Marwan Barghouthi est membre du Conseil révolutionnaire du Fatah. Il est actuellement dans une prison israélienne, condamné à vie, mais tous les observateurs, même israéliens, le considèrent comme un leader palestinien potentiel pour l’avenir. Son emprisonnement est jugé comme un acte politique et sa libération constituera un élément substantiel pour tout progrès politique à venir.
Question : comment envisagez-vous les futures relations de travail entre le Président Mahmoud Abbas (Abu Mazen), membre du mouvement Fatah, et le gouvernement dirigé par le Hamas à la lumière de la politique unilatérale d’Israël et du boycott international du gouvernement Hamas ?
Je considère que la mise en place d’institutions palestiniennes démocratiques renforce le combat palestinien et conduit à la solidification du partenariat entre les différents pouvoirs. D’avoir réalisé les élections présidentielles et législatives est une source de fierté pour les Palestiniens et un honneur pour les adhérents du Fatah, car c’est leur mouvement qui a initié et fondé cette structure démocratique. Maintenant, le partenariat national fait partie de l’Autorité palestinienne (AP) avec le Président et le gouvernement - c’est-à-dire entre les mouvements Fatah et Hamas - et il inclut aussi tous les membres du Conseil législatif palestinien (CLP).
A mon avis, la possibilité d’un retour à la table de négociation et au processus, dit processus de paix, s’est réduite considérablement, si ce n’est totalement. C’est le cas surtout depuis Camp David et la déclaration d’Ehud Barak qui déclarait qu’« il n’y a pas de partenaire palestinien ».
Ariel Sharon a repris cette déclaration et en a fait son leitmotiv, puis il a entrepris la liquidation de l’Autorité palestinienne, y compris celle de son président, Yasser Arafat.
Il semble exister un large consensus en Israël à propos de la stratégie des solutions unilatérales laquelle consiste à ignorer complètement les Palestiniens. Le recours d’Israël à une telle stratégie vient de sa réticence à accepter une solution qui donnerait aux Palestiniens un minimum de leurs droits nationaux inaliénables. Les avancées unilatérales ne conduisent pas à la stabilité, à la sécurité, ni à la paix. La paix ne peut être obtenue que par la fin de l’occupation et un retrait complet des Israéliens des terres palestiniennes occupées en 1967 ; par l’établissement d’un Etat palestinien indépendant, avec Jérusalem pour capitale ; et avec la garantie et l’application du droit au retour des réfugiés palestiniens.
Le Hamas peut-il concilier la logique de la poursuite de la résistance armée avec les logiques de l’Autorité palestinienne et du processus politique ?
Il faudrait poser cette question au Hamas. Néanmoins, le Hamas jouit d’une majorité au Conseil législatif palestinien et il a formé, à lui seul, le gouvernement ; il a le droit de choisir sa politique et de la présenter comme ça lui convient. Ceci dit, le Hamas porte la responsabilité de garantir les acquis nationaux obtenus par le peuple palestinien localement, régionalement et internationalement. Il faut aussi rappeler que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) reste le seul représentant légitime du peuple palestinien et la plus haute instance politique. Le fait que l’OLP se trouve actuellement menacée par la stagnation et l’érosion et ait besoin d’une réforme radicale et entière ne lui retire pas cette légitimité. J’espère que le Hamas et le Jihad islamique rejoindront l’organisation parce qu’ils ont un rôle important à jouer sur la scène palestinienne.
J’espère aussi que les moyens seront trouvés pour la reconstruction et la restructuration rapides des institutions de l’OLP, et j’attends avec impatience la réunion du Conseil national palestinien (CNP) dans ses nouvelles structures, pour que soit préservée l’unité nationale dans l’organisation. Je crois qu’en application de la constitution provisoire, les pouvoirs de l’AP sont répartis entre le Président et le gouvernement, tous deux élus et le Hamas doit prendre ceci en considération très sérieusement. Il est déplorable qu’une lutte de pouvoir puisse être étalée à la télévision à un moment où les réels pouvoirs en Palestine sont tombés entre les mains de l’occupant, et pendant que le peuple palestinien, avec l’AP, le Président et le CLP, sont toujours sous occupation.
Le fait est que le Fatah a pu réconcilier le politique, le diplomatique, le dialogue et le contrôle de l’AP, d’une part, et la résistance et l’Intifada d’autre part, soutenu par une légitimité internationale aussi bien que par les lois et résolutions concernant la Palestine. Le Hamas sera-t-il capable d’y parvenir ?
L’avenir immédiat le dira. A mon avis, le Hamas doit garder l’option de la résistance et rejeter les concessions gratuites, mais il va se trouver confronté à de grandes difficultés pour combiner Autorité palestinienne et résistance.
Que présage la nouvelle position du Hamas quand il évoque, pour la première fois, la possibilité d’une coexistence avec les Israéliens dans le cadre de deux Etats et sur la base d’une trêve de longue durée ?
Il y a un consensus au sein des forces et factions palestiniennes reconnaissant que l’objectif du peuple palestinien dans cette conjoncture historique est l’établissement d’un Etat indépendant, pleinement souverain, à l’intérieur des frontières de 1967, avec Jérusalem comme capitale et l’application du droit au retour pour tous les réfugiés palestiniens. C’est ce qui a été convenu pour la Déclaration du Caire qui marque une acceptation indirecte du principe de la solution à deux Etats.
Dans un message aux Nations unies, le nouveau ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, Mahmoud al-Zahhar, aurait lui-même parlé d’une solution à deux Etats, et les dirigeants du Hamas ont réagi favorablement aux principes de paix comme proposés par les pays arabes. Je pense que le Hamas et son gouvernement recherchent une réciprocité et une contrepartie à leur acceptation d’évoluer politiquement. Ils ont le droit d’insister pour une réciprocité véritable ; il n’est ni acceptable ni logique de faire des concessions gratuites.
Comment envisagez-vous votre sortie de prison sachant que selon certaines rumeurs vous pourriez être inclus dans un échange de prisonniers entre Israël et le Hezbollah ?
Tout d’abord, laissez-moi souligner que ma préoccupation majeure reste la liberté pour tous les Palestiniens et j’espère - et même je crois - que le moment est proche où ils obtiendront cette liberté, leur indépendance et le droit au retour. Il n’y a que la Bande de Gaza qui a été libérée mais c’est le début de la fin de cette occupation prolongée. Je suis certain que ceux qui ont réussi à mettre de force l’occupant hors de la Bande de Gaza sont capables de faire de même pour la Cisjordanie et Jérusalem-Est. L’occupation vit ses dernières étapes et les tentatives israéliennes pour la maintenir sont vouées à l’échec.
Il serait difficile de vraiment savourer sa propre liberté si le peuple palestinien n’a pas obtenu la sienne d’abord. Durant ces dernières décennies, il y a eu plusieurs échanges de prisonniers et je suis absolument persuadé que notre peuple n’oubliera pas, n’abandonnera pas ses prisonniers. De la même manière, je ne peux envisager qu’un dirigeant ou un gouvernement palestinien puisse signer un accord qui ne stipulerait pas la libération de tous les prisonniers - dont le nombre croît chaque jour - et qui les abandonnerait comme otages entre les mains de l’occupant.
Depuis mon arrestation, beaucoup de rumeurs ont circulé sur ma libération. Une fois, c’était pour un échange avec Azzam Azzam, l’espion israélien incarcéré en Egypte, une autre avec [Jonathan] Pollard, ou pour l’échange de Ron Arad. D’autres fois, c’était pour être dans un échange avec le Hezbollah, ou dans une initiative pour renforcer et soutenir Abu Mazen. La réalité, c’est que je suis toujours en prison et avec moi, dix mille hommes et femmes détenus - la plupart étant des jeunes - qui dépérissent toujours dans les prisons israéliennes.
L’absence d’Arafat a, entre autres choses, mis la direction du Fatah dans une situation critique. La nouvelle génération de dirigeants sera-t-elle capable de combler ce vide et de résoudre la crise qui menace ?
Le martyre d’Arafat a provoqué un grand vide, et dans le Fatah, et nationalement. Il est un symbole et un leader irremplaçables et j’avais espéré qu’il accepte de réunir le 6ème congrès du Fatah avant sa disparition prématurée. Nous avons insisté, moi et d’autres dirigeants et cadres du mouvement, pour le convaincre de le faire sachant qu’aucun congrès ne s’était réuni depuis deux décennies. A mon avis, c’est la cause des erreurs et de la stagnation du Fatah. Le résultat des dernières élections législatives est l’une des conséquences de la non tenue de ce congrès, ajoutée à l’absence d’organisation et de cohésion au sein du mouvement et au manque de renouvellement de la direction.
Cela a conduit de nombreux dirigeants et cadres éminents et compétents, à la fois de Palestine et de la diaspora, à ne pas souhaiter faire partie des conseils de direction. Nous envisageons un congrès qui incarnera l’unité du mouvement, consolidera sa position à la tête du combat national palestinien. Le temps est venu d’ouvrir les portes à une jeune génération de militants à qui l’on pourra confier la direction des institutions du mouvement.
La crise du Fatah lui a fait perdre sa place dans le gouvernement de l’Autorité palestinienne. Le Fatah peut-il se faire à cette situation sans précédent d’être dans l’opposition ?
Le Fatah était, et il est toujours, un pionnier pour de grandes initiatives, du soulèvement armé à la mise en œuvre d’élections justes et démocratiques. Le mouvement sera un modèle dans une opposition nationale responsable et sauvegardera les acquis démocratiques. Quiconque croit que le sort du Fatah est lié à son nombre de sièges au parlement et de ministres au gouvernement est dans l’erreur. La priorité du Fatah reste la réalisation des objectifs nationaux et il continue de considérer la résistance comme le moyen d’y parvenir.
Le courant représenté par Marwan Barghouthi au sein du Fatah existe-t-il toujours ? Et comment voyez-vous le Fatah sortir de sa crise ?
Je suis honoré de représenter le Fatah et l’histoire illustre de son combat. Le Fatah a donné un grand nombre de martyrs, de prisonniers et de combattants. Pendant des décennies, il s’est conduit, et il continue de se conduire comme un mouvement de la résistance s’efforçant de libérer sa patrie et de réaliser le retour des réfugiés. Nous croyons à la nécessité de consolider le système démocratique dans le Fatah et dans le peuple palestinien, et à l’importance du partenariat entre les générations et entre les Palestiniens, de Palestine et de la diaspora.
L’arrivée du Hamas dans l’Autorité suscite une théorie selon laquelle la société palestinienne s’islamiserait à travers son option démocratique.
Je crois le Hamas, dans son ensemble, pleinement conscient des priorités du peuple palestinien : la fin de l’occupation, obtenir la liberté et l’indépendance, réaliser le retour des réfugiés et sauvegarder le caractère démocratique de la société palestinienne.
Nous travaillerons à maintenir les principes démocratiques et pluralistes dans l’ordre politique. Et nous travaillerons à préserver les acquis sociaux, économiques et politiques, à protéger et à combattre pour les libertés individuelles et les droits de chacun dans la société. Nous sommes fiers de notre législation qui a permis aux femmes d’être élues dans les conseils locaux et au Conseil législatif palestinien - un évènement sans précédent dans le monde arabe. Bien qu’il aille en deçà de nos ambitions, nous proposerons d’amender la loi en vue d’arriver à un quota de 30 % de sièges pour les femmes au CLP.
Les Hamas construira-t-il un Etat ? Ou, du fait de sa présence dans l’AP, construira-t-il une base sociale large pour un Etat islamique en Palestine ?
Comme je l’ai mentionné, le Hamas est tout à fait conscient des priorités de notre peuple. Le Hamas et son gouvernement doivent consacrer tous leurs potentiels et toutes leurs capacités à travailler à cette fin. La préoccupation à propos des questions internes - quoique essentielles - ne doit pas mener le gouvernement, et qui que ce soit d’autre, à perdre de vue l’objectif premier de notre peuple, qui est la liberté et la construction d’un Etat, dont le Fatah a posé la fondation : l’Autorité palestinienne. C’est la tâche à laquelle est confronté le peuple palestinien dans son entier, avec toutes ses forces, ses partis et ses institutions. Il appartient à celui qui a la charge de gouverner de préserver les acquis gagnés jusqu’ici, pour en tirer parti et les développer.
L’option d’une séparation économique d’avec Israël est-elle une solution qui aidera à la continuation de l’instauration de la paix et à l’établissement d’un Etat palestinien indépendant ? Ou ouvrira-t-elle la possibilité d’une crise économique insurmontable, comme l’estiment certains Palestiniens ?
La stratégie économique palestinienne est censée nous conduire à la libération d’une économie dépendante d’Israël. Cependant, ceci requiert que les Palestiniens maîtrisent souverainement les passages frontaliers, les frontières, l’aéroport et le port maritime. Cela demande aussi l’ouverture des marchés arabes aux produits palestiniens et l’amélioration de nos méthodes de travail. Mais il reste de très réelles difficultés pour atteindre cet objectif national important. Il est difficile de construire une économie libre sous un système d’occupation avec toutes ses restrictions. Le gouvernement palestinien doit promouvoir les produits palestiniens et décourager la production et les produits israéliens.
Comment pensez-vous que les Palestiniens, l’AP et le gouvernement Hamas, se sortiront de la crise actuelle ?
Il est certain que les Palestiniens sont confrontés à un siège plus sévère de jour en jour. Ils glissent vers le chaos aux niveaux internes et à celui de la sécurité et ils luttent avec une multiplicité de programmes et de stratégies. Ils se trouveront bientôt face à un défi dangereux avec la tentative du gouvernement israélien d’imposer sa solution. Ils doivent aussi trouver les façons et les mécanismes pour s’y opposer, pour rétablir des relations avec la communauté internationale et y gagner des soutiens, et s’accrocher aux acquis qu’ils ont gagnés jusqu’ici.
Pour sortir de la crise, tel que je le vois, il faut se lancer immédiatement dans une stratégie de dialogue au niveau le plus haut entre les directions du Fatah et du Hamas pour parvenir à un mémorandum exposant la compréhension ou un accord stratégique entre les deux mouvements. L’étape suivant sera de présenter cet accord, de contacter toutes les forces, factions et personnalités pour entendre leur opinion. Plus tard, une conférence nationale se tiendra avec la participation de la direction palestinienne, de Palestine et de la diaspora. Ce document aurait l’avantage de représenter tout ce qui compte sans exception et d’inclure le Hamas et le Jihad islamique dans l’OLP. Par conséquent, ce qui est nécessaire, c’est la reconstruction des institutions de l’OLP et celle de ses conseils. En plus, un mécanisme précis de négociations entre la présidence et le gouvernement doit être instauré, de même pour les relations entre les différents éléments de la résistance, ce qui suppose la création d’un front uni de la résistance. En fin de compte, le gouvernement doit être formé à nouveau, avec la participation de toutes les forces, et la condition que tout ceci soit réalisé dans une période qui ne dépasse pas les trois mois.
Cet entretien a d’abord été publié dans le journal libanais Al-shira. Cette publication est la première en version anglaise : par Palestine-Israël Journal et AIC.