Pour aller à Abu Dis (proposée, il fut un temps, par Israël comme future capitale d’un état palestinien...), quelques minutes suffisent, par un taxi-service que l’on prendra non loin de la Porte de Damas, dans la Vieille Ville de Jérusalem, de descendre la côte, puis de longer par le bas le Mont des Oliviers ; on arrive rapidement au rond-point de Ras El Amud, où s’est installée il y a peu une colonie israélienne en plein cœur de la population arabe palestinienne, puis l’on continue à descendre vers Abu Dis avec une très jolie vue à sa droite sur les collines de Sawareh et du Djebel Mukaber.
Au bout de cette route, brutalement, au niveau de la station-service, comme sur la barre d’un T, on tombe droit sur le Mur.
On ne peut plus passer. La route s’arrête là, et le cœur d’Abu Dis est derrière ce mur. On entend la cacophonie infernale des véhicules de toute sorte qui s’y retrouvent coincés, on entend des voix, toute une vie que l’on ne voit pas mais que l’on perçoit être dantesque.
Sur la droite du Mur, au coin de la station-service, une petite route monte la colline, que le Mur longe sur le côté gauche. D’un côté du Mur, celui de droite, à l’ouest donc, c’est désormais le "Jérusalem israélien" ou plus exactement la partie d’Abu Dis annexée par Israël du fait du Mur. De l’autre, sur le côté gauche du Mur, à l’est, c’est théoriquement un bout de Cisjordanie.
Ainsi en ont décidé les autorités israéliennes, coupant une ville complète en deux parties, coupant ses habitants de leur accès au travail et aux soins de santé, les enfants de leurs écoles, les parents des
grands-parents, les amis des uns des autres, et les boutiquiers de leurs fournisseurs, etc, le tout déclinable à l’infini.
Terry et sa famille se retrouvent du côté israélien. Ils ne l’ont pas choisi, on le leur a notifié.
Terry est chrétienne, son mari Salah est musulman, ils ont tous deux près de la quarantaine, et ont deux petites filles. Ils sont tous deux Palestiniens : pour elle, du cœur même de la Vieille Ville de Jérusalem où sa famille habite encore.
Elle a donc reçu le statut de "Jérusalémite" : elle a une carte d’identité israélienne, et une voiture aux plaques de couleur jaune, la bonne couleur, l’israélienne. Son mari, Salah, est d’Abu Dis, et ce depuis toujours : son père porte le keffiyeh, leurs terres familiales étaient vastes, à l’instar d’autres familles d’Abu Dis.
Les Israéliens y ont installé en 1981 la colonie de Maalé Adumim (la plus importante numériquement), et la tribu bédouine Arab Al Jahalin expulsée du Néguev en 1950 s’y trouve aussi. Tout cela a été annexé, décrété "terre étatique israélienne" en 1981 lors de la création du "Grand Jérusalem" (Israélien, bien sûr), et sans indemnisation bien sûr.
Salah a un statut de "West Bank", de Cisjordanien, et ne peut donc se rendre du côté israélien, sauf à disposer d’un permis long à obtenir et de courte validité.
Terry dirige une école privée très moderne et très pimpante, située au cœur d’Abu Dis et qu’elle a créée il y a deux ans. Son mari Salah dirige un garage, d’où il a une vue imprenable sur la colonie israélienne de Maalé Adumim (les colons sont donc souvent ses clients, car tout est moins cher chez les Palestiniens...). Leurs deux filles sont scolarisées à Beit Hanina, à la sortie de Jérusalem sur la route de Ramallah, et prennent des cours de musique dans Jérusalem-Est.
Terry fait donc le ’taxi’ entre ses enfants, sa famille et ses amis, ainsi qu’avec différentes délégations étrangères (journalistes, activistes, …) souhaitant voir et comprendre ce qui se passe, au volant de sa voiture à plaques israéliennes, et gère mille choses tout en même temps, son portable à l’oreille, toujours chaleureuse et disponible.
. Ils sont locataires d’un appartement, dans une maison à deux étages dont le propriétaire occupe le rez-de-chaussée avec la dizaine de membres de sa famille, tous Cisjordaniens, comme Salah.
Du toit, on a une vue extraordinaire de la Vieille Ville, où luit le dôme du Rocher. La maison est au bout de cette petite côte, le long du Mur, en remontant à droite de la station-service, et le Mur les a tous placés du côté de Jérusalem.
Le Mur, qui n’avait depuis plusieurs mois "que" deux mètres de haut environ, on pouvait donc le franchir relativement aisément quoique de façon acrobatique entre ou par-dessus deux blocs de béton, est en voie de passer à huit mètres de haut.
Des bulldozers et des grues gigantesques s’acharnent à le fixer au sol En attendant, les habitants ont reçu instruction de ne plus sortir de chez eux : en effet, cela ralentirait les travaux !
Le Mur est maintenant infranchissable, tout bonnement infranchissable.
C’est l’objectif que lui ont fixé les autorités israéliennes, et l’objectif est atteint, mais dans l’autre sens pour Terry et Salah : elle n’a plus accès à son école, il n’a plus accès à son garage, et d’ailleurs lui (comme le propriétaire du rez-de-chaussée) recevra sous peu notification qu’il n’est plus autorisé à vivre là, du côté devenu « israélien », puisqu’il est Cisjordanien et non « jérusalémite ». Il devra donc empaqueter ses affaires, et partir.
Et c’est ainsi qu’on on vient à leur poser la question, à tous les deux, car on a le souci de trouver une solution, car on se connaît bien, alors même qu’on sirote un verre de vin dans leur salon et que l’humour est la meilleure antidote à l’absurdité lorsqu’elle nous dépasse tous :
- Bon, vous allez donc divorcer ? - Divorcer ?!
- Ben oui, vous ne pouvez plus vivre ici ensemble dans cette maison, dixit Israël, non ?!
- Divorcer ? Pour Israël ?!
Comme le divorce ne semble pas être une solution qui leur plaise, a fortiori pour le bien d’Israël, on leur demande alors :
- Vous allez donc tous passer de l’autre côté, vivre du côté Abu Dis Cisjordanien ?
- Passer de l’autre côté du Mur ?!
Quelle idée ! Et une fois derrière le Mur, où donc exactement allons-nous vivre, et comment vais-je faire pour aller voir ma famille dans la Vieille Ville, et comment vais-je pouvoir accompagner mes enfants à leur école de Beit Hanina, et comment vais-je faire pour assister à toutes ces réunions professionnelles dans Jérusalem-Est, et comment vais-je faire pour que les enfants suivent leurs cours de musique ou les faire soigner correctement, et comment vais-je faire pour conserver mon statut de Jérusalémite si je n’y vis plus ?!...
On tente alors d’avancer, que diable :
- Bon, donc vous allez rester ici côté Jérusalem, séparés ou ensemble (en cachette ? comme dans les ghettos [1] de nos livres d’histoire ?!).
-Mais alors, puisque vous ne pouvez plus accéder à votre lieu de travail et donc gagner de quoi vivre, vous allez donc vous laisser mourir de faim ?
- Ah, nous laisser mourir de faim ? Il faut voir, c’est peut-être la solution (finale !), il faut voir... Enfin, tu sais, on a encore des tas de réserve d’huile d’olive…
Et puis, parce qu’on a encore quelque suite dans les idées : -
-Mais, au fait, n’avez-vous pas enfin envie de quitter cet enfer, définitivement, pour quelque paradis du Canada ou de l’Australie ?
- Partir ? En Australie ou au Canada ?
Mais enfin, c’est exactement cela qu’ils veulent, faire en sorte que la vie ne soit plus possible, avec les maris séparés de leurs épouses, les enfants de leur école, les parents de leur travail ; ce Mur entre les Arabes (car le Mur ne sépare pas les Juifs des Arabes mais les Arabes entre eux, comme tu le sais), c’est bien pour cela qu’ils le construisent, pour qu’enfin nous partions tous, et ça nous mène à toutes tes questions idiotes !!
- Bon, alors, sérieusement, qu’allez-vous donc faire ?
- On ne sait pas, on fera, c’est tout