Photo : Couverture du livre de Samah Jabr, Derrière les fronts, chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation - Source : site des éditions Premiers matins de novembre - Montage : AFPS
« Dans mon pays, les frontières sont tracées par le sang sur le sol ».
Ainsi parle le Dr Samah Jabr de la réalité palestinienne. Elle est diplômée des universités al-Quds de Jérusalem, Paris VI et VII et de l’Institut israélien de psychothérapie psychanalytique. Elle est professeure adjointe dans des universités palestiniennes et chargée d’enseignement clinique à l’université Georges Washington (États-Unis). Elle a dirigé le centre médico-psychiatrique de Ramallah et est actuellement directrice de l’unité gouvernementale de santé mentale en Cisjordanie. Parallèlement, elle est clinicienne dans un cabinet privé à Jérusalem-Est, où elle est née, formatrice et consultante médicale auprès d’organisations non gouvernementales.
Son recueil rassemble des chroniques politiques écrites entre 2003 et 2018 et publiées dans de nombreux journaux locaux et internationaux. Samah Jabr y décortique les causes de la douleur profonde des Palestiniens qui endurent l’occupation chronique israélienne.
Israël, nous dit-elle, « s’est créé et a survécu sur la base de crimes de guerre... depuis plus de six décennies, bien avant que ne naissent nos groupes de résistance ». Les politiciens israéliens successifs n’ont usé que du langage de la violence, niant l’existence et les droits du peuple palestinien, contrairement à l’image de « seule démocratie du Moyen-Orient » qu’ils revendiquent : « Ils tentent de faire taire les critiques par une accusation d’antisémitisme, quand ils censurent le fait de mentionner l’occupation, quand ils monopolisent la souffrance humaine à travers l’industrialisation de l’Holocauste et quand ils brouillent la réalité des inégalités profondes avec le mensonge des négociations de paix truquées. » Israël, « État théocrate, ethnocentrique, militarisé et raciste », opprime en permanence un peuple sans État, en toute impunité, sans respecter ses engagements internationaux.
L’auteure dénonce les méthodes et la novlangue coloniales d’Israël qui sont des « tentatives d’ethnocide : vol des terres, de l’eau, des revenus, des biens aux natifs de Palestine pour être octroyés aux immigrants étrangers », déclenchement récent de « trois guerres en six ans » [1], « à Gaza, bombardement des écoles et hôpitaux » avec blocus économique depuis dix ans, justice pénale défavorable aux Palestiniens, promulgation de nombreuses lois racistes comme celle « autorisant le contrôle au faciès »... « emprisonnement et torture des enfants palestiniens dès l’âge de douze ans (cf. rapports de l’Unicef) »... « tortures et exécutions extrajudiciaires réservées exclusivement aux Palestiniens... avec la complicité du personnel médical israélien »... « confiscation des corps des martyrs palestiniens »... « fermeture progressive de Jérusalem aux Palestiniens venant de Cisjordanie »... « attaque de la langue arabe »... changement de noms « des événements ou des territoires dont les villes et villages palestiniens, effacement de la mémoire, de la culture et de l’histoire palestiniennes » ; par exemple, « les territoires occupés sont des territoires contestés... les militants sionistes libéraux constituent un camp de la paix ». Il est fréquent que les Israéliens insultent les Palestiniens : « serpents », « cafards drogués » [2] ou « un bon Arabe est un Arabe mort ». Un appel au « génocide » des Palestiniens a même été lancé dans la presse par un extrémiste israélien.
Samah Jabr est « à la recherche de l’insaisissable partenaire de paix israélien », car elle nous rappelle que la « gauche israélienne laïque », contrairement au mouvement socialiste international, a « coopéré avec la bourgeoisie et l’impérialisme occidental, et s’est rendue responsable de l’expulsion massive des Palestiniens et des massacres perpétrés par les milices juives depuis 1948 ». L’espoir semble vain car « l’acharnement des sionistes à confondre judaïsme et sionisme, conjugué à l’impact accablant de l’Holocauste, accapare la signification religieuse et culturelle, riche et variée, de l’identité juive, dans un but étriqué et colonial ».
Face à ces actes, l’auteure fustige l’attitude du gouvernement britannique « quand Israël et le Royaume-Uni célèbrent le traumatisme historique des Palestiniens », le centenaire de la déclaration Balfour (1917-2017), « célébration qui constitue un déni du préjudice causé aux Palestiniens ». Elle dénonce le silence complice de la communauté internationale, le « soutien militaire massif accordé à Israël par les États-Unis », et l’inertie voire la « capitulation » de l’autorité palestinienne qualifiée de « gouvernement de sous-traitants » (du gouvernement israélien).
Grâce à son érudition et au moyen de fables ou de contes populaires (grecs ou bédouins), Samah Jabr nous livre un témoignage lucide et bouleversant sur son intimité familiale, sur le prix qu’elle paie au quotidien du fait colonial et de ses écrits, et sur la longue série de massacres impunis de ses compatriotes par les colons et les militaires israéliens.
Mais Samah Jabr connaît aussi « l’aversion innée des êtres humains face à l’inégalité et l’injustice », elle revendique les moyens du soin et de l’éducation face aux budgets militaires démesurés et une pratique dont l’éthique tienne compte de la justice, des droits fondamentaux et de la dignité humaine. En tant que soignante, elle connaît ses limites : « les entretiens et les pilules ne ramèneront jamais un enfant tué à ses parents, un père emprisonné à ses enfants, ni ne remettront sur pied une maison démolie ». Sa pratique consiste cependant à « procurer du réconfort » et « tenter de soigner », citant Hippocrate, et à documenter les conséquences socio-familiales et éducatives de l’humiliation coloniale sur les âmes et les corps. L’humiliation est en effet « la base politique de l’occupation »... « une fin en soi », mais « une blessure sous-documentée » : « absence du père » (emprisonné, torturé, sans emploi, dévalorisé), « adolescents pères... ayant perdu leur innocence »... « détenus administratifs sans inculpation ni procès », torturés dans les prisons israéliennes (utilisation du protocole d’Istanbul), « obligation faite aux Palestiniens de se dévêtir et diffusion de leurs images sur les réseaux sociaux »...
Elle décrit les conséquences néfastes de l’oppression intériorisée individuelle et collective qui, pour un nombre croissant de Palestiniens, aboutit à de l’apathie, de la démoralisation, de la méfiance ou de la violence contre plus faibles qu’eux, violence domestique ou à l’école, meurtres, fuite de la réalité dans la toxicomanie mais aussi consumérisme, népotisme et corruption.
Cette intériorisation de la domination est due :
à « l’identification de l’opprimé à l’agresseur » si bien analysée par Frantz Fanon, dont Samah se revendique ;
à la politique israélienne « du fait accompli » : poursuite de la colonisation « illégale au regard du droit international » en Cisjordanie (et à Jérusalem-Est), à cause de la « loi de régulation permettant l’annexion de 60 % des terres de Cisjordanie au profit des colons israéliens » ;
à « l’infâme collaboration entre les forces de sécurité palestiniennes et israéliennes, qui assure aux Israéliens un commerce et un tourisme lucratif de chambres d’hôte avec vue sur les magnifiques collines de Cisjordanie, démantèle la résistance et incarcère toujours plus de Palestiniens ». [3]
Malgré l’impossibilité fréquente « d’élaborer un contre récit » face à l’humiliation et la honte et face à l’image dégradée des Palestiniens renvoyée au monde comme de « médiocres mendiants qui ne méritent que le mensonge », elle conclut par un appel à la lutte : « Nous voulons une vie décente, pas n’importe quelle vie. Notre action pour la guérison et le rétablissement est indivisible de notre action pour la libération. »
Samah Jabr lutte pour que la solidarité avec le peuple palestinien soit à l’ordre du jour de l’agenda des réseaux citoyens internationaux (comme le « mouvement populaire et pacifique de Boycott Désinvestissement et Sanctions ») afin d’accroître la conscience du monde. Sa pratique enrichit la clinique de tout soignant. Samah Jabr vise à sortir de « l’ignorance et de l’engourdissement moral » du monde qui a « permis tant de cruauté » dans son pays. Son message est universel. Enfin, elle déconstruit « l’essentialisme » qui consiste à présupposer éternellement et de manière fallacieuse « la peur des Israéliens » et « la haine des Palestiniens... entravant tout changement politique ».
On lira avec grand intérêt en fin de recueil, « l’engagement des professionnels de la santé mentale pour la Palestine », ainsi qu’un vibrant hommage à Samah Jabr d’Alexandra Dols, documentariste française qui a réalisé en 2017 le film Derrière les fronts. Extrait de cette postface : « son écriture est comme un regard franc, déterminé et doux. Ses mots sont ciselés, choisis et économisés - elle n’a pas le temps, car le temps aussi est volé par l’occupation ».
Enfin, dans ses remerciements, l’auteure nous livre cet aveu lucide : « Pour moi n’est pas encore venu le temps d’écrire des poèmes d’amour. Mon travail de psychiatre m’a toutefois rapprochée de la souffrance de nombreuses personnes. J’écris par nécessité, la nécessité de transformer cette souffrance, autant que par sens des responsabilités. Je cherche à donner un sens à l’absurde... »
Derrière les fronts, sur les montagnes de Galilée, à Nazareth ou à Naplouse, à Gaza, dans la rocaille de Jéricho, sur les terres arides et fertiles de Palestine, s’enracinent les « superbes coquelicots rouges ». Lors de notre voyage, nous avons apporté à Samah Jabr quelques graines de ces fleurs, symboles du sumoud [4]. Ce livre, contre-récit de l’histoire officielle, à visée thérapeutique, est en faveur de la « construction de la paix ».
À lire de toute urgence.
Patrick Dubreil
Médecin généraliste
2020