En quelques jours, la véritable guerre lancée par Israël contre le Liban a déjà fait plusieurs centaines de morts civils. Dans une totale impunité.
Tandis que les bombardements de la Palestine assiégée se poursuivent loin des regards d’une partie des médias et des préoccupations des chancelleries, c’est par milliers, du Sud à la Bekaa, de Beyrouth à ses banlieues populaires, de Tyr à Tripoli au Nord, que les Libanais sont contraints de tenter de fuir les bombardements de l’aviation israélienne et des chars massés à la frontière.
De tenter seulement, car les dizaines et les dizaines de tonnes de bombes larguées sur le pays ont déjà détruit les principales routes, de même que les ponts ou les centrales électriques.
Les civils paient le prix fort de cette nouvelle guerre qui leur est imposée. Qu’ils transportent du pain, du lait ou des réfugiés, les camions sont systématiquement visés. Bombardés. Carbonisés. Comme les usines, qu’elles produisent du lait ou entreposent des couches-culottes.
Les dégâts des bombardements israéliens au Liban étaient déjà évalués à plusieurs milliards de dollars au dizième jour de cette guerre menée du ciel et du sud. Au-delà d’une saison touristique qui s’annonçait prometteuse quelque six ans après l’évacuation forcée des troupes israéliennes du pays, c’est tout ce que celui-ci était parvenu à reconstruire qui s’effondre en quelques jours.
Les accès aux centres vitaux deviennent impossibles, sauf au risque de sa vie, qu’il s’agisse de l’eau ou des médicaments. Et, si tout le pays est atteint, les populations les plus pauvres, les plus fragilisées par les carences d’investissment de l’Etat, sont les plus touchées. A Nabatyié. A Majayoun, dans plusieurs quartiers de Beyrouth...
En Palestine, depuis le 5 juillet, par dizaines, des Palestiniens ont eux aussi été fauchés. Par centaines, blessés.
L’offensive de l’armée israélienne dans le territoire palestinien passe par le déploiement de dizaines de chars, couverts par des raids d’hélicoptères et par des avions drones. Dans la bande de Gaza, les destructions de routes, de ponts, et de la principale centrale électrique dès le début de l’offensive ont des conséquences gravissimes, notamment pour l’approvisionnement en eau potable. Le blocus qui s’éternise pour les habitants de la bande de Gaza empêche les vivres de passer, comme le carburant nécessaire au fonctionnement des groupes électrogènes et des pompes à eau.
La Cisjordanie occupée survit au rythme des chars, des bulldozers de la colonisation, des enlèvements de civils palestiniens par centaines dont près de dix mille s’entassent dans les geôles israéliennes. Dix mille prisonniers politiques dont plus de trois cents enfants. Et, depuis cette nouvelle offensive israélienne, soixante-quatre responsables politiques palestiniens dont huit ministres et vingt députés, dont le président du Parlement.
Objectif : détruire et délégitimer toute résistance
Qui fera croire qu’avec un tel déploiement de forces accompagné de ces crimes de guerre en masse, il s’agit pour Israël de récupérer deux soldats enlevés par le Hezbollah le 12 juillet et d’un tankiste retenu dans la bande de Gaza depuis le 25 juin par un groupe de combattants de la résistance palestinienne ?
Ou même de faire une démonstration de force de grande échelle, en refusant à coups de bombes toute négociation sur la libération des prisonniers de part et d’autre, comme « riposte » à ce qui peut être vécu comme un affront militaire ?
Pas plus au Liban qu’en Palestine, il ne s’agit de simple « disproportion ». Car obtenir la libération de ces soldats ne saurait évidemment justifier des centaines de morts et de blessés, des milliers de réfugiés, de telles destructions de masse. Non pas seulement d’un point de vue éthique, mais même d’un simple point de vue militaire.
Si les scènes sont différentes, il s’agit en fait pour Tel-Aviv, au Liban comme en Palestine, de parvenir, dans le même mouvement, à éradiquer ce qui résiste à sa stratégie unilatérale, à délégitimer toute résistance et parallèlement à légitimer, au nom de « la lutte contre le terrorisme », une stratégie d’unilatéralisme au profit de l’annexion des territoires palestiniens et le remodelage du « Grand Moyen-Orient ». Si cette stratégie, de Washington à Paris, trouve suffisamment d’adeptes pour laisser faire sans condamner ni encore moins mettre un terme à l’agression, elle se fonde pourtant sur une vision de l’Histoire qui en oublie les leçons.
Premier argument des dirigeants israéliens : l’Histoire commencerait ici un 25 juin avec l’enlèvement d’un de ses tankistes, là un 12 juillet avec celui de deux autres soldats. Second argument lié au premier : ces enlèvements seraient le fruit d’organisations terroristes. Israël aurait alors à la fois le droit de se défendre et la mission de débarrasser le monde civilisé de ces organisations ; mais les faits disent d’autres réalités et d’autres objectifs...
En Palestine : l’objectif de l’annexion
Eté 2006, le début de l’Histoire ?
En Palestine, l’évacuation de l’armée et des colons de Gaza voici un an s’est traduite par la transformation de ce territoire en prison à ciel ouvert. Une prison coupée de la Cisjordanie occupée comme du reste du monde. Depuis plusieurs semaines, la bande de Gaza subit les raids incessants de l’aviation et de la marine israéliennes.
Certes, les soldats ne sont plus à l’intérieur de ce territoire. Mais ils le mitraillent sans relâche du ciel et de la mer. Et ce n’est pas un hasard de calendrier si le massacre perpétré sur la plage de Gaza en juin dernier est intervenu à un moment crucial du dialogue national palestinien sur le « document des prisonniers », au moment où le Président Mahmoud Abbas s’apprêtait à annoncer la tenue d’un référendum à son sujet.
Pas davantage une coïncidence si les bombardements israéliens massifs de la Palestine sont survenus précisément au lendemain non pas seulement de l’enlèvement spectaculaire de l’un de ses tankistes, mais aussi et surtout de l’accord conclu entre tous les courants politiques palestiniens, accord négocié durant plus d’un mois entre les forces nationales et islamiques de la résistance palestinienne. Un accord scellé, singulièrement, entre la présidence de Mahmoud Abbas et le gouvernement, dirigé par le Hamas depuis sa victoire lors des élections municipales d’abord, puis législatives en janvier, saluées par tous comme transparentes et démocratiques.
La stratégie israélienne depuis le retrait de la bande de Gaza a été clairement énoncée par Dov Weisglass, le conseiller d’Ariel Sharon, Premier ministre d’alors, dont Ehud Olmert se revendique l’héritier. Il s’agissait de « geler dans le formol » toute perspective de négociation, pour privilégier des retraits partiels et unilatéraux présentés comme l’alternative à la négociation et comme l’étape ultime. Pour fixer à terme, au nom de l’absence de partenaire, les frontières de l’Etat d’Israël, le long du réseau de murs dont la construction se poursuit en dépit des recommandations de la Cour internationale de Justice et de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies.
En annexant l’essentiel de la Cisjordanie, c’est-à-dire les grands blocs de colonies, une Jérusalem si agrandie qu’elle s’étendrait de Ramallah au nord à Bethléem au sud et à Jéricho à l’est, et la vallée du Jourdain. Cela suppose de faire admettre le retrait des autres parties de la Cisjordanie, micro-enclaves invivables, comme des actes de paix. Avec succès, puisque M.Douste-Blazy, notamment, va jusqu’à les qualifier de « courageux ». Et cela suppose aussi de délégitimer la partie palestinienne.
Il est clair que ce qui apparaît comme un bouleversement politique et stratégique majeur au sein du Hamas qui, en quelques semaines, sur la base d’un document élaboré par les dirigeants de tous les courants palestiniens emprisonnés, en est venu à reconnaître la représentativité et la légitimité de l’OLP - qu’il s’agit pour lui, dès lors, d’intégrer -, à entériner le principe d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967, à envisager l’articulation entre résistance et négociation - puis à demander aux ravisseurs de Shalit de préserver sa vie - constitue plus qu’un grain de sable sérieux dans la stratégie israélienne.
L’unilatéralisme israélien, le refus de toute négociation avec le gouvernement de Mahmoud Abbas qui en a pourtant fait sa stratégie, l’intensification de la colonisation, la poursuite du blocus, les destructions massives qui accompagnent la construction des murs et des colonies, la poursuite des enlèvements et détentions de masse, les assassinats « ciblés » avec leurs cortèges de morts « collatéraux » en dépit de la trêve respectée par les organisations palestiniennes et tout cela dans l’absence totale de réaction de la communauté internationale, notamment d’un « quartette » insignifiant faute de volonté politique, ont de toute évidence amplement contribué à la victoire du mouvement de la résistance islamique.
En imposant des sanctions économiques au peuple palestinien, en inventant des mécanismes qui contournent ses institutions légales et légitimes, en imposant un véritable siège à l’occupé, en refusant toute sanction contre la puissance occupante, colonisatrice et assassine, en exigeant des dirigeants palestiniens ce qu’elle ne demande plus même aux dirigeants israéliens, à commencer par la reconnaissance de l’Etat (israélien dans un cas, palestinien dans l’autre)... l’Europe, de facto, apporte son aide à la stratégie israélienne.
Pour Tel-Aviv, la guerre est donc tout à la fois un instrument de destruction, mais aussi de délégitimation. Il s’agit de parvenir à l’effondrement non pas seulement du gouvernement palestinien mais de l’Autorité nationale palestinienne tout entière, et de susciter un « chaos » favorable à toutes les annexions en présentant ses bombardements comme une réponse, fût-elle mollement dénoncée comme « disproportionnée » par ceux qui se contentent d’en appeler à la « retenue », comme des actes légitimes de défense existentielle face à des agresseurs terroristes.
L’Histoire n’a pas davantage commencé un 12 juillet 2006 au Liban
Au Liban, le Hezbollah ne serait-il que le bras armé d’une Syrie et d’un Iran menaçants ? Le prétendre aujourd’hui ne relève pas que de l’aveuglement face à la sur-puissance militaire et nucléaire d’Israël, mais aussi de la méconnaissance volontaire de la réalité sociale et de l’histoire du Liban.
Car le Hezbollah, né à l’issue de l’invasion israélienne de 1982, a acquis sa légitimité nationale dans la résistance à l’occupation israélienne, son aura régionale dans la défaite de l’armée d’Israël en mai 2000, vécue comme un retour de dignité des peuples arabes là où les gouvernements ont fait et font preuve de leur impuissance et son audience populaire au Liban dans sa capacité d’organisation sociale et de mise en place de réseaux sociaux là où l’Etat libanais défaille encore.
Les dernières élections ont confirmé non pas seulement son intégration au système politique mais aussi son ancrage, qui l’ont amené à diriger deux ministères du gouvernement de Fouad Siniora.
L’enlèvement de deux soldats servirait-il les intérêts de l’Iran et de la Syrie ? Peut-être. Ils s’inscrivent en tout cas dans le contexte de tension israélo-libanais et dans un contexte global d’absence de règlement politique au Proche-Orient.
Le retrait précipité de l’armée israélienne du Liban en mai 2000, après dix-huit années d’occupation et de destructions systématiques, n’a été accompagné d’aucune négociation, ni sur un retrait global du pays, laissant le hameau des fermes de Cheba comme un abcès de fixation, ni sur la libération des prisonniers politiques libanais enlevés par Israël, ni sur les conditions mêmes d’une paix durable qui passe par la fin de l’occupation de la Palestine et par une négociation fondée sur le droit international, singulièrement concernant le retour des réfugiés palestiniens.
Les tentatives du Hezbollah de capturer des soldats israéliens pour permettre d’envisager un échange de prisonniers ne sont pas nouvelles. Celle du 12 juillet, lancée en pleine campagne militaire israélienne contre la polulation palestinienne, a militairement réussi.
La décision des dirigeants de Tel-Aviv d’y répondre par un déchaînement de violence vise dès lors plusieurs objectifs. D’abord, tenter de discréditer le Hezbollah au Liban. C’est naturellement l’inverse qui se produit face à un tel déploiement de force et à de tels crimes de masse. Ensuite, tenter de l’éradiquer. L’Histoire, notamment la longue liste criminelle des tentatives d’éradication de l’OLP et de ses dirigeants, montre au contraire que la politique de la force ne fait que nourrir la résistance.Et la radicalise. Enfin, amenant le Hezbollah à riposter jusqu’à Haïfa ou Nazareth au prix d’autres vies humaines, à le délégitimer sur la scène internationale au-delà de Washington.
Tel-Aviv a beau jeu de réclamer à Beyrouth l’application du droit international dont il fait en Palestine un chiffon de papier déchiqueté par ses bombes. D’exiger la mise en oeuvre de la résolution 1559 au nom de la défense de sa population.
Comment imaginer un droit international crédible, légitime, s’il est à plusieurs vitesses ?
Les responsabilités de la communauté internationale
Washington a décidé de donner du temps à l’armée israélienne. Pour détruire. L’Europe suit.
Embourbé dans sa guerre d’occupation en Irak, Washington voit dans cette guerre-ci, qui prend les peuples libanais et palestinien en otage, un instrument régional de plus de son remodelage du « Grand Moyen-Orient », qui passe par la désignation de l’islam comme l’ennemi, par la justification de la terreur d’Etat comme légitimement défensive sinon préventive, par l’affaiblissement des régimes arabes récalcitrants au nom d’une défense de la démocratie à géométrie variable, par l’absence de tout pouvoir fort dans la région face à Tel-Aviv, par la tentative de démembrement communautaire des Etats et par la réécriture du droit international au gré de ses intérêts économiques et stratégiques. Et l’Europe suit.
Les marines et leurs homologues européens évacuent les ressortissants américains et européens du Liban. Ceux-là méritent effectivement la vie sauve, loin des bombes. Indiquant au passage que les chancelleries occidentales savent que la guerre va durer.
Et les Libanais ?
Paris plaide pour un couloir humanitaire. L’humanitaire. Certes indispensable. Mais si insuffisant alors que c’est une solution politique dont les peuples de la région ont besoin.
Il faut imposer la fin des bombardements. La protection internationale des peuples palestinien et libanais. La libération des prisonniers politiques. Et la paix. Une paix durable. C’est-à-dire une paix globale fondée sur le droit international.
La France, dans d’autres circonstances, a su montrer sa détermination à en défendre le principe. Son refus de participer à la guerre américano-britannique en Irak lui a valu une reconnaissance légitime des citoyens des deux rives attachés au droit, à la paix, à la justice, au respect des droits des peuples dans leur diversité.
Au lieu de réorienter à grands pas sa diplomatie vers un suivisme piteux du néo-conservatisme américain, elle se grandirait à défendre enfin le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et à oeuvrer pour une conférence internationale pour une paix juste et durable au Moyen-Orient.