Photo : Novembre 2023, Palestiniennes faisant la queue pour du pain © UNRWA photo par Ashraf Amra
Les chiffres sont tout aussi désespérants. La principale autorité mondiale en matière d’insécurité alimentaire, le Comité de révision de la famine de l’organisation IPC (Integrated food security Phase Classification - classification de la phase de sécurité alimentaire intégrée), estime que 90 % des habitants de Gaza - soit quelque 2,08 millions de personnes - sont confrontés à une insécurité alimentaire aiguë. En effet, on estime que 95 % des personnes confrontées à une famine imminente dans le monde aujourd’hui se trouvent à Gaza.
En tant qu’experte en santé publique palestinienne, je crains que la situation n’ait pas encore atteint son point le plus bas. En janvier 2024, un grand nombre des principaux bailleurs de fonds de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés qui fournit l’essentiel des services aux Palestiniens de Gaza, ont suspendu leurs dons à l’agence en réponse aux allégations selon lesquelles une douzaine des 30 000 employés de l’agence étaient peut-être impliqués dans l’attaque du 7 octobre 2023 menée par le Hamas. L’agence a indiqué qu’elle ne serait plus en mesure d’offrir ses services à partir du mois de mars et qu’elle perdrait sa capacité à distribuer de la nourriture et d’autres fournitures vitales au cours de ce mois.
Avec au moins 28 000 morts et 68 000 blessés confirmés, les bombes israéliennes ont déjà eu un coût humain catastrophique à Gaza - la famine pourrait être la prochaine tragédie à frapper le territoire.
En effet, deux semaines après le lancement par Israël d’une campagne militaire massive dans la bande de Gaza, Oxfam International a signalé que seuls 2 % environ de la quantité habituelle de nourriture étaient livrés aux habitants du territoire. À l’époque, Sally Abi Khalil, directrice d’Oxfam pour le Moyen-Orient, avait déclaré que "rien ne peut justifier l’utilisation de la famine comme arme de guerre". Mais quatre mois plus tard, le siège continue de restreindre la distribution d’une aide adéquate.
Mettre les Palestiniens "au régime"
Les bombes israéliennes ont détruit des maisons, des boulangeries, des usines de production alimentaire et des épiceries, ce qui fait qu’il est plus difficile pour les habitants de Gaza de compenser l’impact de la réduction des importations de nourriture.
Mais l’insécurité alimentaire à Gaza et les mécanismes qui la favorisent n’ont pas commencé avec la réponse d’Israël à l’attaque du 7 octobre.
Un rapport des Nations unies datant de 2022 a révélé qu’un an avant la dernière guerre, 65 % des habitants de Gaza étaient en situation d’insécurité alimentaire, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas régulièrement accès à une quantité suffisante d’aliments sains et nutritifs.
De multiples facteurs ont contribué à cette insécurité alimentaire, notamment le blocus de Gaza imposé par Israël et mis en œuvre par l’Égypte depuis 2007. Tous les articles entrant dans la bande de Gaza, y compris les denrées alimentaires, sont soumis à des inspections israéliennes, retardées ou refusées.
Les denrées alimentaires de base ont été autorisées, mais en raison des retards à la frontière, elles peuvent se gâter avant d’entrer dans la bande de Gaza.
Une enquête menée en 2009 par le journal israélien Ha’aretz a révélé que des aliments aussi variés que les cerises, les kiwis, les amandes, les grenades et le chocolat étaient totalement interdits.
À certains moments, le blocus, qu’Israël prétend être une mesure de sécurité inévitable, a été assoupli pour permettre l’importation d’un plus grand nombre de produits alimentaires. Par exemple, en 2010, Israël a commencé à autoriser les chips, les jus de fruits, le Coca-Cola et les biscuits.
En imposant des restrictions sur les importations de produits alimentaires, Israël semble vouloir faire pression sur le Hamas en rendant la vie difficile à la population de Gaza. Selon un conseiller du gouvernement israélien en 2006, "l’idée est de mettre les Palestiniens au régime, mais pas de les faire mourir de faim".
Pour ce faire, le gouvernement israélien a commandé en 2008 une étude visant à déterminer exactement le nombre de calories dont les Palestiniens auraient besoin pour éviter la malnutrition. Le rapport n’a été rendu public qu’à l’issue d’une bataille juridique en 2012.
Le blocus a également aggravé l’insécurité alimentaire en empêchant le développement significatif d’une économie à Gaza.
L’ONU cite les "coûts de production et de transaction excessifs et les obstacles au commerce avec le reste du monde" imposés par Israël comme la principale cause du grave sous-développement dans les territoires occupés, y compris à Gaza. En conséquence, à la fin de l’année 2022, le taux de chômage à Gaza avoisinait les 50 %. Cette situation, associée à l’augmentation constante du coût des denrées alimentaires, fait qu’il est difficile pour de nombreux ménages gazaouis de se procurer de la nourriture, ce qui les rend dépendants de l’aide, qui fluctue fréquemment.
Entrave à l’autosuffisance
Plus généralement, le blocus et les multiples destructions de certaines parties de la bande de Gaza ont rendu presque impossible la souveraineté alimentaire dans le territoire.
Une grande partie des terres agricoles de Gaza se trouve le long des "zones interdites", qu’Israël a rendues inaccessibles aux Palestiniens, qui risquent d’être abattus s’ils tentent d’accéder à ces zones.
Les pêcheurs de Gaza sont régulièrement la cible des canonnières israéliennes s’ils s’aventurent plus loin dans la Méditerranée que ce qu’autorise Israël. Comme les poissons qui se trouvent plus près du rivage sont plus petits et moins abondants, le revenu moyen d’un pêcheur de Gaza a diminué de plus de moitié depuis 2017.
Pendant ce temps, une grande partie des infrastructures nécessaires à une production alimentaire adéquate - serres, terres arables, vergers, bétail et installations de production alimentaire - ont été détruites ou fortement endommagées lors des différentes séries de bombardements à Gaza. Les donateurs internationaux ont hésité à reconstruire à la hâte des installations alors qu’ils ne peuvent garantir que leur investissement durera plus de quelques années avant d’être à nouveau bombardé.
Le dernier siège en date n’a fait qu’affaiblir la capacité de Gaza à être autosuffisante sur le plan alimentaire. Au début du mois de décembre 2023, on estimait que 22 % des terres agricoles avaient été détruites, ainsi que des usines, des exploitations agricoles et des installations d’approvisionnement en eau et d’assainissement. L’ampleur de la destruction ne sera peut-être pas connue avant des mois, voire des années.
Pendant ce temps, l’inondation par Israël des tunnels situés sous certaines parties de la bande de Gaza avec de l’eau de mer risque de tuer les cultures restantes, de rendre la terre trop salée et de la rendre instable et sujette aux glissements de terrain.
La famine comme arme de guerre
Outre les nombreux effets de la famine et de la malnutrition sur la santé, en particulier celle des enfants, ces conditions rendent les gens plus vulnérables aux maladies, ce qui constitue déjà une préoccupation majeure pour les personnes vivant dans les abris surpeuplés où les gens ont été contraints de fuir.
En réponse à la crise alimentaire actuelle à Gaza, Alex de Waal, auteur de " La famine de masse : l’histoire et l’avenir de la famine ", a clairement déclaré : "S’il est possible de bombarder un hôpital par accident, il n’est pas possible de créer une famine par accident". Il affirme que le crime de guerre de famine n’a pas besoin d’inclure la famine pure et simple - le simple fait de priver les gens de nourriture, de médicaments et d’eau potable est suffisant.
Le recours à la famine est strictement interdit par les Conventions de Genève, un ensemble de textes qui régissent les lois de la guerre. La famine a été condamnée par la résolution 2417 des Nations unies, qui dénonce le recours à la privation de nourriture et des besoins essentiels de la population civile et oblige les parties au conflit à garantir un accès total à l’aide humanitaire.
Human Rights Watch a déjà accusé Israël d’utiliser la famine comme arme de guerre et, à ce titre, accuse le gouvernement israélien de crime de guerre. Le gouvernement israélien, quant à lui, continue d’accuser le Hamas d’être responsable de toute perte de vie à Gaza.
Cependant, le fait de démêler les intentions d’Israël - qu’il utilise la famine comme une arme de guerre, pour forcer des déplacements massifs, ou si, comme il le prétend, il s’agit simplement d’un sous-produit de la guerre - n’apporte pas grand-chose à la population de Gaza.
Ils ont besoin d’une intervention immédiate pour éviter des résultats catastrophiques. Un père de famille de Gaza a déclaré : "Nous sommes obligés de manger un repas par jour - les conserves que nous recevons des organisations d’aide. Personne ne peut se permettre d’acheter quoi que ce soit pour sa famille. Je vois ici des enfants qui pleurent de faim, y compris les miens".
L’auteure, Yara M. Asi, est professeure adjointe en gestion de la santé mondiale et en informatique, Université de Floride centrale.
Traduction : AFPS