Le Mouvement du Jihad islamique en Palestine a été la principale cible de l’armée israélienne lors de la dernière agression contre la bande de Gaza. Qu’est-ce qui caractérise cette organisation ?
Nicolas Dot-Pouillard : Le Jihad islamique palestinien (JIP) apparaît dans les années 1970. Ses premiers cadres viennent soit de la confrérie des Frères musulmans, à une époque où le Hamas n’existe pas, soit d’anciens nationalistes arabes membres d’organisations armées, notamment du Fatah. C’est par exemple le cas de son actuel secrétaire général, Ziad Nakhleh, qui vient originellement d’une petite organisation nassérienne, basée à Gaza et active dans les années 1960.
Le fondateur du JIP, Fathi Shiqaqi, assassiné en 1995 par les services secrets israéliens, était membre des Frères musulmans. Il rompt avec la confrérie suite à la révolution iranienne de 1979, en soutenant l’ayatollah Khomeiny. Il perçoit à l’époque un double manque : l’OLP ne place pas suffisamment l’islam au centre de son combat, tandis que les Frères musulmans ne s’intéressent pas à la dimension nationaliste de la lutte palestinienne.
À cette époque et jusqu’à la création du Hamas en 1987, les Frères musulmans font essentiellement des actions caritatives en partant du principe que l’islamisation de la société doit précéder tout objectif de libération de la Palestine. Shiqaqi et ceux qui vont le suivre inversent le logiciel : il n’y a pas de société islamique envisageable sous occupation, donc le combat national doit être prioritaire.
N’oublions pas qu’en 1979, pour une part considérable de la jeunesse palestinienne ou libanaise, l’Iran et sa révolution reprennent le flambeau de l’anti-impérialisme dans la région. Le nationalisme arabe était mort : le Président égyptien Sadate se rend à Jérusalem en 1977, des organisations panarabistes irakiennes et syriennes sont en guerre, les utopies de gauche se confrontent à l’invasion soviétique de l’Afghanistan largement condamnée par la jeunesse de la région, la gauche libanaise s’enfonce dans la guerre civile qui ravage le pays…
Au même moment où ces aspirations politiques de gauche et laïques s’essoufflent, il y a la fascination pour le renversement du pouvoir en Iran. Et ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un coup d’État militaire comme l’ont vécu les peuples égyptien ou syrien, mais d’un mouvement populaire qui dans le même temps entraîne la fermeture de l’ambassade israélienne à Téhéran au profit d’une représentation diplomatique de l’OLP, ouvrant la voie à la visite d’Arafat et à sa rencontre avec Khomeiny.
On assiste pendant la décennie 1980 à une évolution du champ nationaliste arabe où une partie va quitter le giron de la gauche ou du nassérisme pour se réclamer d’un islamo-nationalisme. Au Liban, cette tendance s’inscrit dans la fondation du Hezbollah. Côté palestinien, il faut attendre 1992 et le premier congrès officiel du Mouvement du Jihad islamique en Palestine. Avant cette date, il s’agissait essentiellement d’une mouvance composée d’individus issus d’univers très différents.
Le JIP se distingue également par la priorité absolue mise à la lutte armée et aux activités clandestines. Si le JIP dispose d’institutions caritatives, c’est tout à fait secondaire, contrairement au Hamas pour qui l’action sociale reste un enjeu majeur. Cette caractéristique en fait un mouvement populaire auprès de la population, mais qui n’a pas pour autant vocation à rassembler les masses comme le Hamas ou le Fatah. Contrairement au JIP, ces deux dernières sont aussi des partis politiques qui ont vocation à multiplier les champs d’action et surtout à être en capacité de diriger.
Quel est le projet politique du JIP ?
N. D.-P. : Le JIP est souvent réduit au terme « Jihad » : mais il n’a rien à voir avec les mouvements « jihadistes » de type Al-Qaïda ou Daech. La notion de « Jihad » dans le JIP s’inscrit dans le cadre de la lutte armée pour la libération de toute la Palestine. Raison pour laquelle l’organisation mentionne à la fin de son nom « en Palestine », et dans la théorie politique qu’elle produit, le concept de « Jihad » se limite au territoire palestinien.
Lorsque les premières cellules se mettent en place, dans la décennie 1980, il n’est par exemple pas à l’agenda de ses membres d’aller combattre en Afghanistan ou sur d’autres terrains. Cette démarche demeure la même aujourd’hui, d’où cette appellation d’islamo-nationalisme.
Le JIP est souvent présenté comme un avant-poste iranien en territoire palestinien. Qu’en est-il ?
N. D.-P. : L’ouvrage de Shiqaqi en hommage à Khomeiny étant le principal moment de la mise en place du JIP, l’organisation est régulièrement présentée comme d’obédience chiite. Ce qui est faux. Ses dirigeants ont toujours démenti cela, affirmant se revendiquer du panislamisme, c’est-à-dire de l’union nécessaire des musulmans au-delà de leur credo.
Le lien entre l’Iran et le JIP est en réalité organique et non confessionnel. Cependant, n’ayons pas de vision simpliste d’un rapport strictement vertical : le JIP n’agit pas aux ordres de Téhéran et il peut y avoir des tensions entre les deux. Par exemple, le JIP tient une ligne stricte de neutralité totale : ni intervention, ni prise de position dans les affaires internes arabes, comme ce fut le cas en Syrie, en Irak ou au Yémen, alors que Téhéran pressait ses dirigeants d’y soutenir les factions chiites et pro-iraniennes.
Pour autant, le JIP dit faire partie de l’Axe de la résistance qui réunit grosso modo la Syrie, l’Iran, le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien et les unités populaires en Irak.
Quelles relations le JIP entretient-il avec les autres organisations du mouvement national palestinien ?
N. D.-P. : Beaucoup de dirigeants du JIP viennent du Fatah ou des Frères musulmans. Ils se connaissent les uns et les autres. Les relations varient suivant la période et la conjoncture, entre franche amitié et critique sévère.
Le JIP a toujours refusé de participer à une institution liée aux accords d’Oslo, à commencer par les élections législatives et présidentielles. Ce boycott ne concerne pas les scrutins municipaux et syndicaux (notamment étudiants), car indépendants d’Oslo, mais les candidatures ne se font pas sous le nom du JIP.
Cette opposition à Oslo a permis au JIP de se positionner entre le Fatah et le Hamas, tenant depuis 2006 une ligne de médiation entre les deux mouvements, sans pour autant mettre de côté les critiques envers chacun d’eux.
Le Fatah est accusé, du fait de son acceptation du cadre des négociations d’Oslo et de l’Autorité palestinienne, de favoriser le maintien de l’occupation. Pour le Hamas, la critique du JIP porte sur sa participation aux élections de 2006 qui aurait vu l’organisation tomber dans un piège : il serait entré dans une concurrence pour le pouvoir avec le Fatah, ce qui est jugé fatal pour le mouvement national palestinien, et l’aurait conduit à se soumettre indirectement à Oslo en prenant le pouvoir d’une autorité nationale palestinienne à Gaza.
La ligne du JIP est très claire : ces deux organisations doivent quitter toute structure de pouvoir, quitte à les dissoudre, et retourner à un cadre décisionnel unique et représentatif, que pourrait être l’OLP.
Le JIP n’est pas pour autant membre de l’OLP, considérant que cette structure doit d’abord être profondément réformée. Premièrement par l’élection d’un nouveau Conseil national palestinien émanant des Territoires occupés et de toute la diaspora palestinienne. Deuxièmement par l’intégration du Hamas et du JIP au sein de sa direction. C’était d’ailleurs le sens de la feuille de route signée en septembre 2020, à Beyrouth, par les secrétaires de toutes les organisations palestiniennes. Le JIP a signé le document par désir de rejoindre le consensus, tout en indiquant maintenir le boycott des élections liées à Oslo. Ce processus devait débuter par les élections législatives et présidentielles du printemps 2021, que Mahmoud Abbas a finalement annulées.
Pouvez-vous revenir sur les événements de cet été et comment ils ont conduit à des tensions entre Hamas et JIP, ainsi qu’à des critiques publiques contre l’Égypte ?
N. D.-P. : Mon analyse c’est que cela faisait partie de la stratégie des Israéliens : en menant une attaque dite préventive contre les positions du JIP dans la bande de Gaza, en assassinant un certain nombre de ses dirigeants, l’armée israélienne a mis le Hamas dans une position compliquée.
Tout a commencé par l’arrestation entre juillet et août de dirigeants du JIP en Cisjordanie, notamment Bassam Saadi. Cisjordanie où est en train de se constituer une relation quasi organique entre les brigades du JIP, nommées les Brigades Al-Qods, et les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, branche armée du Fatah. À Naplouse et à Jénine, ces deux groupes travaillent ensemble, parfois même sous des noms indistincts : Brigades de Jenine, Naplouse etc… Les Égyptiens ont affirmé à la direction du JIP que les Israéliens n’iraient pas plus loin et qu’une libération de ces cadres pouvait être rapidement réglée. Sauf que c’est exactement l’inverse qui s’est produit : les Israéliens ont bombardé Gaza, visant le JIP.
Dans la bande de Gaza, le JIP est membre de la coordination militaire au sein d’une chambre commune qui existe depuis deux ou trois ans. Celle-ci regroupe la quasi-totalité des brigades armées présentes dans la zone, sans distinction entre tendances politiques. Dès les premiers bombardements israéliens, de réelles tensions se sont révélées entre Hamas et JIP. Pendant plusieurs jours, la direction du Hamas s’est interrogée sur la mobilisation de ses brigades et des rencontres ont eu lieu à Beyrouth, Téhéran et Gaza entre les deux mouvements.
Soit le Hamas ne participait pas au combat, et c’est ce qui est arrivé puisque ses brigades n’ont pas été mobilisées et aucune roquette du Hamas n’a été tirée pendant cette guerre, mettant l’organisation en porte à faux avec sa base, ses cadres militaires et ouvrant la voie aux critiques des autres factions armées qui, elles, ont épaulé le JIP ; soit le Hamas intervenait et mettait en danger son objectif principal qui est la reconstruction de la bande de Gaza depuis les destructions subies en 2021.
Le Hamas a subi des pressions énormes de l’Égypte et du Qatar pour ne pas intervenir, et il n’est pas envisageable actuellement pour l’organisation de se brouiller avec ces deux États. L’Égypte a la main sur l’ouverture hebdomadaire du checkpoint de Rafah au sud de Gaza et joue le rôle de médiateur avec Israël pour l’échange de prisonniers. C’est d’ailleurs ainsi que le Hamas a justifié sa non-intervention : la priorité actuellement est la libération des prisonniers. Suite à la décision du Hamas, le JIP a communiqué contre l’Égypte, accusée de ne pas avoir été sérieuse dans les informations transmises et de s’être laissé berner par les services secrets israéliens.
Si l’Égypte garde un rôle central auprès des organisations palestiniennes c’est parce que les services secrets égyptiens, au-delà de la politique du maréchal Sissi, restent un interlocuteur indispensable pour toute question liée aux prisonniers, à la gestion de la bande de Gaza ou au cessez-le-feu avec l’armée israélienne. Le Caire tient par ailleurs à garder cette carte pour s’assurer un rôle central dans la région et rappelle à ses alliés occidentaux, dès qu’il est possible, que le dossier palestinien doit rester entre ses mains.
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A propos de l’auteur
Nicolas Dot-Pouillard est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth et auteur de nombreux ouvrages sur la société palestinienne, dont De la théologie à la libération. Histoire du Jihad islamique palestinien (La Découverte, 2014) coécrit avec Wissam Alhaj et Eugénie Rébillard.