Il faut savoir gré à Jean-Marie Muller, porte-parole du Mouvement pour une Alternative non-violente (MAN) et théoricien reconnu de la non-violence, de s’exprimer sur la question palestinienne à propos de la campagne des « 60 ans » de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine (Plateforme) qui a culminé avec un grand rassemblement le 17 mai.
Le thème de réflexion proposé, le défi de la violence, est d’autant plus important et significatif qu’il est posé à un moment politique marqué par la reprise en Palestine d’une pratique de lutte non-violente contre le Mur. Or cette forme de résistance est accompagnée par les acteurs même de cette action d’une réflexion sur l’importance et la nécessité d’une stratégie d’action non violente comme forme de résistance populaire de masse la plus efficace contre l’occupation israélienne après l’échec annoncé de la négociation d’Annapolis et après l’échec de la deuxième Intifada militarisée. Comme forme de lutte populaire non armée, l’action non-violente est redevenue conscience collective et tend à se transformer en mouvement préfigurant probablement ce qu’on appelle parfois la troisième Intifada. Tel a été le sens de la Conférence internationale de Bil’in de juin 2008 à laquelle d’ailleurs j’ai pu participer en tant que Président de l’AFPS.
Dans un contexte politique exceptionnellement difficile où se trouve le mouvement national palestinien, le débat lancé par Jean-Marie Muller est l’occasion d’une clarification des positions mais aussi d’une prise de position claire sur le mouvement actuellement en construction en Palestine.
Précisons d’emblée que la contribution de Jean-Marie Muller n’a pas pour objectif principal une prise de position sur le mouvement qui se dessine aujourd’hui en Palestine. L’auteur l’évoque à peine en une ligne « L’action non-violente remarquable menée par les habitants de Bil’in constitue un nouvel espoir ». Rien sur la réflexion qui l’accompagne depuis trois ans.
En vérité, l’objet du texte est double : il s’agit d’abord d’une critique fondamentale du programme politique de la Plateforme, accusée successivement de ne pas reconnaître Israël, de ne pas admettre qu’il n’y a pas de solution militaire, d’être complice de la violence palestinienne, d’être solidaire du « meurtre fratricide ». Pour conclure que les exigences politico-programmatiques de la Plateforme, pour justes qu’elles soient, sont « hors de portée » et « irréalistes ».
Il s’agit ensuite d’une critique du mouvement national palestinien dans son rapport à la violence politique. En considérant la violence armée comme « parfaitement improductive » et « inefficace », en affirmant que « depuis des années et des années », c’est-à-dire depuis toujours, « la violence palestinienne pollue la cause palestinienne aux yeux de l’opinion publique internationale », Jean-Marie Muller condamne politiquement et moralement sans appel toutes les stratégies politiques pratiquées jusqu’à ce jour – y compris l’Intifada non armée de 1987 – par le mouvement national palestinien. Une sorte de procès rétrospectif ne laissant place à aucune prise en compte des débats passionnés du mouvement palestinien concernant le rôle politique de l’emploi de la violence armée contre la violence de la puissance coloniale israélienne.
En affirmant d’autre part, sans nuance là non plus, que « le renoncement complet à la violence comme principe politique » par les Palestiniens est une « condition sine qua non », « la seule décision qui changera la donne en Palestine », Jean-Marie Muller ne propose pas de mettre en débat le choix d’une stratégie non-violente. Il le présente comme la condition absolue en dehors de laquelle il n’y a pas de solution politique envisageable.
Par cette double affirmation – condamnation globale de la violence palestinienne passée et exigence du renoncement principiel, c’est-à-dire absolu et irréversible, à la violence comme pratique de résistance – Jean-Marie Muller demande au mouvement national palestinien non seulement une autocritique générale politiquement impossible en l’état actuel, mais même une abjuration de l’histoire de son combat pour le droit à l’autodétermination. Cette démarche a-historique et dogmatique ne laisse aucune place au doute, c’est-à-dire au débat politique.
Ce double procès, en réalité des faux procès, à la Plateforme et au mouvement national palestinien, nécessite des éléments de réponse, pour à la fois repositionner le mouvement de solidarité et le mouvement national palestinien dans leur réalité historique et politique. On ne peut proposer une perspective sans un examen lucide du passé.
Une critique infondée de la Plateforme
Le premier reproche adressé à la Plateforme, comme au mouvement de solidarité en général, porte sur le fait que celle-ci ne tiendrait pas compte du « principe de réalité qui doit conduire à accepter le fait accompli de la présence des Israéliens en Palestine ». Ici l’auteur reprend à sa manière le procès fait par le lobby pro-Israël pour qui toute critique sérieuse de la politique israélienne signifie ipso facto la remise en cause de l’existence de l’Etat d’Israël.
Sur ce point, la position de la Plateforme est parfaitement claire. Constituée en 1993 dans la foulée des accords d’Oslo, la Plateforme, dans sa Charte, s’est située dans la perspective d’une « reconnaissance réciproque des Etats palestinien et israélien ». En 2007, en présentant un questionnaire aux candidats aux élections présidentielles, la Plateforme rappelle qu’elle « se bat pour un accord de paix fondé sur le plein respect du droit international (résolutions des Nations unies, quatrième convention de Genève) permettant la constitution, à côté de l’Etat d’Israël, d’un Etat palestinien libre et souverain avec Jérusalem comme capitale de chaque Etat ».
Pour la Plateforme, Israël a droit à l’existence car il y a effectivité de cet Etat. En fait, la Plateforme ne fait que demander l’application des résolutions de l’ONU.
Deuxième reproche : la Plateforme ne reconnaîtrait pas le « principe majeur » selon lequel « aucune solution imposée par la violence n’est et ne sera possible ». « Ce principe », écrit-il, « n’est pas, loin s’en faut, reconnu par l’ensemble de ceux qui, en France notamment affirment leur solidarité avec le peuple palestinien. » Or, pour la Plateforme, il a toujours été clair qu’il n’y aurait pas de solution militaire au problème tant il est vrai que le rapport des forces, tant au niveau local que régional et international, n’autorise pas une stratégie gagnante de lutte armée par les Palestiniens. Dans une assemblée générale de la Plateforme il y a deux ans, l’analyse de l’échec de l’option militaire de la deuxième Intifada faite à partir d’analyses palestiniennes a été unanimement partagée.
Troisième reproche : à plusieurs reprises, le texte revient sur le fait que le mouvement de solidarité refuse de voir « la responsabilité palestinienne » dans l’emploi de la violence, que ce soit dans leur affrontement avec les Israéliens ou entre Palestiniens. Là aussi, Jean-Marie Muller fait preuve d’une méconnaissance des débats et des positions du mouvement de solidarité. Il y a belle lurette que ce mouvement ne pratique plus la solidarité inconditionnelle d’antan. Ce mouvement a acquis une capacité et une autonomie d’analyse et de positionnement, en liaison étroite avec les organisations de la société civile palestinienne, et en particulier avec les associations de défense des droits humains. Ce mouvement critique quand elles se produisent les violations des droits humains par des Palestiniens. Devant l’aggravation récente du conflit inter-palestinien, le mouvement a d’une part fait connaître les termes du débat tel que présenté par les différents protagonistes, et a d’autre part condamné fermement toutes les méthodes violentes, policières et militaires employées par des Palestiniens contre d’autres Palestiniens (répression parfois meurtrière de manifestations, arrestations arbitraires, etc.) Accuser alors le mouvement de « nier toute responsabilité palestinienne » lorsque « des Palestiniens tuent d’autres Palestiniens », l’accuser d’être « solidaire du meurtre fratricide » et de « faire preuve de malhonnêteté intellectuelle » va au-delà des limites acceptables d’un « dialogue » qui se propose comme « amical ».
En outre, Jean-Marie Muller établit un parallèle entre une « forte minorité » de Palestiniens et une « minorité » d’Israéliens qui toutes deux refusent la coexistence avec l’autre et empêchent toute solutionn de paix. Cette approche faussement équilibrée de responsabilité réciproque dans le refus de la paix ne permet pas de comprendre la réalité politique dans les deux pays. Mettre sur le même plan, d’une part des Palestiniens qui perdent l’espoir du fait du refus israélien de toute perspective politique de coexistence égalitaire et d’autre part des Israéliens en particulier des colons, qui refusent absolument toute perspective de coexistence et qui dictent leur politique au gouvernement, c’est établir une fausse symétrie politique et morale. Et surtout, en Palestine, il y a, malgré la situation, une large majorité favorable à la négociation, à la coexistence et à la solution proposée par les instances internationales : en Israël il y a une majorité politique qui n’en veut pas. C’est ce que démontrent une fois de plus les négociations entre Mahmoud Abbas et Ehoud Olmert.
Ce renvoi dos à dos des responsabilités dans l’absence de perspectives de paix se retrouve dans la critique d’un communiqué de l’AFPS, qui condamne l’escalade israélienne de violence à Gaza, officiellement justifiée par les tirs de roquettes Qasam contre la population civile israélienne. L’AFPS a toujours condamné sans réserve les actions armées contre les populations civiles, israélienne ou palestinienne. Cela n’empêche pas de ne pas oublier que l’occupant et l’occupé, même si celui-ci réagit, dans la chaîne de la violence armée réciproque, par un acte criminel, ne se situent pas du tout au même niveau de responsabilité politique et morale. Ne pas le dire c’est éviter d’affronter les vraies racines du problème.
Et finalement, l’auteur met en cause pour la nier globalement la pertinence du programme politique de la Plateforme pour en conclure que tous les objectifs de la Plateforme sont « irréalistes » sans d’ailleurs en proposer d’autres qui seraient « réalistes » et qui seraient susceptibles de faire avancer la cause palestinienne.
Si l’on considère nécessaire de faire progresser dans la conscience publique la cause palestinienne, comment alors le faire sans le développement d’un « mouvement » comme la Plateforme, porteur d’objectifs clairs, non démagogiques – la Plateforme ne reprend que ce que le droit international postule. L’absence de clarté politique sur les objectifs à poursuivre rendrait impossible le développement d’un puissant mouvement d’opinion pour le droit à l’autodétermination du peuple palestinien et contre la politique israélienne qui s’y oppose systématiquement. Dans le rapport des forces à construire, l’expérience historique montre que la force – non violente – de l’opinion publique joue un rôle déterminant.
Il faut bien constater que le texte ne propose pas de perspective de règlement politique – qui pour la Plateforme doit être fondé sur le droit. Il contribue ainsi à sa manière à délégitimer la politique et le droit comme conditions de la solution du conflit.
En fait, Jean-Marie Muller propose, avec le déploiement d’une « force internationale civile de paix », un mécanisme de médiation comme moyen pour faire avancer des objectifs politiques non définis. Ce déploiement proposé, hautement souhaitable, n’est accompagné d’aucune proposition concernant en particulier les deux conditions fondamentales pour construire la paix : le retrait israélien des territoires occupés et le rôle de l’ONU pour assurer le droit international. En même temps, pour faire accepter cette proposition par la partie israélienne qui ne veut pas d’une internationalisation du conflit – sauf avec les Etats-Unis – mais aussi pour combler l’extrême déséquilibre initial existant entre les deux protagonistes, le projet n’envisage aucune pression politique sur l’Etat israélien. Par contre, ce déploiement est subordonné au renoncement des Palestiniens à la violence alors que les Palestiniens ont déjà montré leur volonté d’accepter tout mécanisme d’interposition de ce genre.
Il existe une distance énorme entre la modification moléculaire que l’on pourrait attendre d’une telle médiation de proximité et les puissants pouvoirs, matériels et symboliques, qui mènent et gèrent le conflit, en particulier du côté du plus fort, c’est-à-dire Israël. Comment tenter de les infléchir sérieusement avant qu’ils n’écrasent la partie faible, le peuple palestinien ? Sinon par une bataille politique constante contre eux. Et la politique se détermine sur des rapports de forces. Ce qui suppose de se doter d’un mouvement représentatif d’une large opinion publique capable d’intervenir dans les lieux où les pouvoirs – certes largement travaillés par le lobby pro-israélien – peuvent être directement interpellés, mis sous pression pour modifier leur politique en faveur du plus faible. Tel est aussi le sens politique de l’existence de la Plateforme.
De ce point de vue aussi, la critique de la notion de trêve faite à propos d’une proposition du Hamas pose problème. Prétendre que « les trêves s’inscrivent dans la logique de violence » car « elles annoncent déjà à l’adversaire la reprise de la violence » c’est refuser d’emblée la logique de négociation et le rôle de l’initiative politique qui peut transformer une trêve en arrêt prolongé, et même définitif de l’emploi de la violence armée. D’ailleurs pourquoi Israël a-t-il toujours ciblé ceux qui étaient pour la trêve, y compris le cheikh Yassin, qui en a proposé une de 30 ans ? Comme il a expulsé tous les dirigeants du Front national palestinien qui prônaient la résistance non-violente ?Parce que Israël veut reconstituer l’ennemi irréductible contre lequel tout est est permis. Jean-Marie Muller, admirateur de Camus, aurait-il refusé « l’appel pour une trêve civile » que Camus avait, pendant la guerre d’Algérie, préparé secrètement avec le grand dirigeant algérien du FLN, Abane Ramdane ?
Le refus de mettre en avant la nécessité de la lutte politique, c’est-à-dire de la mobilisation de l’opinion publique pour faire avancer l’idée de ce mécanisme de médiation mais surtout les objectifs politiques du mouvement palestinien, refus accompagné de l’exigence de désarmement adressée à la seule partie palestinienne sans rien exiger du surpuissant système militaire israélien, s’apparente à la demande d’une reddition pure et simple.
Cela ne peut certes pas être le souhait de Jean-Marie Muller car, pour faire avancer la cause palestinienne, il estime possible et indispensable une stratégie de lutte non violente. Mais là encore, cela passe pour lui par une condamnation préalable des stratégies menées jusque là par le mouvement palestinien.
Le mouvement national palestinien et la violence : le faux procès
« Depuis des années et des années, la violence pollue la cause palestinienne aux yeux de l’opinion publique internationale. » Cette affirmation péremptoire entièrement déconnectée de toute allusion à la violence primordiale que constitue l’occupation de la Palestine par le surpuissant système militaire israélien – équipé, financé et soutenu par l’unique superpuissance mondiale avec la passivité de l’Europe culpabilisée par le génocide juif – contraint à nous interroger sur le sens que son auteur attribue au terme de violence.
Plus que tout autre, le conflit palestinien nous rappelle que beaucoup dépend des mots qui sont utilisés. Le conflit prend son sens non pas tant par la description des faits que par les mots avec lesquels ils sont présentés et décrits. Or, les mots ne sont pas neutres. Et l’on sait que l’interprétation du conflit par l’opinion publique est l’objet d’une stratégie de communication très sophistiquée du pouvoir israélien et de ses amis dans le monde. Il s’agit de forger une sorte de « pensée unique » sur le conflit. Pour cela ont été mis au point des éléments structurants d’un discours public sur le conflit. L’objectif est d’inverser les termes du conflit, à faire d’Israël, puissance coloniale occupante, la victime, et des Palestiniens, peuple occupé et désarmé, l’agresseur. En clair, si Israël fait la guerre, unique forme de violence légitime, c’est parce que les Palestiniens utilisent la violence qui est illégitime. Par conséquent, s’il n’y a pas de paix, c’est la faute à la violence des Palestiniens. CQFD.
La grande faiblesse conceptuelle du texte est de présenter la violence comme catégorie non problématisable, sans la définir. Une approche sémantique est donc indispensable et doit commencer par des distinguos. D’abord pour distinguer guerre et violence, et ensuite violence ou lutte armée et terrorisme.
La guerre est celle d’un Etat qui lance son appareil militaire – dont il détient le contrôle exclusif – contre un autre Etat. La violence, c’est porter la main contre l’autre ; elle peut être physique ou mentale, légale ou illégale, infligée pour s’approprier, pour paralyser ou pour tuer. Mais elle n’a ni l’imposante dimension ni l’impunité de l’appareil militaire. La guerre est présentée comme légitime, car exercée par l’Etat et encadrée par le droit humanitaire international, la violence non étatique est présentée comme illégitime. Israël fait la guerre et n’est pas condamnable et les Palestiniens utilisent la violence et sont donc condamnables. Or la guerre d’Israël – qui pourtant ne se sent pas tenu de respecter le droit de la guerre (Conventions de Genève de 1949) – tue essentiellement des civils. Elle est donc violence d’Etat, terrorisme d’Etat, encore bien plus meurtrier que le terrorisme non étatique, mais jamais désignée comme tel.
L’autre distinguo essentiel est celui qui différencie résistance (armée ou non) et terrorisme. Là il suffit de reprendre la définition proposée en 2002 dans le journal Al Ayam par le président de l’université de Bir-Zeit, Hanna Nasser : « La lutte nationale palestinienne doit rester irréprochable et pure et doit refléter la justesse de notre cause. La définition la plus adéquate du terrorisme fait référence à des actes qui engendrent la mort de civils innocents. Un large fossé sépare la résistance du terrorisme. » Cette « nuance » est importante car si le terrorisme est violence, l’inverse n’est pas vrai. La distinction est d’autant plus nécessaire que, surtout depuis le 11 septembre, Etats-Unis et Israël qualifient de terrorisme toute résistance, même non violente, à leur stratégie de guerre et d’occupation militaire, justifiant ainsi leur « guerre contre le terrorisme ».
A partir de cette condamnation globale de la « violence palestinienne », on peut considérer comme troublante à cet égard la condamnation politique et morale de l’Intifada non armée de 1987. Pour Jean-Marie Muller, le symbole principal de ce soulèvement aurait été la violence représenté par le lancement de pierres et non le refus de la violence armée. Il n’y aurait pas non plus de mise en avant du choix de la non violence. Cette Intifada n’a donc pas eu d’impact politique. Cette affirmation est d’autant plus surprenante que là encore elle ne s’appuie sur aucune analyse politique, même brève, de ce bilan. Et pour cause car elle aurait démontré, comme l’ont fait les meilleurs connaisseurs de la question palestinienne, l’énorme impact politique de ce soulèvement. En effet cette lutte désarmée contre un oppresseur surpuissant a changé radicalement l’image du combat palestinien. Elle a attribué à ce combat une dignité particulière et a permis une solidarité politique bien plus large. En mobilisant toutes les couches de la société, en particulier les jeunes des camps de réfugiés, avec une direction unifiée, refusant toute pratique armée parallèle, elle a forgé l’unité sociale et nationale et redonné une identité forte au peuple palestinien. Ce mouvement, né en dehors de l’OLP, a permis de celle-ci de fixer une ligne stratégique claire, appuyée désormais sur une articulation entre initiative diplomatique et activité du mouvement politique de masse que constitue l’Intifada. Les deux paradigmes sur lesquels était fondée la cohésion interne israélienne – celui de la non existence des Palestiniens comme nation et peuple et celui de leur nature de terroristes – ont été tous les deux sapés à la base. Ce mouvement a permis une stratégie triangulaire remarquable qui a connu un moment exceptionnel avec la grande chaîne humaine autour de la vieille ville de Jérusalem en décembre 1989, organisée conjointement par des Européens (Italiens surtout mais aussi français) des Palestiniens et des Israéliens, qui a réuni 30.000 personnes. « Time for peace » était le slogan de cette manifestation, qui fut repris par Haidar Abdel Shafi en 1991 à Madrid et par Yitzhak Rabin à Washington en 1993.
Pourquoi aussi le silence sur l’histoire de la non-violence dans la lutte palestinienne ? Les Palestiniens ont utilisé des méthodes non-violente dès les années 30 (grève générale de six mois en 1936). En 1973, le Front national palestinien, créé dans les territoires occupés par plusieurs partis politiques, s’est donné comme objectif de s’opposer à l’occupation israélienne par des moyens non-violents (formes diverses de désobéissance civile, grèves variées, manifestations, boycott de biens et de banques israéliens, participation à des élections sous occupation, etc. (Les dirigeants du Front national palestinien ont été rappelons-le expulsés). En 1985, Mubarak Awad, après avoir étudié aux Etats-Unis, revient en Palestine pour travailler dans un centre d’étude sur la non-violence à Jérusalem à l’élaboration d’une stratégie globale non-violente préfigurant l’Intifada de 1987.
Si l’on fait un premier bilan des critiques formulées à l’encontre du mouvement national palestinien :
– condamnation globale, politique et morale, de la violence palestinienne,
– condamnation de la première Intifada non armée,
– condamnation du refus des Palestiniens d’affirmer unilatéralement le choix du renoncement à la violence,
– dénonciation du développement au sein du peuple palestinien d’une « culture de la violence »,
on peut conclure que la condamnation du mouvement national palestinien est sans appel. Cette condamnation, déconnectée de toute analyse historique sérieuse de la résistance palestinienne et du contexte local, régional et mondial à l’intérieur duquel ce mouvement a mené sa stratégie avec des résultats politiques moins univoques qu’il n’y paraît, est pour le moins expéditive. Un bilan circonstancié ferait apparaître par exemple la dimension politique positive de la lutte armée à ses débuts comme facteur de mobilisation et de réunification d’un peuple dispersé. Elle aurait fait aussi apparaître qu’à partir des années 80, la stratégie armée devient obsolète, en tant que perspective de libération de la Palestine.
Bien entendu, le résultat final d’Oslo tend à montrer que la stratégie non-violente n’a pas été une panacée. En même temps, suggérer que l’échec stratégique de l’action non-violente se réduit au fait qu’elle n’aurait pas été suffisamment non violente n’est pas sérieux.
Par la suite,l’échec de la deuxième Intifada militarisée montre aussi que la violence armée n’est pas la réponse adéquate. Dès 2002, une cinquantaine de personnalités intellectuelles du mouvement national palestinien s’interrogent ainsi sur les finalités d’une lutte militaire : « Une action militaire ne peut être jugée de manière positive ou négative en dehors du contexte ou de la situation générale et de l’objectif politique que l’on se propose d’atteindre. Pour cette raison, il faut évaluer ces actes à partir de la considération qu’une guerre entre les deux peuples qui vivent en Terre Sainte mènera à la destruction de toute la région. Nous ne trouvons aucune justification logique, humaine et politique, pour un tel résultat final » (Al Qods – 19 juin 2002).
Pour les Palestiniens, le problème n’est donc pas, comme le demande JMM, de renoncer a priori, unilatéralement, à la non-violence présentée comme une condition sine qua non. Il est d’analyser la stratégie de l’adversaire, le contexte d’ensemble, les objectifs politiques et les possibilités d’action à partir du bilan des luttes précédentes. Or, dans ce bilan, on ne peut pas ne pas prendre en compte le sens qu’a voulu donner Israël aux accords d’Oslo. Ces accords sont fondés sur les résolutions 242 et 338 qui rappellent « l’inadmissibilité de l’acquisition des territoires par la force ». Pourtant la partie israélienne, tout en refusant d’appliquer de bonne foi ces accords, a tout fait pour qu’avec ces accords, le plus faible – les Palestiniens – apprenne une fois pour toutes que ce que le fort a obtenu par la force, le faible n’a pas le droit de le réclamer par la force... Et, pendant les cinq ans de la période transitoire avant l’accord final prévu, les colonies ont pratiquement doublé... Cette capacité à continuer la conquête coloniale ne dérive nullement du droit, mais bien exclusivement de la force. Donc, aux yeux des Palestiniens et du monde entier, l’avenir sera, comme le passé, déterminé par le rapport des forces. Fallait-il donc opposer la violence armée à la violence armée ? Ou chercher à déplacer l’affrontement sur un autre terrain, moins favorable à l’adversaire, avec la résistance civile ? Pour les Palestiniens rien n’est évident : ils ont compris que c’est la force – diplomatique et militaire – qui a permis l’évacuation du Sinaï,. que c’est la force – militaire – du Hezbollah qui a conduit au retrait israélien du Liban. mais aussi que c’est la force politique de la première Intifada qui a permis la reconnaissance par Israël de l’OLP comme représentant du peuple palestinien et un large consensus international favorable aux Palestiniens. Ils ont compris aussi la force politique que représente l’opinion publique internationale.
Dans ce parcours tourmenté, annoncer a priori que l’on renonce à l’emploi de la force armée sans avoir tiré un bilan circonstancié des luttes précédentes et sans s’assurer d’une mobilisation politique interne peut leur paraître dangereux car pouvant prendre l’allure d’une capitulation, théorique et pratique, face à l’adversaire. Une politique se juge à ses résultats et non sur ses intentions. En outre, aucun peuple ne peut renoncer au droit à l’autodéfense.
Le choix de la résistance populaire non-violente ; le modèle Bil’in
Les rencontres désormais annuelles organisées à Bil’in ont confirmé la vitalité de la société civile palestinienne. Alors que le Fatah et le Hamas sont engagés dans des luttes de pouvoir, ces conférences permettent de réfléchir sur la meilleure façon de relancer le rôle de la société civile palestinienne dans la lutte de libération nationale et d’établir des formes de collaboration entre divers acteurs, palestiniens, israéliens et internationaux. Les Palestiniens, à partir d’une analyse concrète de la situation actuelle et d’un examen critique de leur histoire, c’est-à-dire de l’histoire de leur lutte, sont en quelque sorte amenés à faire le choix de l’action non-violente évitant même, autant que possible le lancement de pierres contre les soldats, non comme choix idéologique valide en tout temps et en tout lieu mais comme choix politique pour ici et maintenant.
Il faut considérer que ces conférences, ainsi que la lutte de la population de Bil’in, s’insèrent dans un contexte de développement des manifestations contre le mur qui ont souvent précédé Bil’in même, ne serait-ce que parce que la construction du mur y a démarré plus tard. A ces manifestations avaient déjà participé des internationaux et des Israéliens solidaires. Dans certains villages, le tracé du mur a été modifié et des milliers de dounams ont pu être récupérés. Le tout au prix parfois de morts et de blessés graves, comme à Bodros ou à Jayous.
La veille même de cette conférence à Bil’in début juin, on apprenait qu’un village voisin, Nilin – où des centaines d’oliviers venaient d’être coupés – entrait en lutte, bientôt suivi du village de Koffin près de Tulkarem. C’est à Nilin que vient d’être tué un jeune et qu’il y a eu de nombreux blessés – certains gravement – dont des membres de Génération Palestine.
Par ailleurs de grands médias, en particulier des chaînes de télévision, rendent de plus en plus compte de ces actions et de leur répression, ce qui montre que le mouvement a déjà réussi à attirer l’attention du monde. Cela est politiquement très important pour l’avenir.
Nous assistons donc en ce moment même à un mouvement qui tend à se généraliser et qui cherche à se coordonner en un Comité national de résistance populaire. La dureté de la répression, à Bil’in et maintenant à Nilin, montre que le gouvernement israélien veut empêcher à tout prix le développement d’un mouvement de résistance qui attirerait la sympathie de la communauté internationale.
Dans une récente interview au Monde diplomatique à Ramallah, le 26 mars 2008, Mustapha Barghouti, ex-président du PINGO (coordination d’ONG palestiniennes) estimait que l’option de la résistance non-violente, pour qu’elle soit réaliste, supposait la réunion de quatre composantes :
– « 1. développer une résistance non-violente de masse,
– 2. aider les gens à résister en les aidant dans leur vie de tous les jours,
– 3. s’appuyer sur un fort mouvement de solidarité internationale, comme celui contre l’l’Afrique du sud,
– 4. un leadership unifié. »
On peut dire que ce processus est en marche et a un besoin vital d’un fort soutien international.
Le 17 mai, Omar Somi, de Génération Palestine, Abdallah Abu Rahma, du comité populaire de Bil’in et Keren Shayo, de l’association israélienne Anarchistes contre le mur, appelaient à la construction de ce triangle de lutte (Palestiniens, Israéliens à leurs côté, mouvement de solidarité dans les autres pays) dans cette bataille stratégique contre le mur et la colonisation.
A la fin de son texte, Jean-Marie Muller écrit « le choix réaliste est de prendre toutes les initiatives possibles pour augmenter les possibilités du choix de la non-violence ». N’est-ce pas ce qui se passe en ce moment en Palestine ? Le MAN peut-il encore hésiter à se solidariser avec cette résistance ?
C’est ainsi que face à l’échec annoncé des négociations d’Annapolis se prépare une troisième Intifada, une nouvelle résistance populaire. Celle-ci devra compter, pour ne pas se faire écraser, sur un puissant soutien international direct, y compris sur le terrain, comme cela a déjà commencé.