Avant d’ajouter joliment qu’il n’y a pas d’incompatibilité « entre la répétition et la nouveauté de ce qui diffère » [1]
Au Moyen-Orient, dans ce périmètre où se joue sans doute pour longtemps la paix du monde, la répétition, ce n’est pas tant l’écho des bombes que la persistance dans l’erreur de ceux qui auraient pour mission première de comprendre. Et la nouveauté, une nouveauté toujours plus dévastatrice, naît de cette obstination. Une fois encore, après l’attentat de Taba, une ligne de front idéologique s’est ouverte entre deux analyses. L’une nous entraîne dans le gouffre sans fond du choc des civilisations.
Des jihadistes fous, sans cause ni raison, ont emporté dans la mort des dizaines de femmes et d’hommes dont le seul crime était d’être Israéliens. Et qui avaient encore la désinvolte naïveté de venir se mêler aux Arabes pour partager avec eux des moments de bonheur. Il n’y a rien à redire à cette analyse. Elle contient évidemment sa part de vérité. Elle appelle l’indignation, et invite tout un chacun à se murer chez soi en attendant que de bonnes bombes fassent leur office.
Dans Mur, le beau film de Simone Bitton, un Israélien avoue avoir peur quand il se trouve à côté d’un bus, cible privilégiée des kamikazes. « Je prie, dit-il, pour que le feu passe rapidement au vert. » Ainsi va la vie : pas d’autobus, pas de voisinage avec les autobus, pas de fête, pas de réunion de famille, ou alors avec la peur au ventre, et pas de vacances en Égypte. Les partisans de la première analyse concluent par un mot d’ordre qui tombe apparemment sous le sens : guerre au terrorisme !
Les partisans de la seconde analyse, eux, n’en finissent pas d’interroger cette fausse évidence. Pourquoi est-ce ainsi en 2004 alors que tout était différent voici dix ans ? Et les « jihadistes » sont-ils nés « jihadistes » ? Bien sûr, ils admettent que toute société a son lot incompressible de folie, et les sociétés arabes comme les autres.
Mais qu’est-ce qui fait que l’on pouvait aller jusque-là tranquillement à Taba et que cela ne sera plus possible désormais ? Qu’est-ce qui fait que le lieu symbole des négociations de janvier 2001 celles qui ont frôlé la paix devienne pour longtemps infréquentable ? L’explication réside-t-elle uniquement dans le tourment mortifère de groupes armés ? Répondre par l’affirmative à cette question, c’est bannir toute politique.
Puisque nous sommes invités par Derrida à ne pas craindre la « redite », répétons donc ici ce que nous croyons vrai et juste. Chargé de symboles par tout le monde arabe, et au-delà, le conflit israélo-palestinien occupe une place centrale dans l’imaginaire de peuples entiers.
La question la plus stupide, si souvent entendue ces jours-ci, consiste à se demander si Al-Qaïda nourrit l’ambition de « libérer » la Palestine, ou si sa « guerre sainte » poursuit d’autres objectifs obscurs. La vérité, c’est que ces objectifs civilisationnels et religieux apparaissent assez déraisonnables et marginaux aux terroristes eux-mêmes pour qu’ils jugent nécessaire de s’approprier frauduleusement la cause palestinienne. Même « fous », les chefs d’Al-Qaïda ont compris que ce n’est qu’en invoquant le sort des Palestiniens qu’ils pouvaient recruter et rencontrer la sympathie des peuples. C’est précisément de cette sympathie qu’il faut priver les terroristes, pour les isoler et les réduire.
En bonne logique antiterroriste, il faudrait pour cela rendre l’espoir aux Palestiniens. Leur faire entendre une parole fiable. Recréer avec leurs représentants actuels les conditions d’une négociation dont la finalité rapide ne pourrait être que l’accomplissement de leur revendication nationale à peu de chose près dans les frontières de 1967. Et faire en sorte que cette parole porte dans tout le monde arabe. Ce serait assurément le coup le plus rude que l’on puisse porter à Al-Qaïda. Au lieu de cela, que fait-on ? Au cours des treize jours qui ont précédé l’attentat de Taba, près de cent Palestiniens sont tombés sous les bombes ou les tirs israéliens.
Parmi eux, des dizaines de civils (concept déjà discutable pour un peuple sans armée), dont une majorité d’enfants et d’adolescents qui ont péri dans des camps misérables du nord de Gaza. Et comme s’il fallait obstruer toute issue, l’un des plus proches conseillers d’Ariel Sharon, un certain Dov Weissglass, a annoncé narquoisement que la « paix était dans le formol » et qu’il n’était plus question d’État palestinien.
Puis, selon un rituel éprouvé, les États-Unis ont opposé leur veto à une résolution qui condamnait la violence de la répression israélienne. Cela aussi, c’est la répétition. Même la plus vaine des réprobations morales ne peut avoir cours. Comme si l’obstination à désespérer, l’acharnement à faire monter le sentiment de l’impuissance et la rage qui naturellement s’ensuit relevaient d’une stratégie. Il y faut ajouter chez nous la différence de statut des morts dans notre information. Les morts de Gaza sont si répétitifs eux aussi que notre quête de nouveauté n’y trouve plus son compte. Ce n’est pas pour autant que le désespoir ne produit pas chaque jour une situation nouvelle, plus dangereuse que la veille.