Al Hayat : Vous vous êtes rendu six fois au Proche-Orient l’an dernier ; la chancelière fédérale Angela Merkel prévoit un voyage dans la région à court terme. Qu’est-ce que le gouvernement fédéral espère obtenir, et quel est à votre avis le rôle que l’Allemagne pourrait jouer pour contribuer à faire progresser le processus de paix au Proche-Orient ?
M. Steinmeier : Le Proche-Orient est une région stratégique pour l’Europe. Tout d’abord, nos religions ont les mêmes racines et nous partageons une histoire commune. Étant donné que nous sommes de proches voisins, votre sécurité nous concerne directement et nous ne pouvons donc pas nous permettre de rester indifférents face à un conflit qui dure depuis trop longtemps. Comme vous le savez, l’Allemagne entretient des relations étroites et de longue date avec tous les pays de la région. En outre, notre histoire nous a légué une responsabilité particulière envers l’État d’Israël et envers le peuple juif.
Ces deux dernières années, le conflit israélo-palestinien a pris une tournure de plus en plus grave. Nous avons manifestement besoin d’un engagement international plus intense et continu, et la meilleure façon de le garantir est au travers du Quartette, composé des Nations Unies, de la Russie, des États-Unis et de l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle le gouvernement fédéral a cherché à réanimer le processus du Quartette au cours des derniers mois. Comme vous le savez, nous tiendrons une réunion des ministres des Affaires étrangères du Quartette à Washington le 2 février et nous espérons que cette rencontre aidera à réorienter le processus politique vers des négociations de paix.
Al Hayat : De nombreuses personnes au Proche-Orient ne comprennent pas votre politique - c’est-à-dire celle de l’Union européenne - vis-à-vis du Hamas en Palestine. Vous avez réclamé des élections démocratiques, et lorsque les Palestiniens ont élu le Hamas, vous avez choisi de boycotter son gouvernement, de stopper les transferts de fonds étrangers nécessaires pour payer les salaires des employés palestiniens, etc. Pouvez-vous expliquer cette politique ?
M. Steinmeier : Ne mélangeons pas les choses : après les élections en janvier dernier, le gouvernement fédéral a reconnu qu’elles avaient été libres et justes et a accepté leur issue. Cela signifie-t-il cependant que nous soyons obligés d’utiliser l’argent de nos contribuables pour financer un gouvernement dont nous considérons la politique irresponsable et dangereuse ? Non ! Nous sommes prêts à coopérer avec le gouvernement palestinien dès qu’il reconnaîtra Israël, qu’il acceptera les accords signés par le passé et qu’il renoncera à l’usage de la violence.
Cependant, nous n’avons pas mis fin à notre soutien au peuple palestinien - au contraire : l’Allemagne a pleinement conscience de la souffrance qu’endure la population, en particulier à Gaza. C’est la raison pour laquelle l’Europe a non seulement continué à fournir de l’aide, mais elle a même augmenté son soutien ! En 2006 uniquement, les contributions financières totales venant de l’Europe s’élevaient à près de 600 millions d’euros, dont 200 millions ont été fournis pour soutenir les employés durement touchés dans les secteurs de la santé et de l’éducation.
Al Hayat : Craignez-vous que la Palestine soit sur la voie d’une guerre civile, étant donné les affrontements quotidiens entre partisans du Hamas et du Fatah ? Et appuyez-vous l’appel du président Abbas pour des élections anticipées ?
M. Steinmeier : Je suis en effet très inquiet à cause de l’escalade de la violence et des enlèvements qui ont lieu dans les territoires palestiniens. La situation de sécurité ne doit pas se détériorer davantage - et certainement pas tourner en guerre civile, ce qui serait un cauchemar ! Toutes les factions palestiniennes doivent assumer leur responsabilité ; les citoyens de Cisjordanie et de Gaza ont souffert trop longtemps déjà. En ce qui concerne des élections anticipées, le président Abbas a tenté, pendant des mois, de former un gouvernement d’unité nationale, sur la base des critères du Quartette - en vain. Aujourd’hui, il entreprend d’ultimes efforts et j’admire l’énergie qu’il a investie dans cette question cruciale. Il mérite que nous attendions de voir si ses efforts aboutissent et que nous acceptions les conclusions qu’il tirera à la fin.
Al Hayat : Comment le processus de paix peut-il reprendre ? L’Allemagne a-t-elle des idées claires à ce sujet, étant donné que vous êtes maintenant à la tête de l’UE ?
M. Steinmeier : Je pense que toutes les forces responsables sont d’accord sur le but à atteindre à la fin du processus : deux États démocratiques - Israël et la Palestine - vivant côte à côte dans la paix et la sécurité. La question décisive est comment revenir dans un processus permettant aux deux parties de s’asseoir à la table des négociations pour lever les derniers obstacles ? À mon avis, la première étape serait de prendre des mesures concrètes afin d’accroître la sécurité des citoyens israéliens et d’améliorer sensiblement les conditions de vie des citoyens palestiniens : un cessez-le-feu complet - c’est-à-dire plus de tirs de roquettes Qassam sur le territoire israélien -, une plus grande liberté de mouvement pour les Palestiniens, le dégel des recettes fiscales palestiniennes, etc. Des premiers pas dans cette direction ont déjà été accomplis à la suite de la rencontre entre le Premier ministre Olmert et le président Abbas. Ils doivent maintenant être mis en oeuvre intégralement. Je crois que le Quartette peut aider les parties à continuer dans cette direction. Puis une fois que nous aurons établi la confiance nécessaire, nous devrions chercher à créer un climat où des pas plus audacieux pourront être accomplis.
Al Hayat : Est-il vrai que l’Allemagne a essayé de jouer un rôle entre les Syriens et les Israéliens afin de raviver les négociations de paix entre eux ? Avez-vous fait passer des messages des Syriens aux Israéliens et y a-t-il de l’espoir que les négociations reprennent entre les deux parties ?
M. Steinmeier : Nous n’avons pas joué de rôle de médiateur entre Israël et la Syrie. Je pense qu’à l’avenir, la Syrie pourra être un acteur important dans la région. Je ne crois pas cependant que la politique actuelle de Damas serve ses intérêts légitimes. Le président Assad m’a dit récemment que la Syrie veut faire partie de la solution et non du problème au Proche-Orient. C’est une déclaration positive, mais qui doit être mise en pratique : la reconnaissance sans restriction de la souveraineté du Liban et une approche constructive et positive à l’égard des efforts de paix israélo-palestiniens sont deux éléments- clés dans ce contexte. J’espère que les dirigeants syriens feront preuve d’assez de sagesse et de courage pour jouer un rôle constructif à l’avenir. Cela ouvrirait à la Syrie un large éventail de possibilités.
Al Hayat : L’Allemagne joue-t-elle un rôle quelconque dans les négociations entre Israël et le Hezbollah au sujet de la libération des deux soldats (qui sont peut-être morts) capturés l’été dernier à la frontière entre Israël et le Liban ?
M. Steinmeier : Comme vous le savez, le gouvernement fédéral a tenté, par le passé, d’apporter son aide dans des questions humanitaires là où c’était possible. Je ne peux malheureusement pas faire des commentaires sur le dossier que vous évoquez.
Al Hayat : Qui est selon vous responsable de la guerre au Liban en juillet-août de l’ann��e dernière : Israël ou le Hezbollah ? Israël peut-il justifier d’une quelconque manière d’avoir bombardé les infrastructures du Liban durant l’été ?
M. Steinmeier : La confrontation de l’été dernier a été incontestablement provoquée par le Hezbollah qui, en flagrante violation des résolutions de l’ONU, a capturé deux soldats israéliens sur le territoire israélien. Il n’y a aucune justification que ce soit pour une telle action. Durant les combats qui ont suivi, nous avons insisté sur notre conviction que toute action militaire devait être proportionnée et que la vie de civils innocents devait être préservée. J’aimerais attirer votre attention sur une autre conséquence de l’attaque du Hezbollah : dans l’opinion publique israélienne, de plus en plus de personnes pensent que tout retrait des troupes israéliennes ne mènera pas à la paix, mais à davantage de violence. Israël s’est retiré du Sud-Liban, et le Hezbollah a attaqué. Israël s’est retiré de la bande de Gaza, et des roquettes Qassam continuaient d’être tirées. Comment un gouvernement israélien peut-il convaincre sa population que le retrait des territoires occupés est la recette de la paix ? Ceux qui justifient leurs attaques par l’occupation continue ne comprennent pas qu’ils sont en fait en train de saboter les chances d’un retrait supplémentaire.
Al Hayat : Le gouvernement du Liban semble être bloqué par une lutte de pouvoir avec l’opposition (principalement le Hezbollah et les partisans du général Aoun). L’Allemagne soutient-elle le gouvernement de M. Siniora ? Et êtes-vous d’accord avec le gouvernement libanais qui affirme que la Syrie soutient le mouvement d’opposition qui cherche à le renverser ?
M. Steinmeier : Premièrement, la question n’est pas de savoir si, personnellement, je préfère tel ou tel gouvernement. Dans une démocratie, il faut s’en tenir à une procédure démocratique pour changer de gouvernement élu. Personnellement j’admire le Premier ministre Siniora pour le courage et la responsabilité qu’il a affichés durant le douloureux conflit de cet été. Et je pense qu’on ne devrait pas sous-estimer le rôle qu’il a joué, et qu’il continue de jouer, en rassemblant un soutien international pour le Liban.
Deuxièmement, je suis très inquiet par la crise intérieure persistante au Liban. Nous ne devons pas risquer à nouveau une violence entre factions. Les Libanais ont souffert pendant trop d’années à cause de la violence et de la guerre, ils ont été témoins de trop d’assassinats politiques et ont désespérément besoin de paix afin de reconstruire leur pays. Nous ne pouvons tolérer une situation dans laquelle les citoyens libanais se demandent à nouveau si leurs enfants ont un avenir dans le pays !
Troisièmement, je suis convaincu que la crise actuelle ne peut être résolue que par un dialogue entre le gouvernement et l’opposition. Cette question ne peut être réglée que par le peuple libanais et ses dirigeants politiques. Les voisins du Liban doivent accepter sa souveraineté.
Al Hayat : L’Allemagne n’a pas soutenu l’action militaire des États-Unis contre l’Iraq en 2003. Êtes-vous d’accord avec ceux qui reprochent à l’Amérique d’être responsable de la situation actuelle en Iraq, et pensez-vous que l’Iraq est maintenant en proie à une guerre civile ?
M. Steinmeier : L’Allemagne avait de bonnes raisons d’être opposée à la guerre contre l’Iraq et, malheureusement, nous constatons aujourd’hui que nombre des craintes que nous avions exprimées à l’époque se sont réalisées. Face aux effusions de sang quotidiennes et à la recrudescence de la violence ethnique et religieuse, je ne pense cependant pas qu’il soit opportun de s’interroger sur les responsables. Nous devons plutôt nous concentrer sur les moyens de construire un Iraq sûr, stable et uni. L’Allemagne et l’Europe continueront de soutenir les efforts que le gouvernement iraquien déploie pour reconstruire et stabiliser leur pays. Mais je suis néanmoins convaincue que la clé pour un Iraq uni, fédéral et démocratique est d’abord et avant tout entre les mains des Iraquiens eux-mêmes. C’est à eux de convenir les principes de coexistence pacifique et de réaliser un consensus politique sur leur avenir commun. Nous sommes prêts à soutenir tous les efforts en vue de la réconciliation et du dialogue à l’échelon national.
Al Hayat : Êtes-vous en faveur d’un retrait rapide des troupes étrangères de l’Iraq ? Pensez-vous que l’Amérique devrait établir un calendrier pour sa présence là-bas ?
M. Steinmeier : L’objectif majeur en Iraq doit être de stabiliser le pays, de maintenir son intégrité territoriale et de permettre au peuple iraquien de retrouver une vie décente et sûre. C’est au gouvernement iraquien et aux forces de la coalition de prendre les dispositions nécessaires pour réaliser cet objectif. Je pense que nous sommes tous d’accord, y compris les États-Unis, pour reconnaître qu’en fin de compte c’est au gouvernement élu démocratiquement et aux forces de sécurité iraquiennes d’assumer la responsabilité de la sécurité du pays. Je n’ai pas l’impression que les pays contributeurs de troupes en Iraq souhaitent y laisser leurs soldats plus longtemps que nécessaire.
Al Hayat : Êtes-vous d’accord avec ceux qui affirment que l’Iraq occupe désormais une place centrale dans la guerre des États-Unis contre la terreur et qu’il n’est par conséquent pas possible de l’abandonner ? Selon vous, l’action américaine dans cette région a-t-elle affaibli Al-Qaida ou contribué à le renforcer ?
M. Steinmeier : Qu’entendez-vous par "abandonner" ? Ce sont 23 millions de citoyens iraquiens qui n’aspirent qu’à la fin de ce bain de sang. Ils ont le droit de vivre dans la paix et la sécurité et ne devraient pas avoir à se demander jour après jour si ce n’est pas l’un des leurs qui a été retrouvé assassiné le matin, soit par des membres d’Al-Qaida ou d’autres milices. La construction d’un Iraq sûr et prospère n’est donc pas simplement une partie d’une "guerre contre la terreur", mais elle est une obligation vis-à-vis du peuple iraquien.
Al Hayat : Que pensez-vous de la manière dont le président Saddam Hussein a été exécuté ?
M. Steinmeier : Je crois que la date de son exécution et la manière dont il a été exécuté risquent de faire de Saddam Hussein un martyr aux yeux de ses partisans. Il faut voir cependant quelles en seront les conséquences à long terme. Notre position est claire : nous sommes opposés à la peine capitale en toutes circonstances. Nous ne nous faisons cependant pas d’illusions sur ce qu’a été la nature du régime de Saddam Hussein qui, pendant des décennies, a opprimé avec brutalité son propre peuple. Des milliers d’innocents ont été tués et torturés, beaucoup d’autres ont disparu, et nous ne devons jamais oublier tout ce qu’ils ont souffert et enduré.
Al Hayat : Nombreux sont ceux qui pensent que l’Iraq risque de se diviser en trois grands groupes : sunnites, chiites et Kurdes. Quelques personnalités politiques à Washington ont soutenu publiquement une telle division de l’Iraq. L’Allemagne a-t-elle une opinion là-dessus et êtes-vous en faveur d’une division de l’Iraq en trois parties fédérales (à la lumière du fait que votre pays est également un État fédéral) ?
M. Steinmeier : L’Allemagne préconise l’intégrité territoriale de l’Iraq ; toute dislocation du pays entraînerait des risques incalculables et mettrait en péril la stabilité régionale. Cela n’empêche pas les structures fédérales. Mais ne vous méprenez pas sur le concept du fédéralisme : il s’agit de diversité dans l’unité, et non d’une structure qui prépare la division d’un pays.
Al Hayat : Participez-vous à la guerre de l’Amérique contre la terreur ? Comment expliquez-vous votre implication dans les opérations menées en Afghanistan sous la conduite des États-Unis contre les talibans et Al-Qaida et, en même temps, votre refus de participer à des opérations similaires en Iraq ?
M. Steinmeier : Malheureusement, les activités et les réseaux terroristes à l’échelle mondiale sont aujourd’hui une réalité à laquelle les dirigeants politiques responsables de la sécurité des citoyens doivent faire face, qu’ils le veuillent ou non. Nous devons nous défendre contre cette menace, y compris par les moyens militaires ; vous avez cité l’exemple de l’Afghanistan où les forces armées allemandes sont impliquées. L’exemple même de l’Afghanistan montre, cependant, que les moyens militaires ne suffisent pas pour combattre les causes du terrorisme. Nous avons également besoin de mesures politiques dans tous les domaines, comme un dialogue politique incluant toutes les parties et un développement économique. Vous vous souvenez peut-être que c’est en Allemagne que la communauté internationale a lancé son engagement civil pour l’Afghanistan à l’occasion de la conférence de Petersberg en 2001.
Al Hayat : On a beaucoup parlé du comportement de vos troupes à Kaboul au sein de l’ISAF (il y a eu le célèbre incident avec des soldats "jouant" avec un crâne). Quelles mesures ont été prises contre les soldats concernés, et pouvez-vous nous donner l’assurance que votre gouvernement ne tolérera jamais plus de tels actes de la part de l’armée ?
M. Steinmeier : L’ensemble du gouvernement et la grande majorité des Allemands ont été horrifiés par ces actes qui nous ont tous choqués. Nous n’avons jamais toléré de tels comportements, et nous ne les tolérerons pas non plus à l’avenir. Des mesures disciplinaires ont été prises contre les soldats concernés.
Al Hayat : L’Allemagne accepte-t-elle l’idée que la Grande-Bretagne envoie le Libyen M. Abdel Basset Ali El Megrahi, condamné pour avoir posé des bombes, purger sa peine dans un pays musulman en échange de la libération des infirmières bulgares en Libye ? Est-ce que c’est une option que vous souhaiteriez négocier avec les Libyens pour régler la question des infirmières ?
M. Steinmeier : Je ne veux absolument pas comparer deux questions qui n’ont rien en commun. Notre position en ce qui concerne les infirmières bulgares emprisonnées - et le médecin palestinien que nous ne devrions pas oublier - est parfaitement claire. Nous voulons qu’ils soient libérés le plus rapidement possible. Nous avons des doutes sérieux quant à la procédure judiciaire telle qu’elle s’est déroulée jusqu’ici. Et nous sommes prêts à tout mettre en oeuvre pour les ramener chez eux.
Permettez-moi de souligner en même temps que nous pensons avec une profonde sympathie aux victimes de cette terrible épidémie qu’est le sida et qui menace la vie de tant d’enfants à Benghazi. Depuis 2005, l’UE a consacré 2 millions d’euros à l’aide humanitaire ; les entreprises internationales ont ajouté 750.000 euros. Ces fonds nous ont permis de contribuer à la construction d’un centre thérapeutique à Benghazi, nous avons formé du personnel, soutenu des campagnes de sensibilisation ainsi qu’une campagne nationale contre le sida, des enfants infectés ont pu se rendre en Europe pour suivre des traitements. Moi-même, je me suis rendu à Benghazi en novembre dernier pour visiter le centre qui bénéficie également d’un soutien de l’Allemagne à l’échelon bilatéral. Ce qui s’est produit à Benghazi est une tragédie pour la Libye et surtout pour tous les enfants infectés et leurs familles. Je ne crois tout simplement pas que les infirmières et le docteur palestinien soient coupables de quelque manière que ce soit -les preuves scientifiques ne manquent pas.