“MOITIÉ MOITIÉ” aurait, dit-on, répondu l’ancien Premier ministre Levi Eshkol, alors qu’on lui demandait s’il désirait du thé ou du café.
Cette plaisanterie voulait parodier son hésitation à la veille de la Guerre des Six Jours. (Bien que des documents secrets publiés cette semaine fassent apparaître Eshkol sous un jour très différent.)
L’opinion publique américaine ressemble à l’homme de la plaisanterie. Ils ont envoyé à Washington un important groupe de gens du Tea Party, mais les buveurs de café de la Maison Blanche exercent encore le pouvoir.
Les dirigeants israéliens ne savaient pas comment interpréter les résultats de cette élection. Sont-ils favorables aux Juifs ou défavorables aux Juifs ?
LE GRAND vainqueur de l’élection américaine n’est autre que Benjamin Nétanyahou.
Sa politique est semblable à celle de son mentor politique, Yitzhak Shamir. Elle est fondée sur l’histoire du Juif qui devait apprendre au cheval d’un gentilhomme polonais à lire et à écrire dans un délai d’un an – faute de quoi la totalité du shetel serait massacrée. “Une année, c’est long ” essaya t-il de dire pour tranquilliser sa femme en pleurs, “d’ici un an le cheval sera mort ou le gentilhomme sera mort.”
Le jeu de Shamir consistait à tout différer, à manquer chaque occasion de rendre la paix plus proche, à gagner du temps.
Lorsque la pression sur Israël s’accroît, il faut esquiver, faire de l’obstruction, tricher. Tôt ou tard le gentilhomme ou le cheval va mourir – et, avec un peu de chance, les deux. La situation va changer, la pression va baisser, ceux qui exercent la pression vont disparaître. Une crise ailleurs dans le monde détournera de nous l’attention du monde. Nous gagnerons une année de plus ou deux, et alors nous verrons.
C’est, aussi, la stratégie de Nétanyahou. Afin d’éviter tout progrès vers la paix, puisque la paix implique l’évacuation des colonies et l’établissement d’un État palestinien.
Cela fait maintenant deux ans qu’il a réussi à contrecarrer chaque tentative de Barack Obama pour l’obliger à engager un réel processus de paix. Il lui a infligé une défaite à chaque occasion, maintes et maintes fois. Et maintenant Obama vient d’essuyer un cuisant revers chez lui, et c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre.
Mais le gentilhomme n’est pas mort ni le cheval. Comment Obama va-t-il se comporter maintenant avec Nétanyahou ?
À Jérusalem il y a deux réponses contradictoires à la question.
La première position c’est qu’il n’y a plus rien à craindre de la part d’Obama. C’est vrai, le cheval n’est pas mort, mais il boite fortement.
Un gros point d’interrogation est maintenant suspendu sur l’avenir d’Obama. Il risque de devenir le président d’un seul mandat. Désormais, il va être obligé de consacrer tout son temps et toute son énergie à son effort pour se faire réélire. Dans une telle situation, il ne peut pas se permettre de provoquer l’AIPAC et de courir le risque de perdre les votes – et l’argent – des Juifs.
Selon cette position, alors que la Chambre des Représentants est entre les mains de ses adversaires, Obama doit se montrer très prudent. Pour les questions intérieures, qui sont déterminantes pour les élections, il ne pourra rien réaliser sans compromis avec les Républicains revigorés. Ceux-ci sont dirigés par des hommes politiques qui sont de vils laquets d’Israël.
En bref : il n’y a plus rien à craindre. Obama peut faire des gestes en direction des Palestiniens et même faire jouer ses muscles, mais dans toute réelle épreuve avec Nétanyahou et l’AIPAC, il sera le premier à céder.
Cela assure à Nétanyahou deux années de tranquillité. Tout va rester gelé, à l’exception des colonies. Elles vont croître. Et dans deux ans, avec un nouveau président à la Maison Blanche, nous verrons ce que nous verrons. Un nouveau gentilhomme, un nouveau cheval.
LA POSITION contraire est beaucoup moins rose pour Nétanyahou.
Il ne fait pas de doute qu’Obama est plein de colère contre Nétanyahou, une colère qui pourrait bien s’être maintenant transformée en dégoût. Dans les derniers jours qui ont précédé ces élections, Nétanyahou a refusé à Obama la petite victoire qui aurait pu améliorer son image au dernier moment. Obama n’avait demandé – non, mendié – qu’un simple gel de la colonisation pour deux mois de plus, juste pour rendre possible un grand spectacle de reprise de la cérémonie du Processus de Paix. Nétanyahou rejeta dédaigneusement la demande, alors même qu’elle s’accompagnait de la proposition d’un gros pot-de-vin politique.
Obama est un homme qui n’affiche pas d’émotions négatives. Il va continuer à sourire à Nétanyahou, peut-être même à lui prodiguer des tapes dans le dos. Mais un ennemi à la Maison Blanche est un ennemi dangereux, et un ennemi blessé est est une ennemi encore plus dangereux. Blessé ou pas, un président américain est encore la personne la plus puissante du monde.
Certes, la future élection présidentielle projette déjà une grande ombre sur Washington. Mais nous sommes encore à un an du début de la véritable campagne électorale, et cette année pourrait bien être une opportunité pour une initiative de paix américaine conduite avec détermination. Le Président pourrait bien vouloir présenter à ses électeurs une réalisation impressionnante dans le domaine international, et un accord historique de paix entre Israël et la Palestine représenterait à coup sûr une telle réalisation.
Et même si cela ne se réalise pas, un danger plus sérieux pour Nétanyahou peut menacer après novembre 2012. Obama pourrait être réélu. Certains de ses prédécesseurs – Ronald Reagan et Bill Clinton – ont subi de cuisants échecs lors de leur élection de mi-mandat sans avoir pour autant rencontré aucun problème pour se faire réélire.
Si Obama est élu pour un second mandat, il pourrait devenir un adversaire extrêmement dangereux. Du fait qu’il ne serait plus autorisé à se représenter, il serait dégagé de la pression du lobby israélien. Ses pensées seront orientées vers sa place dans l’histoire. Et, sans aucun doute, faire la paix entre Israël et la Palestine représenterait une réalisation historique.
Qui plus est, le Tea Party pourrait disparaître aussi vite qu’il est apparu. Cela se produit aux États-Unis toutes les quelques décennies : une vague de folie se répand sur le pays comme un tsunami et disparaît comme si elle n’avait jamais existé. Souvenez-vous de Joe McCarthy. Si la vague se prolonge jusqu’en 2012 et qu’Obama se trouve en face de quelqu’un dans le genre de Sarah Palin, il ne pourrait rien demander de mieux.
Quant au Congrès : pour ce qui concerne Israël il n’y a pas de changement. Les sénateurs et les membres du Congrès font les quatre volontés du lobby israélien, et il n’y a à cet égard aucune différence entre les Démocrates et les Républicains. Cela “traverse les frontières de parti” comme s’en est vanté récemment l’un des dirigeants du lobby.
En bref, selon cette position, le clash entre Obama et Netanyahu est inévitable. Cela va arriver à un point critique dans deux ou trois ans au plus. Le gentihomme ne va pas mourir, et le cheval non plus. La question est de savoir si le Juif va survivre.
CE CONFLIT PERSONNEL en masque un autre, beaucoup plus profond, beaucoup plus fondamental.
Il y a un flot de discours sur le partenariat des deux pays. Sur les mythes communs de pionniers, de combat contre les indigènes, de conquête d’une nouvelle patrie, d’une nation d’immigrants. Sur des “valeurs communes”.
Tout cela me rappelle Shimon Peres se répandant dans les années 50 sur les “valeurs communes” qui lient la France à Israël. Les valeurs communes se sont évanouies au moment où la France fit la paix avec les rebelles algériens. La position de la France changea du jour au lendemain. Comme le disait Charles de Gaulle : “La France n’a pas d’amis, la France n’a que des intérêts.”
Les États-Unis d’Amérique, aussi, ont des intérêts, et leurs amis, aussi, sont passagers. Tant au Département d’État qu’au Pentagone, les experts savent que la politique israélienne actuelle est contraire à l’intérêt national américain. Cette conscience s’exprime dans un nombre croissant de livres écrits par d’anciens hauts fonctionnaires et par des intellectuels, et aussi dans les discours d’officiers supérieurs de l’armée. Dernièrement, elle s’exprimait dans un éditorial tout à fait inhabituel du New York Times, à la suite d’une visite de ses dirigeants à ce pays. Et il s’agit d’un journal que les anti-sémites qualifient de Jew York Times !
Le États-Unis sont engagés dans deux guerres coûteuses dans des pays musulmans – l’Irak et l’Afghanistan – et dans une crise sévère avec un troisième pays musulman – l’Iran. Dans l’ensemble du “Grand Moyen-Orient”, le nombre de ses alliés se réduit alors que ses opposants sont en nombre croissant.
Les opposant constituent un goupe disparate : l’Iran est un pays chiite, la Turquie est une république laïque sunnite (avec un parti religieux modéré au pouvoir), la Syrie est un pays sunnite dirigé par la petite secte alaouite, dont les références islamiques sont contestées à la fois par les sunnites et les chiites. Le Hezbollah est fanatiquement chiite, le Hamas est fanatiquement sunnite. Ces gens là n’ont pas grand chose en commun, sauf leur opposition au statu quo dans la région.
Presque tous les experts estiment que le soutien américain sans limite à Israël est la cause principale de la vague islamique anti-américaine. La plupart d’entre eux n’en parlent pas ouvertement, parce que la peur du lobby israélien imprègne la classe politique américaine. Mais, même le le lobby le plus terrifiant ne peut tenir, à long terme, face à la logique implacable des intérêts nationaux.
IL Y A quelque chose de fou dans cette situation : notre gouvernement se précipite le cœur léger vers un conflit avec le seul allié qui nous reste dans le monde. On ne voit apparaître aucune solution alternative réaliste à l’horizon.
C’est, en soi, un fait menaçant, parce que l’empire américain est en déclin lent mais continu dans tous les domaines – économique, politique, militaire et culturel. C’est un processus très lent qui prendra de longues années, mais Israël devrait se placer pour s’adapter à l’émergence de nouveaux centres de pouvoir. Le gouvernement Netanyahu est en train de faire exactement le contraire : il est en train de défier le monde entier et d’agir constamment pour isoler Israël.
À la différence de l’histoire du Juif, du gentilhomme et du cheval – il ne s’agit pas ici d’une plaisanterie.