Mai 1948 : entre Haïfa et Tel-Aviv, le port de Tantura, qui comptait quelque 1 700 âmes, disparaît. Les habitants sont déportés après que plus de deux cents civils aient été exécutés puis jetés dans une fosse commune par la brigade Alexandroni de l’armée israélienne. Une fois le village rasé, deux implantations juives s’installent : Nahsholim et Dor.
1998 : Théodore Katz, étudiant israélien en histoire à l’université de Haïfa, en fait le sujet de sa thèse. Son travail atteste du massacre et documente la planification de la Nakba. Il s’appuie en particulier sur 140 heures de témoignages juifs et arabes enregistrés. L’excellence méthodologique du travail de Katz est saluée par le jury. Les choses auraient pu en rester là ; mais deux ans plus tard, un journaliste découvre le mémoire à la bibliothèque universitaire et publie un article retentissant. Un énorme scandale éclate. Les soldats qui avaient témoigné sont sommés de se rétracter par la hiérarchie militaire. Un procès à charge s’ouvre bientôt contre Théodore Katz. À aucun moment il ne pourra expliquer son travail avant d’être condamné pour falsification. Terrorisé, moralement épuisé, et alors qu’on lui interdit de contacter son avocat, il est contraint de signer un démenti. Le lendemain, il réagit et se rétracte. Mais la cour d’appel refuse d’annuler la lettre : Katz est banni de l’université.
« Mon film ne raconte pas seulement ce qui est survenu à Tantura », explique le réalisateur Alon Schwartz, « son véritable sujet est peut-être cet historien qui a été écrasé parce qu’il voulait dire la vérité […] J’ai fait ce film pour raconter les événements de 1948 à mes concitoyens qui ne connaissent pas leur propre histoire. Moi-même, j’ai grandi en Israël, dans une famille profondément sioniste […] nous acceptions, sans la moindre critique, la version officielle. »
Le parallèle avec d’autres massacres perpétrés en Afrique ou en Asie par les puissances coloniales occidentales peut être dressé. « La différence entre Israël et la plupart des autres pays, écrit Sylvain Cypel (Orient XXI du 15/09/22), est que leur impact sur l’opinion est bien plus faible […] La multiplication des révélations sur les crimes passés ou actuels reste sans effet sur une opinion israélienne majoritaire qui, au contraire, ne fait que se radicaliser dans un sens colonial ». Ainsi, plus de 60 % des Israéliens considèrent que la répression sur les Palestiniens a été et reste insuffisante. En face, une petite minorité supporte de moins en moins l’apartheid, au point que beaucoup quittent le pays. Quant au tiers restant, il accepte ces crimes comme une fatalité.
Dans ce contexte, les meurtriers de 1948, qui ont aujourd’hui plus de 90 ans, peuvent soulager leur conscience en confessant leurs actes. C’est par exemple le cas de Amitzur Cohen, à qui Alon Schwartz demande pourquoi il n’a jamais parlé de Tantura à son épouse : « Vous auriez voulu que je lui dise quoi ? Que j’étais un assassin ? […] Je n’ai jamais fait de prisonniers. Quand un groupe d’Arabes se tenait devant moi les mains en l’air, je les descendais tous ». Combien d’Arabes a-t-il tués ? « Je n’ai pas compté, j’avais une mitrailleuse avec 250 balles. Je ne peux pas dire combien ». En droit international, c’est un crime de guerre. Pourtant, Amitzur Cohen ne risque rien : il est couvert. Et il le sait.
Ainsi Yoav Gelbert (vice-président de l’université, qui a joué un rôle central dans la discréditation de Théodore Katz) déclare tranquillement à Alon Schwartz : « Je ne crois pas les témoins […] Je ne vois pas pourquoi on perdrait son temps à faire des fouilles à partir de on-dit ».
Il en est de même pour Drora Pilpel (la juge qui, lors du procès, avait refusé d’examiner le travail de Katz) : alors que le réalisateur lui montre quelques-unes des cassettes enregistrées par Katz, elle se sent moralement obligée – plus de vingt ans après – de les écouter… pour conclure, stoïque : « Si c’est vrai, c’est dommage ». Et elle rajoute calmement : « S’il avait des choses comme ça, il aurait dû insister ».
C’est ainsi que, sous le parking de l’une des plus jolies plages proche de Tel-Aviv, gisent encore aujourd’hui, les restes de victimes de l’un des massacres les plus ignobles de ce qu’en Israël on appelle : « la guerre d’indépendance ».
Bernard Devin