Mais quand les opérations de
démantèlement des colonies ont
commencé, elles se sont déroulées
en un temps record et sans incident
réel. Ariel Sharon, soumis par son
ami G.W. Bush à une obligation de
résultat, en avait ainsi décidé.
L’opinion publique mondiale a
souvent découvert, à cette
occasion, la capacité de
mobilisation et l’efficacité des
colons messianiques. Ces derniers
ont mesuré, eux aussi, leur
puissance. Ariel Sharon aura
besoin, demain, pour réaliser son
plan d’annexion en Cisjordanie, de
ce mouvement qui contrôle
aujourd’hui la quasi totalité des
colonies. Cet article analyse son
rôle en Palestine, son évolution et
celle de ses liens avec le pouvoir
politique israélien. Dans le prochain
PLP, nous chercherons à évaluer les
forces en présence, la place du
mouvement des colons dans la
société israélienne et son impact
sur l’avenir de la Palestine.
L’histoire du mouvement des
colons dans ses différentes
ramifications est aussi celle
de la colonisation de la Palestine par
l’Etat d’Israël. C’est celle de ses relations
intimes avec le mouvement sioniste et
les gouvernements israéliens successifs.
Ceux-ci ont tous en effet développé, dès
le début, la colonisation des territoires
palestiniens. Mais à côté d’une colonisation
favorisée par d’importantes aides
économiques permettant l’implantation
d’un tissu dense de population dans les
territoires occupés, en particulier dans
et autour de Jérusalem, et à côté des discours
officiels mixant rhétorique sécuritaire
et discours bienveillants sur les
« pionniers » du « Grand Israël », s’est
aussi constitué un mouvement idéologique
de colons. Comment ses branches
les plus radicales veulent-elles transformer
de façon « révolutionnaire » le
projet national israélien et comment
réagissent le monde politique et la société
en Israël ?
Des questions qui, de façon assez schizophrénique,
touchent à la substance du
projet national israélien, et à l’avenir de
l’Etat d’Israël. Elles concernent par
contrecoup aussi l’avenir des Palestiniens
et de l’Etat de Palestine.
Quand le sionisme rencontre la religion
A l’origine, le mouvement sioniste se
définit comme mouvement national, qui se veut moderne et a-religieux pour ne pas
dire anti-religieux. Les religieux, askhénazes
d’Europe orientale, le voient comme
un ennemi cherchant à remplacer la religion
par un projet national. Mais le premier
grand rabbin de Palestine, Abraham
Hacohen Kook (1865-1935) va, dans
les années 30, représenter la synthèse
entre sionisme et judaïsme religieux en
faisant du sionisme, cette idéologie laïque
qu’il voit comme « l’antichambre de
l’ère messianique », « un élément de la
théologie juive » [1].
Un certain pragmatisme a caractérisé le
mouvement sioniste ;
s’il aspirait à établir un
Etat sur un territoire
plus étendu que celui
du plan de partage ou
même que l’actuel Etat
d’Israël [2], s’est cependant
imposée à lui
l’idée de « conquête
graduelle ». La « Déclaration
d’indépendance »
de l’Etat d’Israël se
garde d’ailleurs de définir
les frontières du nouvel Etat.
La victoire israélienne du 10 juin 1967
met le pays dans un état d’euphorie ;
Israël contrôle un territoire trois fois plus
grand : tout le Sinaï et la bande de Gaza,
le plateau du Golan et surtout la Cisjordanie
et la partie orientale de Jérusalem.
D’un côté, ils peuvent se rendre, sans
d’ailleurs rencontrer l’hostilité des Palestiniens,
dans tous les lieux saints de l’histoire
juive ; de l’autre, la question de la
colonisation de ce territoire occupé est
aussitôt posée.
La question démographique divise. Certains
socialistes sionistes pensent qu’il faut
garder une partie des territoires récemment
conquis mais pas tous car ils craignent
que la présence d’un grand nombre
de Palestiniens fasse perdre à Israël - où
reste une minorité de Palestiniens- son
« caractère juif » voire l’entraîne vers un
Etat bi-national. Le général Yigal Allon,
personnalité militaire et politique travailliste
(nommé peu après vice-Premier
ministre), présente un plan de colonisation [3] dont les principes visent, au nom
d’arguments sécuritaires, excepté la
région de Jérusalem, les zones les moins
densément peuplées. Des principes qui
guideront les gouvernements travaillistes
jusqu’à l’arrivée au pouvoir de la droite
en 1977.
Mais au sein de la mouvance socialiste,
un mouvement s’oppose à toute partition
de ce qu’il nomme le « Grand Israël »,
le « Mouvement pour le
Grand Israël » qui exercera
désormais une pression
constante pour promouvoir
la colonisation
de toute la Cisjordanie.
Les rares Israéliens qui,
tel le professeur
Yeshayahu Leibowitz,
religieux orthodoxe respecté,
prédisent dès le
début le déclin moral et
la perversion des « valeurs juives » si
Israël occupe par la violence et contrôle
un autre peuple, demeurent très isolés.

Au-delà du « débat » parmi les « laïcs »,
les étudiants d’une école talmudique, la
yeshiva du Mercaz Harav, sous la direction
de leur rabbin, Tsvi Yehuda Kook
(1891-1982), fils du rabbin Abraham
Kook, n’ont eux aucun doute. Pour Kook,
« le retour en Eretz Israël, la terre d’Israël,
même accompli par les Juifs les plus
laïcs, est le premier stade de la rédemption.
Les plus mécréants d’entre eux ne
le savent pas, mais ils sont l’instrument
de la volonté divine. Ainsi, l’Etat est
‘sacré’, comme l’institution chargée de
la défendre, Tsahal, l’armée d’Israël. »
[4] Pour eux, la rédemption complète repose
sur trois piliers : le peuple (« le retour
des exilés »), la terre (« Eretz Israël ») et
la Torah. Une doctrine en rupture avec celle
des juifs orthodoxes qui refusent de vouloir
ainsi anticiper la venue du Messie et
refusent l’autorité de l’Etat d’Israël. La
conquête de 1967 apparaît à ces jeunes
comme la réalisation de la prédiction de
leur rabbin, un signe de Dieu qui leur
impose de s’installer pour toujours dans
« Eretz Israël ».
Le projet politique des dirigeants israéliens,
à l’encontre de la légalité internationale,
se heurte à la résistance palestinienne.
Mais les religieux sionistes
avec leur vision messianique de la
conquête vont les aider. La colonisation
de la Palestine se fonde sur une sorte
de symbiose de fait entre une volonté
politique « laïque » et une vision messianique.
Argument sécuritaire et fait accompli
Avant même l’adoption par le Conseil de
sécurité de l’ONU de la résolution 242
et peu après la publication du plan d’Yigal
Allon, Hanan Porat et les étudiants de la
yeshiva du Mercav Harav, obtiennent
l’accord du Premier ministre Levi Eshkol
pour créer (le 28 septembre) la première
colonie en Cisjordanie : Kfar
Etzion. Pour prévenir une protestation
internationale, le gouvernement invoque
des nécessités sécuritaires. Argument
qui « sert » encore aujourd’hui. « L’acte
fondateur de la colonisation idéologique
était posé. » [5]
La deuxième étape se situe en avril 1968,
au coeur de la ville arabe d’Hébron, où
vit une dense population palestinienne.
A l’initiative du rabbin Moshe Levinger,
disciple du rabbin Kook. Les premières
tentatives de convaincre le gouvernement
ayant échoué, le rabbin Levinger
choisit le fait accompli. Moshe Dayan,
l’homme fort de la Guerre des Six jours et du gouvernement, n’accepte officiellement
pas ce défi mais les colons sont
soutenus par Yigal Allon. Une yeshiva
est implantée dans les bâtiments du gouverneur
militaire et, en 1970, une ville
est créée juste à côté de la ville d’Hébron.
C’est Kyriat Arba.
Alors que la bande de Gaza compte déjà
700 colons dans le cadre du plan Allon,
la Cisjordanie est au début quasiment
vide de colonies à l’exception du Goush
Etzion et de Kyriat Arba. Le troisième
objectif se situe au nord de la Cisjordanie
et ils jettent leur dévolu sur la région
de Naplouse où ils veulent implanter
une colonie qu’ils appelleront Elon
Moreh. Benny Katsover et Menahem
Felix, colons de Kyriat Arba, recrutent
un noyau dur de colons idéologiques et
prennent des contacts tous azimuts avec
les autorités gouvernementales et religieuses
où ils rencontrent des oppositions
y compris dans un premier temps du
rabbin Kook. Ariel Sharon, commandant
militaire de la région sud qui vient
de quitter l’armée, leur apporte son soutien.
En janvier 1974, le groupe s’installe
sans autorisation, et Yitzhak Rabin
les déloge dans un premier temps. Le
groupe est rejoint par un nouveau mouvement,
le « Goush Emounim » (« Bloc
de la foi ») créé à Kfar Etzion le 30 janvier
1974 par Hanan Porat et Moshe
Levinger au nom d’« un sionisme de
rédemption en opposition au sionisme
de refuge ». Il prendra le relais du « Mouvement
pour le grand Israël » comme
lobby de la colonisation. Le 8 décembre
1975, Rabin (dont Sharon vient d’être
nommé conseiller à la sécurité) leur propose
de s’installer dans le camp militaire
de Kadoum. « Le Goush Emounim
a appris les fondamentaux de sa lutte :
le fait accompli, l’organisation, la détermination
et le lobbying politique. » [6]

La montée en puissance du Goush Emounim
En 1977, la droite arrive au pouvoir.
Menahem Begin est contraint de signer
les accords de Camp David de 1979 et
d’évacuer les colonies du Sinaï. Il fait
accepter l’accord par la droite contre la
promesse de renforcer en Cisjordanie
la colonisation qui s’est développée
durant les gouvernements précédents
selon les axes du plan Allon.
Le gouvernement lance un nouveau programme
de construction en Cisjordanie
et institue des conseils chargés d’administrer
les colonies dans le territoire
palestinien. Leur direction est souvent
assurée par le Goush Emounim, qui
reçoit des fonds du gouvernement, lesquels
transitent par l’Organisation sioniste
mondiale. La colonisation fonctionne
à plein régime, avec l’accord
bienveillant de la Cour suprême. Une
loi ottomane de 1858, reprise par les
Britanniques, qui permet
de déclarer
« terre domaniale »
toute terre non cultivée
pendant trois ans
consécutifs, ou éloignée
de tout lieu
d’habitation (avec
une définition très
extensive), sauvegarde
une apparence
de légalité. Selon
l’organisation israélienne des droits
humains, B’Tselem, 90% des colonies
de Cisjordanie sont aujourd’hui installées
sur des terres dites « domaniales ».
Le Goush Emounim s’efface petit à petit
devant le « Conseil des implantations
juives, de Judée-Samarie et Gaza »
(Yesha) créé en 1980 qui regroupe les
élus des conseils régionaux et locaux
et représente toutes les colonies. Certains
de ses membres appartiennent à
un organisme qui s’occupe de nouvelles
constructions sur le terrain avec les
colons religieux les plus déterminés,
« Amana » dirigé par Zeev Hever, dit
Zambish. Amana se charge de créer les
faits accomplis sur le terrain, appelés
« avant-postes illégaux », ensuite « protégés
» et reliés aux réseaux d’eau et
d’électricité par le gouvernement. [7]
Ariel Sharon, ministre de l’Agriculture
de Menahem Begin et soutien du Goush
Emounim et du Conseil de Yesha, organise
le transfert des fonds vers le département
« implantations » de l’Organisation
sioniste mondiale et gère les
« terres domaniales ». Il met en oeuvre le
plan Drobless, chef du département
« implantations » de l’OSM, présenté en
1978, qui vise la construction de colonies
à proximité des localités palestiniennes
au coeur de la Cisjordanie. Aux
colonies s’ajoute un réseau de routes
qui assurent la liaison entre Israël et le
territoire palestinien. Il s’agit d’« effacer
la Ligne Verte ». Puis de construire
un Mur dit de « séparation » qui en réalité
annexe des terres palestiniennes...
« Entre l’armée et les colons, note Uri
Avnery, une réelle symbiose s’est opérée.
De nombreux colons sont officiers
dans l’armée, l’armée a lourdement
armé les colonies au nom de la ‘défense
territoriale’. Un effort soutenu a été fait
par le camp national religieux pour infiltrer
les rangs inférieurs, moyens et supérieurs
du corps des officiers
et pour combler la
brèche laissée à gauche
par les kiboutznik qui ont
tout simplement disparu
des rangs. La création
de ‘l’arrangement yeshivot’,
des unités homogènes
qui obéissent à
leurs rabbins nationaux
religieux, a été une trahison
des valeurs centrales
de l’armée nationale - plus encore
que l’exemption du service militaire
obligatoire de dizaines de milliers
d’élèves des séminaires orthodoxes » [8].
La dérive théocratique, et fascisante : de Kook à Kahana
C’est donc l’accord parfait entre le gouvernement,
l’armée et les colons « idéologiques
». A côté des colonies dites
« économiques », notamment celles
implantées à la faveur du plan Allon, le
travail idéologique est intense dans les
colonies religieuses. Certains « laïcs »
sont convertis à la pensée messianique.
A Gaza comme en Cisjordanie, à l’exception
des zones de la Ligne Verte, et d’une
grande partie de Jérusalem, l’idéologie
« religieuse » caractérise les colonies.
Mais aussi la pensée « messianique » se
radicalise, surtout depuis les années 90.
Pour ses disciples, « les lois de Dieu
sont au-dessus des lois de l’Etat » [9] :
« Sans sacrifice pour Eretz Israël, il n’y
aurait plus d’Eretz Israël », « Mourir
pour Dieu et la terre d’Israël, en combattant,
c’est une élévation » [10]. Et les
thèses de Meir Kahana, rabbin prédicateur
raciste, font leur chemin. Fondateur
du mouvement Kach (« C’est ainsi ») - déclaré illégal en Israël -
Kahana, assassiné à New-York en 1990,
prônait la sanctification du nom de Dieu
par la violence, l’expulsion ou, à défaut,
l’assassinat, des « non Juifs » (en premier
lieu les Arabes) vivant en Israël et
dans le territoire palestinien ainsi que
l’instauration d’une théocratie.
Un mouvement
fasciste et actif, même si
très minoritaire. En particulier
en sont issus
Baroukh Golstein,
l’auteur du massacre de
la mosquée du tombeau
d’Abraham à Hébron en
février 1994, et ceux que
l’on appelle aujourd’hui
les « gens des collines »,
parmi lesquels surtout
des jeunes. Ils prônent la
« vengeance » dans le
sang. Des posters portant le portrait de
Kahana sont affichés un peu partout en
Israël même, des inscriptions « mort aux
Arabes » fleurissent. « Parmi les colons,
le noyau dur des extrémistes est en Samarie,
pas au Goush Katif... Tsahal et la
police sont vus par ces ‘gens des collines’
comme les représentants d’un pouvoir
ennemi. » [11].
La société israélienne face à cette dérive
Pour cette mouvance, le retrait des colonies
israéliennes de la bande de Gaza
était un crime. D’où les appels à la désobéissance,
voire les menaces, les insultes
contre l’Etat et contre les soldats, ce qui
fait écrire à Zvi Bar’el : « Le peuple
d’Israël, depuis la création de l’Etat, a
dans son immense majorité fait du jeu
politique le champ de bataille légitime.
Une armée juive secrète ? Les Fidèles
du Mont du Temple ? La jeunesse des
collines ? Des assassins juifs ? Ceux-là
étaient à la marge de la marge, une
marge hallucinée et délirante. Mais que
faire si cette marge se met en branle,...
Que faire si ce sont aujourd’hui des
‘citoyens compatissants’
comme le leader
des colons Pinhas
Wallenstein ou le
député d’extrême droite
Zvi Hendel qui jouent
le rôle habituellement
joué par les dingues ?
Que faire quand
l’extrémisme devient
le centre ? » [12] Malgré
la place dont ils ont
bénéficié dans les
médias publics israéliens,
malgré le matraquage
médiatique en leur faveur, ces
extrémistes n’ont pas été suivis. Et de
nombreuses voix s’élèvent pour mettre
en garde contre un risque de dérive :
malgré sa qualification d’« organisation
terroriste » et son interdiction, le Kach
conserve toute latitude pour poursuivre
son action illégale.
Uri Avnery, lui, se souvient : « Au cours
des dernières années de la République
allemande de Weimar, une de ses caractéristiques
a été l’attitude tolérante des
tribunaux envers les voyous nazis qui
provoquaient des émeutes, frappaient
les passants à l’air juif, organisaient
des batailles de rue avec les communistes,
blessaient et tuaient. Ceux-ci s’en
tiraient invariablement avec des peines
légères. Les juges les traitaient de bons
garçons égarés, de vrais patriotes qui
en faisaient trop. Les antinazis, en
revanche, quand ils étaient accusés du
même comportement, étaient sévèrement
punis. » [13] Et de comparer cette
situation avec celle d’Israël aujourd’hui.
Qu’en sera-t-il demain ? Soit le retrait
de Gaza devient un premier pas vers
une poursuite du démantèlement des
colonies, et l’espoir est encore permis.
Soit au contraire, comme Ariel Sharon
le dit, il s’agit d’assurer l’emprise israélienne
en Cisjordanie. Et il aura encore
besoin des colons idéologiques messianiques
gangrenés par les extrémistes
kahanistes. Et le pire est alors à attendre
pour les Palestiniens, mais aussi pour
l’Etat d’Israël lui-même.
Sylviane de Wangen