Le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Peter Maurer, 61 ans, est une sorte de diplomate de l’humanitaire. Afin que son organisation soit efficace et puisse maintenir une communication avec toutes les parties dans les conflits et les situations de détresse où elle intervient, il doit souvent choisir ses mots avec prudence. Au terme d’une visite de trois jours en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, Peter Maurer exprime pourtant de fortes critiques et une vive inquiétude, dans un entretien au Monde.
Votre dernière visite ici remonte à il y a trois ans, pendant la dernière guerre dans la bande de Gaza. Constatez-vous une stagnation ou une dégradation ?
Il y a du déjà-vu, du mieux et du pire. Je retrouve les mêmes acteurs, la même difficulté à pondérer le respect pour les besoins des gens et les considérations sécuritaires. La narration politique demeure la même, avec une dynamique particulière à Gaza : le conflit intrapalestinien, entre l’Autorité palestinienne (AP) et le Hamas, se transforme en conflit humanitaire. L’AP met la pression sur le Hamas, avec des conséquences effroyables pour la population civile, comme le manque d’eau, d’électricité, la diminution de la surface agricole, l’impossibilité de traiter les eaux usées. Un conflit politique a déclenché un cercle vicieux.
Qu’avez-vous dit au président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, à ce sujet ?
Que cette situation est un accélérateur de catastrophe. Elle risque non seulement de faire souffrir les gens, mais aussi de devenir une dynamique politique dangereuse. A Gaza, je n’ai pas ressenti une montée de la pression populaire contre le Hamas, mais plutôt la colère des gens orientée contre l’AP. J’ai proposé à M. Abbas que le CICR puisse travailler avec l’AP pour sortir de ce cercle vicieux. Des entretiens doivent avoir lieu. Nous pouvons imaginer des modalités pour que la population souffre moins, par exemple pour résoudre la pénurie de médicaments.
Qu’avez-vous constaté en Cisjordanie ?
On assiste à l’affirmation de plus en plus ouverte et soutenue de la prise des terres par les Israéliens. On en parle ouvertement, la Knesset [le Parlement israélien] en débat, le pouvoir politique et la Cour suprême se disputent. Pour les Palestiniens, il n’y a pas de progrès ou de perspectives. Je suis frappé côté israélien par le manque d’empathie, d’engagement, de geste qui irait dans le sens d’une conciliation.
Côté positif, j’ai rencontré dans la zone C [60 % de la Cisjordanie] une centaine de membres de la société civile palestinienne, qui vivent entourés de colons. Ils s’expriment de façon extraordinairement pragmatique, ils veulent des solutions pratiques pour leur quotidien et savent que 90 % des colons ne sont pas violents.
Mais peu avant votre arrivée, Benyamin Nétanyahou disait, fin août, au sujet des colonies : « Nous sommes ici pour toujours »…
C’est un politicien. On est habitué à ce que les politiciens prennent des positions de négociation. Cette affirmation vise à causer des réactions de l’autre côté. Les autorités, de part et d’autre, parlent au CICR avec un engagement intéressant. On a accès aux prisons, on parle avec l’armée de la conduite des hostilités, mais aussi avec les Brigades Al-Qassam [aile militaire du Hamas] ou la police palestinienne. Mais je reste sur ma faim quand je vois la façon dont ils interagissent. Ce qui m’irrite profondément, c’est le peu de place que prend, dans leurs échanges, dans leurs reproches mutuels, le souci des populations.
Comment qualifieriez-vous le développement des colonies en zone C ?
C’est une annexion de facto. On prend le territoire, on le gère, on le développe, et on ne prend pas en considération ce que ça génère chez l’autre, chez les Palestiniens. Il existe une infrastructure de découragement pour les Palestiniens, pour rénover ou s’agrandir, et une infrastructure d’engagement pour les colons. Ceux qui créent cette dynamique se cachent derrière une rhétorique moderne de développement du paysage.
Dans nos échanges, nous apprécions la qualité, la confidentialité et la compréhension de Nétanyahou, du ministre de la défense Lieberman ou du Cogat [administration civile chargée de la coordination des activités gouvernementales dans les territoires occupés]. Il existe des coopérations qui ne sont pas figées. Mais ce que nous considérons comme un élément-clé du conflit, la colonisation, est purement nié par eux comme étant un problème.
Le CICR a joué un rôle important de médiation au cours de la grève de la faim massive des prisonniers de sécurité palestiniens en Israël, en mai. Quel bilan en faites-vous ?
On n’est pas là pour négocier entre l’administration pénitentiaire et les prisonniers, mais pour minimiser l’impact négatif de ce genre d’action, pour éviter des actions punitives contre les prisonniers. Aujourd’hui, on discute avec l’Autorité palestinienne pour qu’elle prenne une responsabilité plus importante dans l’organisation d’une deuxième visite familiale mensuelle [l’une des principales revendications des grévistes]. Cela a toutes les chances de se faire.
Dans ces conflits difficiles, tout le monde est l’otage de quelqu’un. Nous, comme humanitaires, on est l’otage de tout le monde. Certains jeux politiques et blocages ont forcé le CICR à se substituer, parfois, au compromis qui n’arrivait pas. On a commencé à faire des choses côté palestinien qui ne faisaient pas partie de notre mandat de départ, comme les soins médicaux pour les prisonniers. C’est à cause de l’absence de confiance entre les parties.
Vous avez rencontré à Gaza le nouveau chef du Hamas dans ce territoire sous blocus, Yahya Sinouar. M. Nétanyahou vous a demandé d’intercéder en faveur des trois civils israéliens qui y sont détenus, et des corps de deux soldats tués en 2014 qui sont retenus par le mouvement islamique armé…
Notre position est très claire. Le CICR rappelle aux parties ce qu’est le droit humanitaire international. Si elles le violent et en font non pas une obligation, mais un sujet de négociation, le CICR ne s’engagera pas. Sinouar est quelqu’un de très franc et de clair dans son message. Je lui ai parlé de notre coopération bilatérale, de la façon dont on peut répondre à la pénurie d’électricité. Dans notre entretien, j’ai fait un point important concernant le sort des cinq Israéliens. Je ne peux pas vous dire, au nom de la confidentialité, ce qu’il a répondu à ma demande d’accès aux prisonniers.