En quoi consiste la détention post-mortem qui prolonge « la toile carcérale », pour reprendre le titre de votre précédent ouvrage (La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Bayard, 2021) ?
Stéphanie Latte-Abdallah : Il y a deux situations distinctes quand on parle de rétention des corps de personnes ayant conduit des attaques armées ou des attentats, ou ayant été tuées sans motif : celle qui concerne les défunts enterrés dans un « cimetière des nombres » (1), qui continue d’être utilisé jusque dans les années 2000. Et celle qui désigne la rétention de corps à la morgue qui existe depuis les années 2000, avec une augmentation de son usage depuis ce qu’on a appelé la habbeh, ou petit soulèvement, et qui correspond à l’Intifada de Jérusalem (ou « des couteaux »).
Ces deux situations ne poursuivent pas les mêmes objectifs du point de vue des autorités israéliennes. Avant l’an 2000, il s’agit plutôt d’une non-reconnaissance des Palestiniens comme interlocuteurs, le déni de leur existence. Aujourd’hui, la rétention des corps constitue à la fois une punition collective dans la mesure où elle empêche la glorification du défunt lors de regroupements importants au moment des enterrements, ce qui favoriserait le nationalisme et des actes similaires ; elle est aussi une monnaie d’échange si l’on peut dire, un moyen de pression dans le cadre de diverses formes de tractations, personnalisées ou politiques, notamment vis-à-vis du Hamas qui détient deux corps israéliens et deux prisonniers israéliens. Parmi les 126 corps retenus début février 2023 à la morgue, les plus nombreux sont des Gazaouis qui sont systématiquement gardés parce que les autorités israéliennes assimilent toute la population au Hamas.
C’est en ce sens que la toile carcérale s’étend jusqu’après la mort, ce qui ne veut pas dire que ce sont des personnes détenues qui sont gardées après leur mort, cela existe mais c’est marginal. L’utilisation de la rétention des corps est à comprendre comme l’expression de la conflictualité à l’œuvre, d’une économie générale de l’inimitié, qui est aussi liée au régime colonial imposé par Israël à la société palestinienne, et notamment à sa gestion des mobilités et des « frontières » dans un espace entièrement contrôlé par les autorités israéliennes, sans frontière au sens des frontières-lignes.
Vous parlez des « lieux d’ensevelissement comme marqueurs frontaliers » : pouvez-vous expliquer ce concept ?
S. L.-A. : Je montre plus largement la poursuite, à travers ces détentions post-mortem, d’une politique frontalière de gestion des mobilités : la mobilité post-mortem de ces défunts, leurs lieux d’ensevelissement, les traces qu’ils laissent dans l’espace public sont en effet des marqueurs frontaliers, sociaux et affectifs qui dépendent de leurs lieux de vie, de leur politisation et de leurs actes. Si vous habitez à Jérusalem, à Gaza, ou à Hébron ; si vous appartenez à un parti politique ; selon la façon dont votre proche est mort, l’acte commis, on vous rendra son corps plus ou moins rapidement et différemment. Ces critères sont évalués par les services de renseignement.
À Jérusalem par exemple, le contrôle des ensevelissements est le plus fort : des tractations ont lieu entre la police et les familles pour décider du cimetière, les défunts sont généralement rétrocédés la nuit et doivent être enterrés immédiatement, avec un nombre restreint de personnes, et toute une série de conditions qui encadrent et bouleversent le déroulement des rituels funéraires.
Le contrôle de l’espace des vivants se fait aussi par celui de leurs morts. Différentes formes d’effacement sont à l’œuvre surtout à Jérusalem : au-delà de l’interdiction de grands enterrements, la maison du défunt est détruite, ses proches masculins arrêtés. Là encore, la tractation, la négociation et donc, la pression déterminent le temps de la rétention, du retour à la famille et la façon dont il sera effectué.
En Cisjordanie, les négociations sont généralement plus simples et moins longues : les corps sont rendus aux check-points, récupérés par l’Autorité palestinienne, et les familles ont le temps d’organiser les cérémonies. À Gaza, les modalités sont les mêmes, mais ces dernières années les rétentions sont systématiques et elles durent.
Ce livre aborde aussi de façon plus anthropologique la question de la suspension du deuil, les perceptions collectives et les relations personnelles, familiales à ces défunts ; il traite de l’ambivalence et des transformations de la figure du martyr dans la société palestinienne, et de la question des émotions.
« La nécro-violence » est-elle constitutive du système d’apartheid que subissent les Palestiniens ?
S. L.-A. : Cette violence fait évidemment partie des traitements très discriminatoires qui touchent à la dignité humaine.
La nécro-violence, c’est la manière dont les corps sont gardés pendant de longues années (certains sont à la morgue depuis 2016), la négligence et le mépris pour une société dont témoigne leur traitement jusque très récemment dans les « cimetières des nombres ». Cela a aussi été l’état des corps qui, jusqu’à un recours de familles de Jérusalem, étaient rendus encore gelés, dans des positions incompatibles avec la mise en terre. Et puis, il y a eu pendant la première Intifada et jusqu’au début des années 2000, la question de vols fort probables de tissus à l’Institut médico-légal de Tel Aviv, qui n’ont pas été reconnus pour les Palestiniens (ils l’ont été pour des Israéliens). Une nécro-violence qui est ainsi suspendue, qui se poursuit par le doute, l’inquiétude quant à ce qui a pu arriver au corps du proche, même si, d’après ce que l’on sait, ces pratiques ont à présent cessé.
Propos recueillis par Emmanuelle Morau