Un écran de fumée
En fait, nous pouvons voir d’après les deux diagrammes que le chômage a monté considérablement au cours des quatre dernières décennies. Le deuxième graphique montre la montée du chômage plus clairement, en comparant le chômage de chaque période à celui de la moyenne 1960-2003. D’après celui-ci, beaucoup plus d’Israéliens sont économiquement dans le fossé qu’ils ne se le figurent, et leur ignorance n’est pas accidentelle.
1. Le chômage en Israël par période
2. Le chômage en Israël par période, comparé à la moyenne 1960-2003 (représentée par 0.00)
Le Bureau Central des Statistiques d’Israël mesure le chômage, mais un examen attentif montre que les chiffres réels sont bien plus élevés que ceux qui sont publiés. Par exemple, en 1978 le Bureau a changé ses questionnaires, abaissant ainsi les taux de chômage de 3,7 % à 3,4 %. Puis en 1985, les jeunes de 14 ans ont été exclus, la population examinée a décru, et le gouvernement a gagné une autre victoire statistique sans mettre aucun emploi sur le marché. Les données précédentes n’ont pas été corrigées, créant ainsi une distorsion qui cachait l’augmentation du chômage. Il semble d’après ces données que le grand bond en avant du chômage dans les années 80 fut plus grand que ce qu’admettent les données officielles. Après le début de la première Intifada en décembre 1987, le chômage israélien s’est répandu trop largement pour être étêté par un autre changement de méthode de comptage, mais les distorsions précédentes ont rendu les valeurs officielles, devenues sombres, hors de proportion avec une réalité encore plus sombre.
Le vrai taux de chômage est caché de bien d’autres façons. En mars dernier, dans Globes, premier quotidien financier israélien, Ze’ev Klein a écrit que le taux de chômage réel en Israël en 2003 était de 15,8 %. Et notamment, 131.000 personnes étaient sans travail mais ne s’inscrivaient pas au chômage. Klein avançait qu’avec les conditions de plus en plus draconiennes pour bénéficier des allocations chômage, des gens en plus grand nombre ont cessé de se déclarer dans les agences de chômage. D’après Klein, des milliers de gens ont été déclarés « refuzniks du travail » et rayés des listes de chômeurs pour étayer les propos du gouvernement Sharon sur sa lutte contre le chômage. Le gouvernement déclare lutter contre le chômage, alors qu’en fait il mène la guerre contre les statistiques du chômage. Les victimes sont des chômeurs eux-mêmes.
Klein a découvert que plus de 625.000 Israéliens travaillent quelques heures par semaine et ne sont donc pas inclus dans les données du chômage. Donc si plus d’un demi-million d’Israéliens ne travaillent que quelques heures, c’est que les gens avec un travail à plein temps sont encore plus rares (cependant, Klein ne les a pas comptabilisés dans son estimation du taux de chômage).
Tout inclus, plus d’un million d’Israéliens sont actuellement hors de la force de travail - environ 22 % - et l’Association des industriels d’Israël (Manufacturers Association of Israel) prédit qu’environ 25.000 noms s’ajouteront cette année à la liste officielle du chômage. En termes de pourcentage, c’est une augmentation de presque un point, à 11,6 % (sans compter une augmentation parallèle du nombre de chômeurs non comptabilisés).
Des conditions restrictives
Une personne sans emploi ne peut toucher des allocations chômage que pour un certain nombre de jours par an. Elle ne peut recevoir qu’une fraction de son ancien salaire pendant ces jours, et doit accepter les boulots proposés par les services de l’emploi. Ami Frenkel, au nom du Centre Adva, a révélé des informations sur une partie de la nouvelle législation prévue pour rendre la vie plus difficile aux chercheurs d’emploi. L’argument pour ces coups portés aux chômeurs était (et reste) que cela augmentera la « motivation » des gens à trouver un travail.
De 1990 à 1994, les personnes de moins de 35 ans avaient l’obligation légale de prendre tout travail offert jusqu’à 60 km de chez eux. Quiconque refusait ou démissionnait était puni par 90 jours de privation d’allocation chômage.
Depuis 1992, les nouveaux immigrants ont perdu les avantages prévus pour faciliter leur adaptation.
De 1993 à 1998, quiconque était titulaire d’une pension et d’allocations chômage voyait sa pension réduite de 60% ou son allocation de 40%, la réduction la plus élevée étant appliquée.
Depuis 1998, les pensions sont déduites des allocations chômage. En plus, depuis 1993, quiconque refuse un travail perd 30 jours d’allocations chômage dans l’année [1].
Depuis 1998, la pension entière est déduite des allocations chômage. Aussi, depuis 1993 le sans-emploi ne peut demander des allocations qu’une fois par an. Les droits à la formation ont aussi été réduits cette année là.
Depuis 1999, les allocations chômage ont été réduites en moyenne de 49,5% à 48% du salaire moyen (le salaire moyen est aussi tombé récemment, voir plus loin).
Depuis 2000, le nombre de jours par an où une personne peut bénéficier d’allocations chômage a chuté considérablement, et les allocations ont baissé de plus en plus avec le temps.
Le chômage, grand inégalisateur
Non seulement le nombre de sans-emplois a monté significativement, mais la qualité du chômage a tourné clairement vers le pire. Une quantité importante, que le Bureau du recensement ne mesure pas précisément, est le temps moyen qu’il faut pour trouver un nouveau job. D’après des estimations grossières, la moyenne était inférieure à 19 semaines en 1989 ; en 2001 elle avait augmenté du tiers, à plus de 25 semaines [2]. Dans ces mêmes 12 ans, le taux de chômage officiel a monté de 4,5 %, ce qui signifie que l’augmentation du chômage a surtout touché des gens déjà vulnérables au chômage.
Ceci est sans doute inquiétant, parce que les allocations sont limitées dans le temps, ce qui frappe particulièrement les victimes traditionnelles de la discrimination devant l’emploi, basée sur la race ou le sexe. Le chômage de longue durée tend à créer une classe de gens qui sont en danger de perdre espoir en un futur meilleur. En même temps, ceux de la classe supérieure continuent de se sentir en sécurité dans leur travail malgré le fait qu’ils diminuent en nombre.
La discrimination devant l’emploi
D’après une récente publication du centre Adva, un Juif israélien d’origine occidentale a un salaire moyen double de celui d’un Palestinien israélien, tandis qu’un Juif d’origine non occidentale est entre les deux. La logique économique conventionnelle dicte que les citoyens arabes palestiniens d’Israël ne devraient pas connaître le chômage, puisque les employeurs préfèrent toujours le travail bon marché.
Mais le même rapport montre que, des 30 centres de population aux taux de chômage les plus élevés d’Israël, 26 sont palestiniens. Et les huit agglomérations aux plus forts taux de chômage sont toutes palestiniennes. De plus, d’après l’enquête sur le travail du Bureau du Recensement, le chômage parmi les Palestiniens israéliens a été cinq fois celui de la population générale au cours de la dernière décennie !
Les femmes ne gagnent que 60% de la paie moyenne des hommes, et constituent la majorité des chômeurs déclarés. Comme les aides ménagères ne sont pas déclarées et ne reçoivent pas d’allocations chômage, la disparité réelle est bien plus grande que ne le suggèrent les données.
Les économistes nous disent souvent qu’en général, les employeurs veulent embaucher au moindre côut. Mais pour certains groupes en Israël, plus de chômage co-existe parfaitement avec moins de salaire. La théorie économique conventionnelle ne peut pas expliquer les taux de chômage pour ces groupes.
A la place, une autre explication se présente : le chômage est un outil pour exclure certains groupes non seulement de la force de travail, mais aussi de leur part du revenu national.
Dans cette brève enquête, il est impossible d’explorer les nombreux effets de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens occupés (TPO) sur la montée du chômage, mais certainement, sur le long terme, on ne peut ignorer l’influence en profondeur de l’oppression actuelle. Les hiérarchies des droits humains et politiques en Israël ont enfoncé un coin dans la classe ouvrière, et servi à démanteler l’éthique syndicale qui a servi autrefois à protéger les emplois des gens.
Le virage dans l’histoire du chômage en Israël a été les années 80, quand de nouvelles mesures économiques de « libéralisation » ont affaibli le travail organisé et permis à quelques grands groupes financiers de prendre le contrôle du capital israélien. Ce fut aussi le début d’une longue campagne pour redistribuer les revenus d’une manière favorisant les possesseurs du capital au détriment de la classe ouvrière. Le changement a eu lieu au début des années 80. Depuis, chaque crise, due à la dépression économique ou à la lutte palestinienne contre l’occupation, a conduit au licenciement de milliers de travailleurs, dont beaucoup ne retrouveront jamais de travail. Les compagnies emploient maintenant une main d’œuvre moins chère et ont des marges plus élevées. Et la capacité à organiser une opposition socialiste a baissé comme partout où les travailleurs sont affaiblis et leurs syndicats cassés par la peur du chômage.
Le chômage dans les territoires occupés
Les Palestiniens ont peu d’alternatives de revenus hors du travail en Israël. Dans un article récent du Journal of Palestine Studies, Leila Farsakh, une doctorante de l’Ecole des études orientales et africaines de Londres London School of Oriental and African Studies, a traité du caractère central de l’exportation du travail palestinien en Israël, même si seule une fraction des travailleurs palestiniens y sont employés. L’emploi palestinien en Israël est monté à 115.000 travailleurs en 1992, moins de 40% de la force de travail palestinienne. Au cours des sept années suivantes, ce pourcentage a été réduit de moitié, et est tombé à presque rien maintenant [3].
L’occupation a rendus les Palestiniens très dépendants de la possibilité de gagner de l’argent en Israël, car les autres sources de revenus - comme l’agriculture, l’industrie et les exportations - sont réduites par l’expansion des colonies et de l’armée.
L’Union douanière israélo-palestinienne, créée en 1995 comme stipulé par les accords d’Oslo, a permis aux compagnies israéliennes de vendre librement leurs produits aux Palestiniens. Cependant, dans les TPO, les checkpoints et autres limitations interdisent aux Palestiniens de vendre leurs produits ou leur travail en Israël, les rendant otages des compagnies israéliennes, et les forçant à utiliser l’argent qu’ils reçoivent de l’assistance humanitaire étrangère pour enrichir les compagnies israéliennes.
Du fait de cette dépendance, chaque restriction imposée aux Palestiniens dans les TPO produit un pic de chômage. Dès 1993, quand les bouclages sont devenus une tactique israélienne régulière, le taux de chômage dans les territoires [occupés] atteignait 2,5 fois le taux israélien.
Sept ans plus tard, le taux dans les TPO était 469% de celui du chômage en Israël. Farsakh montre que chaque année, le taux de chômage est directement corrélé au nombre de jours de bouclage. Des années avec peu de bouclages (comme 1999) ont aussi été des années avec moins de chômage dans les TPO.
A côté des bouclages complets, les gouvernements israéliens successifs ont diminué le quota de permis de travail, forçant de nombreux Palestiniens à travailler illégalement pour une fraction de la paie qu’ils auraient eu avec un permis.
Les travailleurs palestiniens ont été l’armature du secteur israélien de la construction ; dans les années 80 ils représentaient environ 40% des ouvriers de la construction déclarés. La baisse de leurs salaires et leur remplacement par des immigrants ont accru notablement les profits des compagnies du bâtiment. (Ce n’est que récemment que le secteur de la construction a souffert, mais pas d’une amélioration du côté palestinien. La baisse des revenus des Israéliens a finalement rattrapé la croissance du secteur immobilier, et entraîné une baisse brutale du prix des appartements.)
Mais la construction n’est pas le seul secteur qui profite de la discrimination contre les Palestiniens.
L’ ONU estime que le chômage dans les territoires occupés a atteint 63,3% pendant les jours de couvre-feu en 2002. L’UNESCO estime que même hors couvre-feu, le chômage se situait entre 36 et 50%. Dans la bande de Gaza, le chômage est relativement stable à 50%.
Les pertes de revenus palestiniennes dues aux couvre-feux, aux checkpoints et aux autres moyens pour limiter leur travail en Israël ou dans les TPO atteint maintenant 7,6 millions de dollars par jour. Ceci totalise environ 8,3 milliards de dollars, ou 37,5 milliards de shekels, depuis le début de l’Intifada Al-Aqsa.
Une étude récente sur la dépendance palestinienne de l’aide étrangère [4] montre que plus de la moitié des Palestiniens des TPO dépendaient de l’aide humanitaire pour leur besoins alimentaires de base en 2002. Parce que l’industrie alimentaire palestinienne est en lambeaux, les donations étrangères des organisations humanitaires passent au travers des mains palestiniennes et vont droit dans les coffres des sociétés agroalimentaires israéliennes et internationales. Si de la nourriture est offerte plutôt que de l’argent, les groupes court-circuitent les intermédiaires palestiniens et paient les sociétés agroalimentaires directement. Ceci crée une route à sens unique pour l’argent : des philanthropes et des gouvernements étrangers aux poches des grosses sociétés de l’alimentaire. Les Palestiniens soumis aux bouclages et au chômage qui s’en suit ne peuvent pas travailler et gagner de l’argent pour renverser ce courant.
L’effet néolibéral
La politique économique du gouvernement israélien a suivi les changements de politique économique qui ont eu lieu autour du monde (particulièrement pendant les administrations Thatcher et Reagan), en promouvant les milieux d’affaires et les privatisations au détriment de la responsabilité sociale et des programmes destinés à favoriser l’égalité.
L’argument mis en avant par les économistes néo-libéraux qui ont façonné les politiques reaganiennes et thatcheriennes est que le plein emploi crée l’inflation, et que la stabilité des prix cause le chômage. Ils avancent que si le marché est « libéralisé », - voulant dire que le gouvernement réduit son implication à un minimum - les « forces du marché » l’emporteront et finalement augmenteront aussi l’emploi.
Mais le chômage ne devrait pas être vu comme un sous-produit inévitable d’une basse inflation. Pour commencer, l’inflation a monté régulièrement avec le chômage en Israël et il ne semble y avoir aucune corrélation inverse entre eux.
Deuxièmement et plus significatif, le chômage sert un but important pour ceux qui tirent profit de leurs employés. Quand le chômage est élevé, il sert à intimider les travailleurs pour qu’ils se plient à des salaires en baisse et à des conditions de travail détériorées. Il sert à discréditer dans les médias les syndicats qui restent. Les grèves en période de chômage élevé sont dépeintes dans les médias comme des actions de gens qui ne sont même pas reconnaissants d’avoir du boulot.
Une redistribution des revenus
Il y a deux ans, le salaire mensuel cumulé de tous les travailleurs en Israël était environ de 16,5 milliards de shekels. Depuis, le chômage a augmenté significativement, et le salaire moyen a baissé de 5,1 %. Maintenant le salaire mensuel total est inférieur à 15,5 milliards, ou environ 1 milliard de shekels en moins par mois. Où sont passés les 26 milliards de shekels ?
Il va au delà de cet article de traiter cette question de manière adéquate, mais deux statistiques éclaircissent ce point. Premièrement, d’après la banque centrale d’Israël, le capital financier total détenu par les Israéliens (hors banques et gouvernement) a augmenté de 23,5 milliards de shekels en 2002, l’année des dernières statistiques disponibles. Ensuite, l’index de la bourse de Tel Aviv (100 Stock Index), qui mesure un échantillon des principaux avoirs israéliens, a monté de 60% cette année-là.
Ces deux faits incroyables mènent à la claire conclusion que la prétendue « récession » n’est une calamité que pour ceux qui ne gagnent leur vie que par le travail (ou ceux qui cherchent du travail). En même temps, si quelqu’un avait de côté 1 million de shekels en janvier dernier, et le plaçait au hasard parmi les valeurs de la bourse de Tel Aviv, il aurait 600.000 shekels de plus aujourd’hui. Pour les possesseurs de capital, la vie est douce.
Solidarité du travail
Quand on leur demande comment ils comptent s’en prendre au chômage, les responsables répondent d’habitude qu’ils croient que l’expulsion des travailleurs étrangers dégagera des emplois pour les chercheurs d’emploi locaux. Examinons une minute cet argument.
La conclusion la plus frappante des statistiques ci-dessus est que la disponibilité des emplois n’est pas un jeu à somme nulle, ce qui veut dire que plus de travailleurs potentiels n’implique pas plus de chômage.
En fait le chômage a chuté pendant les périodes des deux plus importants apports de travail sur le marché israélien : après la guerre de 1967, quand les travailleurs des TPO furent autorisés à travailler en Israël (avec de sévères limitations), et à nouveau quand l’immigration massive de l’ex Union Soviétique est arrivée dans les années 90.
Par conséquent, le chômage n’est que le résultat d’une politique gouvernementale, qui favorise les intérêts des employeurs au détriment de ceux des employés. Employeurs et détenteurs de capitaux ont avantage à des salaires en baisse et à des travailleurs désespérés. En réduisant le coût du travail, ils peuvent élargir leurs profits. Parce que les travailleurs sont plus pauvres (et qu’ils sont plus nombreux sans travail), les employeurs ne peuvent pas espérer augmenter leurs profits en vendant plus à des gens toujours plus pauvres. Alors, au lieu d’embaucher plus de travailleurs pour accroître la production, ils investissent leur argent dans la bourse pour faire de l’argent facilement, ou ils se tournent vers l’exportation.
En conclusion, nous pouvons voir que le chômage est une indication de la distribution sociale de la richesse et du pouvoir des revenus. Il y a ceux qui bénéficient beaucoup du chômage élevé, et ceux qui s’affairent à cacher les vrais nombres des chômeurs pour se défendre du scandale.
Seule une lutte déterminée, unissant les travailleurs des deux sexes et de différents groupes ethniques ou nationaux offre quelques chances de renverser la situation et de donner aux travailleurs une meilleure part de ce qu’ils produisent.
Shir Ever*
"Unemployment in Israel’s History and Today"