On avait remarqué l’essai du philologue allemand Victor Klemperer, qui après la guerre, reprend des passages de son journal écrit entre 1933 et 1945, concernant le discours nazi. Il le publie en 1947 [2], ouvrage traduit en français en 2003 [3]. « Je me disais : tu écoutes avec tes oreilles et tu écoutes ce qui se passe au quotidien, juste au quotidien, l’ordinaire et la moyenne, l’anti-héroïque sans éclat… » … Il remarque ainsi que « conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise justement tout ». LTI (Lingua tertii Imperii), écrit-il, est « une langue dont la “pauvreté” est la “qualité foncière” ». Les mots y sont martelés. Le 28 juillet 1933, il note : « La répétition constante semble être un effet de style capital dans leur langue ». Tout en elle « devait être harangue, sommation, galvanisation ». Jusqu’au slogan nazi rabâché : « la haine insondable des juifs » [4]… C’est à partir de Klemperer que Jean-Pierre Faye a élaboré la notion de langage totalitaireLangages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
Eugène Ionesco a décrit des phénomènes analogues dans « Rhinocéros » (1960). Les habitants d’une ville imaginaire sont atteints par une rhinocérite, et se métamorphosent en rhinocéros, incapables de communiquer, seulement aptes à se mouvoir en troupeaux et à se battre. Métaphore de la montée des totalitarismes (nazisme, fascisme, stalinisme) et de la contagion idéologique.
Toutes proportions gardées, il faudrait faire une telle analyse aujourd’hui, devant les répétitions et glissements inquiétants dans les mots : « valeurs » (« valeurs républicaines »), « terrorisme » et « terroriste » qui font florès, apparition de « ultra » (pour « ultra gauche » et même « ultra centre » !). La répétition ad nauseam de l’accusation d’antisémitisme devant toute critique de la politique d’Israël ou la moindre défense des Palestiniens. Le discours politique se verrouille, empêchant tout échange d’idées, forgeant des représentations collectives d’autant plus dangereuses qu’elles ne sont pas conscientes.
L’expression très utilisée de « valeurs républicaines » attire l’attention car elle révèle souvent chez ceux-celles qui l’emploient une volonté d’en changer le sens ! Remarque qui pourrait s’appliquer à l’ajout d’un adjectif au mot « laïcité ». « Ouverte », « inclusive » et cetera désigneraient autant de qualités que la laïcité n’aurait pas.
Le mot « antisémitisme » – « antisémite » asséné comme une interdiction d’analyser et de combattre, notamment, l’apartheid israélien, est un autre exemple : l’IHRA (International Holocaust Remembrance Association) en a validé une nouvelle définition6, qu’elle a fini par imposer s’étendant de facto à la critique contre Israël, considéré comme « communauté juive » et seulement comme telle, par le coup de force sémantique du lobby israélien. Il faut sortir de ce traquenard qui paradoxalement repose sur le concept raciste de « peuple sémite », terme inventé en 1781 par l’orientaliste allemand August Ludwig Schlözer, qui a bien plu aux nazis. Si le groupe des langues sémitiques existait bien, selon le linguiste Theodor Nöldeke (1836-1930), il n’en est pas de même des peuples sémites, auxquels s’opposerait le fantasmatique peuple indo-germanique nordique « aryen ».
Le mot « terroriste » qui demande analyse est aussi employé sans cesse par le lobby israélien. Mais pas seulement lui. Dès qu’une critique s’élève contre la pensée dominante, elle encourt l’accusation de « terroriste ». Le phénomène semble s’amplifier. Depuis les attentats vraiment terroristes de septembre 2001 aux États-Unis – qui n’avaient rien à voir avec les Palestiniens –, le terme a été adopté la même année par l’Union européenne qualifiant de « terroristes » des organisations très diverses, et sans en donner les raisons [5] ; Nathalie Janne relève : « Plusieurs partis palestiniens y figurent, mais à différents titres. … Trois partis palestiniens, trois types d’inscriptions différents sur la liste. » [6] Pour éviter l’effet de cliquet, « La procédure de radiation devrait être plus flexible qu’elle ne l’est aujourd’hui, afin d’éviter d’“enfermer” des organisations sur la liste et de permettre de l’adapter aux objectifs de politique étrangère de l’UE. »
Souvenons-nous de la clairvoyante mise en garde du Général de Gaulle quelques mois seulement après la guerre de 1967 : « Israël organise sur les territoires qu’il a pris, une occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme ». 27/11/1967 (cité par l’Atlas des Palestiniens p.55). Il s’y connaissait en fait de résistance… et de mots !
Jacques Fröchen