PRENONS d’abord la Syrie.
Lorsque les choses ont commencé, le choix pour moi était clair. Il y avait ce terrible dictateur, dont la famille avait maltraité son peuple pendant des décennies. C’était une tyrannie avec des accents de fascisme. Une petite minorité, appuyée sur une secte religieuse, opprimait la grande majorité. Les prisons étaient pleines de dissidents politiques.
À la fin, le peuple à bout de patience s’est soulevé. Pouvait-il y avoir le moindre doute sur l’obligation morale de lui apporter tout le soutien possible ?
Pourtant j’en suis toujours là, plus de deux années plus tard, et je suis plein de doutes. Ce n’est plus un choix clair entre noir et blanc, mais entre différentes nuances de gris, ou, si c’est possible, entre différentes nuances de noir.
Une guerre civile fait rage. Les souffrances de la population sont indescriptibles. Le nombre des morts épouvantable.
Qui soutenir ? J’envie ceux qui disposent d’un outil de mesure simple : la malveillance des Américains. Si les États-Unis soutiennent l’une des parties, il faut assurément que cette partie ait tort. Ou l’image symétrique : si la Russie soutient l’une des parties, cette partie doit être mauvaise.
Les grandes puissances ont leurs intérêts, et elles interviennent en conséquence. Mais les racines du conflit sont plus profondes, les enjeux aussi.
QU’arrivera-t-il si les forces gouvernementales perdent la bataille et si les rebelles l’emportent ?
Comme les rebelles se répartissent en forces politiques et militaires qui s’opposent les unes au autres et qui sont incapables de mettre en place un commandement unifié, sans parler de mouvement politique unifié, il est hautement improbable qu’ils soient en mesure de mettre en place un nouvel ordre unifié et vraiment démocratique.
Il y a plusieurs probabilités et possibilités, dont aucune n’est très attrayante.
L’État syrien pourrait exploser, chaque communauté religieuse et nationale se taillant son propre mini-État. Les sunnites. Les alaouites. Les kurdes. Les druzes.
L’expérience montre que de tels découpages s’accompagnent presque toujours d’expulsions et de massacres massifs, du fait que chaque communauté essaie de faire en sorte que son acquisition soit ethniquement “pure”. Inde-Pakistan, Israël-Palestine, Bosnie, Kosovo, pour ne citer que quelques exemples marquants.
Une autre possibilité serait une certaine forme de démocratie formelle, dans laquelle les islamistes sunnites extrémistes remporteraient des élections justes et honnêtes, sous contrôle international, pour ensuite mettre en place un régime oppressif, religieusement monolithique.
Un tel régime reviendrait probablement sur plusieurs éléments positifs du pouvoir baassiste, tels que l’égalité (relative) des femmes.
En cas de persistance du chaos et de l’insécurité, soit ce qui subsistera de l’armée, soit les forces rebelles, auront la tentation de mettre en place une forme de régime militaire déclaré ou non.
EN QUOI tout cela influence-t-il les choix du moment ? Aussi bien les Américains que les Russes semblent hésiter. De toute évidence, ils ne savent pas quoi faire.
Les Américains s’accrochent à leur mot magique, démocratie, écrite en lettres grasses, même s’il s’agit simplement d’une démocratie formelle, sans quelque contenu démocratique réel. Mais ils ont une peur panique de voir encore un autre pays tomber “démocratiquement” entre les mains d’islamistes anti-américains extrémistes.
Les Russes se trouvent devant un dilemme encore plus grave. La Syrie Baasiste est leur client depuis des générations. Leur marine dispose d’une base navale à Tartous. (Pour moi, l’idée même de base navale a un curieux relent de 19e siècle.) Mais ils doivent avoir très peur de voir le fanatisme islamique infecter leurs provinces musulmanes voisines.
Et les Israéliens ? Notre gouvernement et les responsables de la sécurité sont encore plus embarrassés. Ils bombardent des arsenaux d’armes susceptibles de tomber entre les mains du Hezbollah. Ils préfèrent le diable qu’ils connaissent aux nombreux diables qu’ils ne connaissent pas. Au total ils désirent voir Bachar el Assad rester, mais ils craignent d’intervenir de façon trop évidente.
Pendant ce temps, les soutiens des deux parties accourent de tous les coins du monde musulman et au-delà.
En résumé : une sorte de fatalisme plane sur le pays, chacun attend de voir ce qui se produit sur le champ de bataille.
LE CAS de l’Égypte est encore plus déconcertant.
Qui a raison ? Qui a tort ? Qui mérite mon soutien moral ?
D’un côté, un président élu démocratiquement et son parti religieux, évincé du pouvoir par un coup d’État militaire (Putsch en allemand de Suisse.)
De l’autre, les jeunes gens des villes, progressistes, laïques, qui ont démarré la révolution et qui ont le sentiment qu’on la leur a “volée”.
D’un autre côté encore, l’armée, qui est plus ou moins au pouvoir depuis le coup d’État de 1952 contre le gros roi Farouk, et qui n’est pas du tout disposée à renoncer à ses immenses privilèges politiques et économiques.
Qui sont les vrais démocrates ? Les Frères Musulmans élus, dont le caractère même est non-démocratique ? Les révolutionnaires qui sont heureux de se servir d’un coup d’État militaire pour obtenir la démocratie qu’ils veulent ? L’armée qui a ouvert le feu sur les manifestants ?
Eh bien, cela dépend de ce que l’on entend par démocratie.
Dans mon enfance j’ai été le témoin oculaire de l’accès au pouvoir par la voie démocratique du parti nazi, qui déclarait ouvertement qu’il abolirait la démocratie après son élection. Hitler était tellement obsédé par l’idée de gagner le pouvoir par des moyens démocratiques que ses opposants au sein de son propre parti l’appelaient en plaisantant “Adolf Légalité” (en français dans le texte - NDT).
Il est presque banal d’affirmer que la démocratie signifie beaucoup plus que des élections et le gouvernement de la majorité. Elle est fondée sur tout un ensemble de valeurs : des choses pratiques comme le sentiment d’une communauté d’appartenance, l’égalité civique, le libéralisme politique, la tolérance, le fair-play, la possibilité pour une minorité de devenir la prochaine majorité, et beaucoup plus.
D’une certaine façon, la démocratie est un idéal platonique – aucun pays au monde n’est une démocratie parfaite (certainement pas le mien.) Une constitution démocratique peut ne rien signifier – on a dit que la constitution soviétique de 1936 promulguée par Staline était la plus démocratique du monde. Par exemple, elle garantissait le droit pour chaque république de l’Union Soviétique de s’en séparer à son gré (mais il se trouve que personne ne l’a jamais tenté).
LORSQUE MOHAMED MORSI a été démocratiquement élu président de l’Égypte, je m’en suis réjoui. J’appréciais plutôt le personnage. J’espérais qu’il allait prouver qu’un islamisme modéré, moderne, pouvait devenir une force démocratique. Il semble que je me sois trompé.
Aucune religion – et certainement aucune religion monothéiste – ne peut être vraiment démocratique. Les religions promeuvent une vérité absolue et rejettent toutes les autres. Dans les religions occidentales, cela est tempéré par la répartition du travail entre Dieu et César, et à l’époque moderne par la réduction du christianisme à un simple culte bienséant.
Les évangéliques américains essaient de remonter le temps.
Dans les religions sémitiques, il ne peut y avoir de séparation entre religion et État. Le judaïsme et l’islam fondent l’État sur la loi religieuse (respectivement la Halacha et la Charia).
En Israël, la majorité laïque, jusqu’à présent, a réussi à maintenir une démocratie qui fonctionne de façon raisonnable (en Israël proprement dit, certainement pas dans les territoires palestiniens occupés où c’est le contraire de la démocratie qui prévaut). Le sionisme était, au moins partiellement, une réforme religieuse. Mais les lois qui concernent le statut de la personne en Israël sont purement religieuses, et il en est de même pour beaucoup d’autres lois. Dans les religions sémitiques, il ne peut y avoir de séparation entre religion et État. Le judaïsme et l’islam fondent l’État sur la loi religieuse (respectivement la Halacha et la Charia).
En islam il n’y a pas eu de réforme. Les musulmans pieux et leurs partis veulent fonder le droit sur la charia (en fait,charia signifie loi). L’exemple de Morsi pourrait illustrer le fait que même un dirigeant islamique modéré ne peut résister aux pressions en faveur de l’instauration d’un régime fondé sur la charia.
Les révolutionnaires semblent plus démocrates, mais de loin moins efficaces. La démocratie exige la constitution de partis politiques en mesure d’accéder au pouvoir par des élections. Les jeunes idéalistes laïques en Égypte – et dans presque tous les autres pays – ont été incapables de réaliser cela. Ils attendaient que l’armée apporte la démocratie à leur place.
Il s’agit là, bien sûr, d’un oxymore. L’armée, n’importe quelle armée, est tout le contraire de la démocratie. Toute armée est nécessairement une organisation autoritaire et hiérarchique. Un soldat, du caporal au commandant en chef, est formé à obéir et à commander. C’est difficilement un bon terrain d’éclosion pour des vertus démocratiques
Une armée peut obéir à un gouvernement démocratique. Mais une armée ne peut pas diriger un gouvernement. Presque toutes les dictatures militaires se sont montrées extrêmement incompétentes. Après tout, un membre de l’armée est l’expert d’une profession (tuer des gens dirait un cynique). Il n’est expert en rien d’autre.
Contrairement à la Syrie, l’Égypte possède un sentiment fort de cohésion et d’unité, une fidélité à une idée commune de l’Égypte forgée au cours de milliers d’années. Jusqu’à la semaine dernière, lorsque l’armée a ouvert le feu sur des islamistes. Cela pourrait être un tournant historique. J’espère que non.
J’espère que le choc de cet événement va ramener tous les Égyptiens à la raison, excepté, naturellement, les cinglés de tous bords. L’exemple de la Syrie et du Liban devrait les amener à reculer face au gouffre.
DANS UNE centaine d’années – quand une partie d’entre nous ne seront plus là – des historiens pourraient bien considérer ces événements comme les angoisses de la naissance d’un nouveau monde arabe, comme les guerres de religion du 17e siècle en Europe ou la guerre civile américaine d’il y a 150 ans.
Comme le diraient les Arabes eux-mêmes : Inch Allah ! Si Dieu le veut !