères et de mères. La voix de la maternité a toujours été étouffée par les politiciens, depuis qu’il y a des guerres et depuis que les hommes dominent les pays, et il est temps de l’élever. Il est temps d’exiger en tant que pères et mères que le monde entier redéfinisse ses valeurs et ses priorités, redéfinisse la justice, la culpabilité, le crime, les droits des enfants et les devoirs des adultes. Il faut exiger en tant que pères et mères que ce qui se passe dans notre région ne soit pas défini en termes militaires et politiques, mais en termes criminels.
En Israël, la maternité et la paternité sont déformées, perverties, mutilées. La mère israélienne n’est plus la mère juive, qui protège son enfant de n’importe quel mal. La mère israélienne élève ses enfants minutieusement pour les sacrifier à l’âge de 18 ans au dieu de la mort. Il est temps de redevenir une mère juive, de protéger nos enfants contre le bourreau qui n’est autre que notre propre gouvernement. De restaurer la maternité humaine ou plutôt animale, libre du poison idéologique qui contamine ce pays sanglant et le monde entier, ce monde où une autre voix nous interpelle, la voix muette des enfants morts, ces enfants palestiniens et israéliens, afghans et irakiens qui gisent, côte à côte, dans un royaume souterrain de petits cadavres surpris, étonnés, un royaume qui s’accroît tandis que je parle.
Le monde démocratique s’est montré incapable de les sauver. Parce que le monde démocratique obéit lui aussi à des intérêts qui ignorent des gamins qui jouent dans les ruelles des camps de réfugiés, des petites filles qui dansent dans la cour de leurs écoles et se promènent dans les rues de Jérusalem.
Pendant toutes les années de l’occupation israélienne en Palestine, les pays européens se sont montrés incapables d’arrêter le mal, et de sauver les enfants des deux côtés.
Aujourd’hui, je suis venue ici pour vous implorer : soutenez au moins la voix du refus du mal, la voix des parents, renforcez la voix du dialogue. Ce sont les seules voix qui peuvent sauver Israël, la Palestine et les enfants du monde entier.
Imaginez un petit visage blessé, une petite bouche ouverte à jamais sur la dernière syllabe de son dernier cri de « Maman ! », et posez-vous la question que nous nous posons à chaque moment : Pourquoi ce sillon de sang sur la fleur de ta joue ?
Nourit Peled-Elhanan