En général, je le rencontre lors de manifestations, comme celles qui ont lieu à la barrière de Bil’in. Cette fois aussi, il n’y eut pas d’autre occasion que celle d’une banale poignée de mains et de quelques mots de politesse.
Nous nous sommes trouvés ensemble pour célébrer le Jour de la Terre dans un petit village près de Qalqilia, dont le nom n’est connu que de peu de gens : Izbat-al-Tabib. Le village a été créé en 1920 et l’autorité d’occupation n’en reconnait pas l’existence. Elle veut le démolir et transférer ses vastes terres à la colonie voisine d’Alfei Menashe.
Nous étions entourés par un important groupe de personnalités respectables – les dirigeants des villages voisins et des personnalités officielles des organismes qui font partie de l’OLP – ainsi que par les habitants du village. Je ne pouvais lui parler que depuis la tribune. Je le suppliai de renforcer la coopération entre les dirigeants palestiniens et le camp de la paix israélien, une coopération qui s’est affaiblie depuis les assassinats de Yasser Arafat et de Fayçal Husseini.
Il est impossible de ne pas aimer Fayyad. Il rayonne d’honnêteté, de sérieux et de sens des responsabilités. Il inspire confiance. Rien de la souillure de corruption qui lui a été imputée. Il n’est le fonctionnaire d’aucun parti. Ce n’est qu’après avoir beaucoup hésité qu’il a rejoint un petit parti (“La Troisième Voie”). Dans la confrontation entre le Fatah et le Hamas, il ne fait partie d’aucun des deux blocs rivaux. Il ressemble à un directeur de banque – et c’est en réalité ce qu’il était : un cadre supérieur de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International.
Le Fayyad de 58 ans est l’exact contraire de Yasser Arafat qui le nomma d’abord ministre des Finances. Le Raïs dégageait l’autorité, le Premier Ministre laisse transparaître un manque d’assurance. Arafat était un extraverti, Fayyad est un introverti. Arafat était un homme de postures théâtrales, Fayyad ne sait pas ce qu’est une posture.
Mais la plus grande différence entre les deux tient à leurs méthodes. Arafat ne mettait pas tous ses œufs dans le même panier, il utilisait de nombreux paniers. Il était prêt à faire appel – simultanément ou alternativement – à la diplomatie et à la lutte armée, à l’action populaire et à des voies secrètes, à des groupes modérés et radicaux. Il avait la conviction que le peuple palestinien était trop faible pour se passer de quelque moyen que ce soit.
Fayyad, en revanche, met tous ses œufs – et ceux des Palestiniens – dans un seul panier. Il choisit une seule stratégie et s’y tient. C’est un pari personnel et national – un pari audacieux et dangereux en vérité.
FAYYAD EST CONVAINCU, à ce qu’il semble, que la seule chance pour les Palestiniens d’atteindre leurs objectifs nationaux repose sur des moyens non violents, en coopération étroite avec les États-Unis.
Son plan consiste à mettre sur pied les institutions nationales palestiniennes et à créeer un base économique solide, et, pour la fin de l’année 2011, de déclarer l’État de Palestine.
Cela rappelle la stratégie sioniste classique sous David Ben-Gourion. En langage sioniste, on appelait cela “créer des faits sur le terrain”.
Le plan de Fayyad se fonde sur l’hypothèse que les États-Unis reconnaîtront l’État palestinien et imposeront à Israël les conditions bien connues de la paix : deux États, le retour aux frontières de 1967 avec des échanges d’un commun accord de territoires limités, Jérusalem-Est comme capitale de la Palestine, l’évacuation de toutes les colonies qui ne seront pas inclues dans les échanges de territoires, le retour d’un nombre symbolique de réfugiés dans le territoire israélien et l’établissement des autres en Palestine ou ailleurs.
CELA SEMBLE une stratégie raisonnable, mais elle soulève de nombreuses questions.
Première question : les Palestiniens peuvent-ils vraiment compter sur les États-Unis pour jouer leur rôle ?
Au cours des dernières semaines, les chances pour que cela se produise se sont améliorées. Après ses impressionnantes victoires à l’intérieur et à l’étranger, le Président Obama est en train de faire preuve d’une assurance renouvelée en ce qui concerne les questions israélo-palestiniennes. Il pourrait maintenant être prêt à imposer aux deux parties un plan de paix américain comportant ces éléments.
Les États-Unis ont exprimé clairement qu’il ne s’agit pas là de propos en l’air, mais d’une stratégie fondée sur une évaluation sérieuse des intérêts nationaux américains, avec le soutien des chefs militaires.
Mais la bataille décisive n’a pas encore eu lieu. On peut s’attendre à une lutte de Titans entre les deux lobbys les plus puissants de Washington : le lobby militaire et le lobby pro israélien. La Maison Blanche contre le Congrès. Le pari de Fayyad se fonde sur l’espoir que Barack Obama, avec l’aide du général David Petraeus, va sortir vainqueur de cette lutte.
C’est un pari raisonnable, mais un pari risqué.
DEUXIÈME QUESTION : est-il possible de construire le “futur État” palestinien sous occupation israélienne ?
Pour le moment, Fayyad connait le succès. Il y a réellement une certaine prospérité en Cisjordanie qui, cependant, profite principalement à une certaine classe. Le gouvernement Nétanyahou soutient cet effort, dans l’illusion qu’une “paix économique” peut tenir lieu de paix réelle.
Mais l’ensemble de cet effort repose sur des pieds d’argile. L’autorité d’occupation peut tout balayer d’un seul coup. Nous avons déjà été témoin de cela avec l’opération “Rempart” de mai 2002, lorsque l’armée israélienne a détruit d’un seul coup tout ce que les Palestiniens avaient construit à la suite des accords d’Oslo. J’ai vu de mes propres yeux les bureaux détruits de l’Autorité Palestinienne à Ramallah, les ordinateurs brisés, les monceaux de documents détruits dispersés sur le sol dans les ministères de l’Éducation et de la Santé, les murs enfoncés de la Mouqata.
Si le gouvernement israélien en décide, toutes les administrations gouvernementales bien organisées de Fayyad, toutes les nouvelles entreprises et les initiatives économiques, partiront en fumée.
Fayyad fait confiance au filet de sécurité américain. Et il est vrai qu’on peut douter de la possibilité pour Nétanyahou de faire, à l’ère Obama, ce que fit Ariel Sharon en 2002 sous George W. Bush.
Un élément important de la nouvelle situation est “l’armée de Dayton”. Le général des États-Unis Keith Dayton est en train de former les forces de sécurité palestiniennes. Tous ceux qui les ont vus savent qu’il s’agit, à toutes fins utiles, d’une armée régulière. (Lors de la manifestation de la Journée de la Terre, les soldats palestiniens, avec leurs casques et leurs uniformes kakis, étaient déployés sur la colline, tandis que les soldats israéliens, semblablement équipés, étaient déployés en dessous. C’était en zone C, qui selon les accords d’Oslo est sous contrôle militaire israélien. Les deux armées utilisaient les mêmes jeeps américaines, simplement peintes de couleurs différentes.)
Il n’y a pas de doute que Fayyad a conscience qu’il y a seulement une faible différence entre sa stratégie et la collaboration avec l’occupation.
TROISIÈME QUESTION : qu’arrivera-t-il si les Palestiniens déclarent leur État à la fin de l’année 2011 ?
Beaucoup de Palestiniens sont sceptiques. Après tout, le Conseil National Palestinien a déjà déclaré un État palestinien indépendant en 1988. À cette occasion festive, la Déclaration d’Indépendance Palestinienne, écrite par le poète Mahmoud Darwish, fut prononcée. Elle ressemblait étrangement à la Déclaration Israélienne d’Indépendance. Des dizaines de pays reconnurent cet État, et les représentants de l’OLP y jouissent du statut officiel d’ambassadeur. Mais, est-ce que cela a amélioré la situation des Palestiniens ?
La principale question est de savoir si les États-Unis reconnaîtront l’État palestinien dès le jour de sa fondation et si le Conseil de Sécurité des Nations Unies lui emboîtera le pas.
En mai 1948, les États-Unis accordèrent au nouvel État d’Israël une reconnaissance de facto mais non de jure. Staline les devança en reconnaissant Israël de jure immédiatement.
Si l’espoir de Fayyad se réalise et si les États-Unis reconnaissent l’État de Palestine, la situation des Palestiniens changera de façon spectaculaire. Presque certainement, le gouvernement israélien n’aura pas d’autre choix que signer un accord de paix dicté par les Américains. Israël devra se retirer de presque toute la Cisjordanie.
QUATRIÈME QUESTION : est-ce que cela s’appliquera à Gaza ?
Probablement oui. Contrairement à l’image diabolique créée par la propagande israélienne et américaine, le Hamas souhaite un État palestinien, non un émirat islamique. Comme nos propres orthodoxes qui aspirent à un État gouverné par des lois religieuses et par les rabbins, ils savent comment faire des compromis avec la réalité. Les ambitions du Hamas ne se limitent pas à la petite enclave qu’ils contrôlent actuellement. Il veut jouer un rôle majeur dans le futur État de Palestine.
La position officielle du Hamas est qu’il acceptera un accord signé par l’Autorité palestinienne s’il est ratifié par le peuple palestinien dans un référendum ou par un vote du Parlement. Il faudrait noter que même actuellement, le Hamas traite l’expérience de Fayyad avec une relative indulgence.
Fayyad est un homme de compromis. Il aurait obtenu un modus vivendi avec le Hamas depuis longtemps si les États-Unis n’y avaient pas opposé un véto absolu.
La division palestinienne est, dans une large mesure, le fait des États-Unis et d’Israël. Israël y a contribué en coupant tout lien physique entre la Cisjordanie et la bande de Gaza – en violation flagrante des accords d’Oslo qui définissent la Cisjordanie et la bande de Gaza comme un seul territoire. Israël s’engageait à ouvrir quatre “passages sécurisés” entre les deux territoires. Ils n’ont pas été ouverts un seul jour.
Les Américains ont une représentation primitive du monde, héritée des jours de l’Ouest Sauvage : il y a partout des braves types et des sales types. En Palestine, les braves types sont les gens de l’Autorité Palestinienne, les sales types sont le Hamas. Fayyad devra fournir de gros efforts pour convaincre Washington d’adopter une attitude un peu plus nuancée.
QUE SE PASSERA-T-IL si le pari de Fayyad se révèle être une erreur historique ? Si le lobby pro israélien l’emporte sur les hommes d’État et les généraux ? Ou si quelque crise mondiale détourne l’attention de la Maison Blanche vers une autre direction ?
Si Fayyad échoue, chaque Palestinien en tirera la conclusion évidente : Il n’y a aucune chance de solution pacifique. Une intifada sanglante suivra, le Hamas prendra le contrôle du peuple palestinien – jusqu’à ce qu’il soit à son tour évincé par des forces plus radicales.
Salam Fayyad peut vraiment dire : après moi, le déluge.