COMME LE fantôme du père d’Hamlet, l’esprit maléfique de la guerre de Gaza refuse de nous laisser en paix. Cette semaine il est revenu troubler la tranquillité des dirigeants de l’État et de l’armée.
“Rompre le silence”, un groupe d’anciens combattants courageux, a publié un rapport comportant les témoignages de 30 combattants de la guerre de Gaza. Un rapport sans complaisance sur des actions que l’on peut considérer comme des crimes de guerre.
Les généraux ont automatiquement réagi par la dénégation. “Pourquoi les soldats ne dévoilent-ils pas leur identité ?” ont-ils demandé innocemment. “Pourquoi se voilent-ils le visage dans les témoignages video ? Pourquoi cachent-ils leurs noms et leurs unités ? ”
Comment pouvons-nous être sûrs que ce ne sont pas des acteurs lisant un texte qui leur a été préparé par des ennemis d’Israël ? Comment pouvons-nous savoir si cette organisation n’est pas manipulée par des étrangers qui financent leurs activités ? Et, de toute façon, comment savons-nous s’ils ne sont pas en train de mentir par malveillance ?
On peut répondre par une expression hébraïque : “Cela sent la vérité”. Quiconque a jamais été un combattant au cours d’une guerre, de n’importe quelle guerre, reconnaît immédiatement la vérité de ces rapports. Chacun d’entre eux a rencontré un soldat qui n’est pas prêt à rentrer chez lui sans un X sur son fusil témoignant qu’il a tué au moins un ennemi. (Un tel personnage figure dans mon livre “Le revers de la médaille”, qui a été écrit il y a 60 ans et publié l’an dernier en anglais comme second volet de : 1948, l’histoire d’un soldat”.) Nous avons connu cela.
Les témoignages sur l’utilisation de phosphore, sur les bombardements massifs d’immeubles, sur “la procédure du voisin” (l’utilisation de civils comme boucliers humains), sur tuer “tout ce qui bouge”, sur le recours à toutes les méthodes pour éviter les pertes de notre côté – tout cela corrobore des témoignages antérieurs sur la guerre de Gaza, il ne peut y avoir aucun doute raisonnable sur leur authenticité. J’ai appris par les rapports que “la procédure du voisin” s’appelle maintenant “la procédure Johny”, Dieu sait pourquoi Johny et non Ahmad.
Le sommet de l’hypocrisie est atteint par les généraux avec leur exigence que les soldats se découvrent et présentent leurs doléances à leurs supérieurs, de façon que l’armée puisse enquêter à leur sujet par les voies appropriées.
Tout d’abord, nous avons déjà été témoin de la farce de l’armée enquêtant sur elle-même.
Ensuite et c’est l’élément principal : seule une personne candidate au martyre ferait cela. Un soldat membre d’une unité combattante fait partie d’un groupe étroitement solidaire dont le principe le plus fort est la loyauté envers les camarades et dont la règle est “tu ne dénonceras pas !” S’il révèle des actions condamnables dont il a été le témoin, il sera considéré comme traitre et mis au ban du groupe. Sa vie va devenir un enfer. Il sait que tous ses supérieurs depuis son chef de section jusqu’au commandant de la division vont le brimer.
Cet appel à passer par “des voies officielles” est une méthode ignoble des généraux – membres de l’état-major, porte-parole de l’armée, juristes militaires – pour détourner la discussion des accusations elles-mêmes et la faire porter sur l’identité des témoins. Et les soldats de plomb que l’on qualifie de “correspondants militaires” qui collaborent avec eux ne sont pas moins ignobles .
MAIS AVANT d’accuser les soldats qui ont commis les actes que décrivent les témoignages, on doit se demander si la décision de déclencher la guerre n’a pas entraîné inévitablement les crimes.
Le professeur Assa Kasher, le père du “Code d’éthique” de l’armée et l’un des plus ardents supporters de la guerre de Gaza, a soutenu dans un essai sur la question qu’un État n’a le droit d’entrer en guerre que pour se défendre et seulement si la guerre constitue “un dernier recours”. “Toutes les voies alternatives” pour atteindre l’objectif juste “doivent avoir été épuisées”.
La cause officielle de la guerre fut le lancement depuis la bande de Gaza de roquettes contre les villes et les villages du sud d’Israël. Il va sans dire qu’il est du devoir de l’État de défendre ses citoyens contre les missiles. Mais tous les moyens pour atteindre cet objectif sans recourir à la guerre avaient-ils été réellement épuisés ? Kasher répond par un retentissant “oui”. Son argument clef est “qu’il n’y a aucune justification à exiger d’Israël de négocier directement avec une organisation terroriste qui ne le reconnaît pas et qui conteste même son droit à l’existence.”
Cela ne résiste pas à un examen logique. L’objectif des négociations n’était pas supposé être la reconnaissance par le Hamas de l’État d’Israël et de son droit à l’existence (qui a besoin de cela de toute façon ?) mais d’obtenir de lui l’arrêt du lancement de missiles contre des citoyens israéliens. Dans de telles négociations, la partie adverse aurait, de façon compréhensible, exigé le lever du blocus à l’encontre de la population de la bande de Gaza et l’ouverture au passage d’approvisionnements. Il est raisonnable de considérer qu’il était possible d’obtenir – avec l’aide des Égyptiens – un accord qui aurait comporté aussi un échange de prisonniers.
Non seulement cette voie n’a pas été épuisée mais elle n’a même pas été essayée. Le gouvernement israélien a constamment refusé de négocier avec une “organisation terroriste” et même avec le gouvernement palestinien d’unité qui a existé quelque temps et dans lequel le Hamas était représenté.
Par conséquent, la décision de déclencher la guerre de Gaza, avec une population civile d’un million et demi d’habitants n’avait pas de justification, même au regard des critères de Kasher lui-même. “Toutes les voies alternatives” n’avaient pas été épuisées ni même explorées.
Mais nous savons tous que, à côté de la raison officielle, il y en avait une autre non officielle : renverser le gouvernement du Hamas dans la bande de Gaza. Au cours de la guerre, des porte-paroles officiels déclaraient qu’il fallait qu’elle “coûte cher” – en d’autres termes qu’elle entraîne des morts et des destructions non pour porter un coup aux “terroristes” eux-mêmes (ce qui aurait été presque impossible) mais pour faire de la vie de la population civile un enfer afin qu’elle se soulève et rejette le Hamas.
L’immoralité de cette stratégie va de pair avec son inefficacité : notre propre expérience nous a appris que de telles méthodes ne font que durcir la résolution de la population et la rassembler autour de leurs courageux dirigeants.
ÉTAIT-IL seulement possible de mener cette guerre sans commettre de crimes de guerre ? Lorsqu’un gouvernement décide de lancer ses forces armées régulières contre une organisation de guérilla, qui par nature combat de l’intérieur de la population civile, il est parfaitement évident que des souffrances terribles vont être infligées à cette population. L’argument que le dommage causé à la population, et le meurtre de plus d’un millier d’hommes, de femmes et d’enfants était inévitable aurait dû par lui-même conduire à la conclusion que la décision de déclencher cela était une action terrible dès le début.
Les milieux de la défense s’en lavent les mains à bon compte. Les ministres et les généraux affirment simplement qu’ils ne croient pas les rapports palestiniens et internationaux sur les morts et les destructions, soutenant qu’ils sont, encore selon les mots de Kasher, “erronés et faux”. Pour s’en assurer, ils ont décidé de boycotter la commission des Nations unies qui enquête actuellement sur la guerre et qui est dirigée par un juge sud-africain respecté qui est à la fois juif et sioniste.
Assa Kasher adopte la même attitude lorsqu’il dit : “Celui qui ne connaît pas tous les détails d’une action ne peut pas en juger de façon sérieuse, professionnelle et responsable, et ne devrait donc pas la mener malgré toutes les tentations émotionnelles ou politiques.” Il exige que nous attendions que l’armée israélienne ait terminé ses enquêtes avant même que nous discutions de la question.
Vraiment ? Toute organisation qui enquête sur elle-même n’est pas crédible, sans parler du cas d’un corps hiérarchique comme l’armée. En outre, l’armée n’obtient pas - et ne peut pas obtenir – le témoignage des principaux témoins oculaires : les habitants de Gaza. Une enquête fondée sur le seul témoignage des auteurs, mais pas sur celui des victimes, est ridicule. Et maintenant, même les témoignages des soldats de “Rompre le silence” ne sont pas retenus parce qu’ils ne peuvent pas dévoiler leur identité.
DANS UNE guerre entre une armée puissante, équipée de l’armement le plus sophistiqué au monde, et une organisation de guérilla, quelques questions éthiques fondamentales se posent. Quel comportement devraient avoir les soldats lorsqu’ils se trouvent en face d’une structure dans laquelle il y a non seulement des combattants ennemis qu’il leur est “permis” de frapper mais aussi des civils désarmés qu’il leur est “interdit” de frapper ?
Kasher cite plusieurs situations de ce genre. Par exemple : un immeuble où il y a à la fois des “terroristes” et des non-combattants. Devrait-il être bombardé par l’aviation et par l’artillerie en tuant tout le monde ou faudrait-il y envoyer des soldats qui risqueront leur vie pour ne tuer que les combattants ? Sa réponse : rien ne justifie de risquer la vie de nos soldats pour préserver la vie de civils ennemis. Une attaque par l’aviation ou l’artillerie s’impose.
Cela ne répond pas à la question concernant le recours à l’aviation pour détruire des centaines de maisons assez éloignées de nos soldats et ne représentant donc pour eux aucune source de danger, ni le meurtre de vingtaines de recrues de la police civile palestinienne à l’exercice, ni le meurtre de personnels des Nations unies dans des convois de produits alimentaires. Cela ne répond pas non plus à la question de l’utilisation illégale de phosphore blanc contre des civils, comme cela est rapporté dans les témoignages de soldats réunis par “Rompre le silence”, ni à celle de l’utilisation d’uranium appauvri et d’autres substances cancérigènes.
Tout le pays a été témoin en direct à la télévision de la façon dont un obus a frappé l’appartement d’un médecin et anéanti presque toute sa famille. Selon le témoignage de civils palestiniens et d’observateurs internationaux, de nombreux incidents de ce genre se sont produits.
L’armée israélienne s’est beaucoup enorgueillie de ses méthodes d’avertissement aux habitants par tracts, appels téléphoniques et autres pour les inciter à fuir. Mais tout le monde savait – et ceux qui lançaient ces avertissements eux-mêmes en premier – que les civils n’avaient aucun endroit où se mettre en sécurité et qu’il n’y avait pas d’échappatoires évidentes et sûres. Et même de nombreux civils se sont fait tirer dessus en essayant de fuir.
NOUS N’ÉCHAPPERONS PAS à la question morale la plus dure de toutes : est-il admissible de risquer la vie de nos soldats pour sauver les vieillards, les femmes et les enfants de “l’ennemi” ? La réponse d’Assa Kasher, l’idéologue de “L’armée la plus morale du monde” est sans équivoque : il est absolument interdit de risquer la vie des soldats. La phrase la plus révélatrice de l’ensemble de son essai est : “Par conséquent… l’État doit donner la préférence aux vies de ses soldats sur les vies des voisins (désarmés) d’un terroriste.”
Il faudrait lire ces mots deux et trois fois pour en saisir toutes les implications. Ce qui est réellement exprimé, c’est : si cela est nécessaire pour éviter des pertes chez nos soldats, il est préférable de tuer des civils ennemis sans aucune limite.
Rétrospectivement, on peut simplement être heureux que les soldats britanniques qui se battaient contre l’Irgoun et le groupe Stern n’aient pas disposé d’un guide éthique comme Kasher.
C’est ce principe qui guidait l’armée israélienne pendant la guerre de Gaza, et, pour autant que je sache, il s’agit là d’une doctrine nouvelle : pour éviter la perte d’un seul de nos soldats, il est permis de tuer 10, 100 et même 1000 civils ennemis. Une guerre sans pertes de notre côté. Les résultats chiffrés portent témoignage : plus de 1000 personnes tuées à Gaza, un tiers ou deux tiers d’entre eux (suivant les gens à qui vous posez la question) des civils, des femmes et des enfants, contre 6 (six) soldats israéliens tués par le feu ennemi. (quatre autre ont été tués par un feu “ami”)
Kasher déclare explicitement qu’il est juste de tuer un enfant palestinien qui se trouve en compagnie de 100 “terroristes”, parce que les “terroristes” pourraient tuer des enfants à Sdérot. Mais en réalité, il s’agissait de tuer 100 enfants qui se trouvaient en compagnie d’un seul “terroriste”.
Si nous dépouillons cette doctrine de ses ornements, ce qui reste est un principe simple : l’État doit protéger les vies de ses soldat à tout prix, sans limitations ni lois. Une guerre avec zéro perte. Cela conduit nécessairement à la tactique de tuer toute personne et de détruire tout immeuble qui pourrait présenter un danger pour les soldats, créant ainsi un espace vide devant la progression des troupes.
Il n’y a qu’une conclusion à tirer de cela : à partir de maintenant, toute décision israélienne de déclencher une guerre dans une zone habitée est un crime de guerre, et les soldats qui s’élèvent contre ce crime devraient être honorés. Puissent-ils être bénis.