Photo : Bezalel Smoutrich, ministre des finances israéliens, célèbre sa victoire dans les salles du manoir de Modi’in - Source : Wikipédia
Il y a six ans, Bezalel Smotrich, alors jeune membre de la Knesset dont c’était le premier mandat, a publié son « Plan décisif », une sorte de « fin de partie » pour le conflit israélo-palestinien. Selon ce parlementaire d’extrême droite, qui est aujourd’hui ministre des finances d’Israël et responsable du contrôle de la Cisjordanie, la contradiction inhérente entre les aspirations nationales juives et palestiniennes ne permet aucune forme de compromis, de réconciliation ou de partition. Au lieu d’entretenir l’illusion qu’un accord politique est possible, la question doit être résolue unilatéralement une fois pour toutes.
Le plan ne fait qu’une brève référence à Gaza, Smotrich semblant se satisfaire de l’encerclement de l’enclave par Israël comme solution idéale à ce qu’il appelle le « défi démographique » posé par l’existence même des Palestiniens. En ce qui concerne la Cisjordanie, en revanche, il appelle à l’annexer dans son intégralité.
Dans ce dernier territoire, les préoccupations démographiques seront atténuées en offrant aux 3 millions de résidents palestiniens un choix : renoncer à leurs aspirations nationales et continuer à vivre sur leur terre dans un statut inférieur, ou émigrer à l’étranger. Si, au contraire, ils choisissent de prendre les armes contre Israël, ils seront identifiés comme terroristes et l’armée israélienne se chargera de « tuer ceux qui doivent l’être ». Lorsqu’on lui a demandé, au cours d’une réunion où il présentait son plan à des personnalités religieuses sionistes, s’il entendait également tuer des familles, des femmes et des enfants, M. Smotrich a répondu : « À la guerre comme à la guerre ».
Dans la mesure où il a attiré l’attention du public, le Plan décisif a été perçu depuis sa publication comme délirant et dangereux, même parmi les principaux commentateurs politiques en Israël. Pourtant, un examen des médias et du discours politique israéliens actuels montre qu’en ce qui concerne l’assaut de l’armée en cours sur Gaza, une grande partie du public a complètement intériorisé la logique du plan de Smotrich.
En fait, l’opinion publique israélienne concernant Gaza, où la vision de Smotrich est mise en œuvre avec une cruauté que même lui n’avait peut-être pas prévue, est aujourd’hui encore plus extrême que le texte du plan lui-même. C’est parce que, dans la pratique, Israël supprime de la liste des options la première possibilité offerte - une existence inférieure, dépalestinisée - qui, jusqu’au 7 octobre, était l’option choisie par la plupart des Israéliens.
Émigration ou anéantissement
La stupéfaction totale face à l’attaque brutale du Hamas et le refus de la replacer dans le contexte de décennies d’oppression reflètent une position israélienne qui se demande vraiment pourquoi les Palestiniens ne se sont pas accrochés à leur statut de prisonniers à Gaza, n’ont pas remercié Israël pour sa générosité en permettant à quelques milliers de personnes de travailler pour un salaire dérisoire sur les terres d’où leurs familles ont été expulsées, et n’ont pas apporté des fleurs à leurs occupants.
En effet, combien d’Israéliens se soucient de la situation à Gaza tant que les Palestiniens ne tirent pas de roquettes ou ne franchissent pas la clôture pour pénétrer dans nos communautés ? Qui s’est donné la peine de demander à quoi ressemble le « calme » dans l’enclave assiégée ? Pour la plupart des Juifs israéliens, les plus de deux millions de Palestiniens de Gaza auraient dû se taire et accepter de mourir de faim. Mais aujourd’hui, même cette option n’est plus satisfaisante, ce qui pousse les Israéliens à se rallier à un nouvel ultimatum pour Gaza : l’émigration ou l’anéantissement.
Dans le discours actuel, l’émigration est souvent présentée comme une considération humanitaire, permettant généreusement aux civils palestiniens de quitter la zone des hostilités. En réalité, près des trois quarts de la population de Gaza ont été déplacés de force depuis le 7 octobre, principalement depuis le nord, et l’armée israélienne continue de les bombarder dans toutes les parties de l’enclave.
Par ailleurs, l’émigration est proposée sous la forme de plans de transfert massif des Palestiniens hors de la bande de Gaza, qui sont sérieusement envisagés par les hauts fonctionnaires et les décideurs israéliens. Pour une grande partie de l’opinion publique israélienne, les Palestiniens sont plus faciles à déplacer que les meubles d’un salon.
Étant donné que l’expulsion de la population de Gaza est parfaitement logique pour la plupart des Israéliens, le refus des Palestiniens de se soumettre à la puissance du régime israélien est perçu comme une menace existentielle et une raison suffisante pour les anéantir. Il est vrai que les horribles massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre dans des communautés civiles ont bafoué ce qui devrait être le champ de la résistance légitime à l’oppression, mais la grande majorité des Israéliens ne voyaient absolument pas d’inconvénient à ce que des tireurs d’élite tuent et mutilent des Palestiniens qui manifestaient en masse devant la barrière de Gaza lors de la Grande Marche du retour. À leurs yeux, aucune forme de protestation contre l’occupation n’est légitime.
Ce n’est pas seulement la logique de Smotrich qui s’est installée dans le cœur du public depuis le 7 octobre, mais aussi sa rhétorique. Dans son introduction au Plan décisif, Smotrich écrit : « L’affirmation selon laquelle « le terrorisme naît du désespoir » est un mensonge. Le terrorisme naît de l’espoir - un espoir de nous affaiblir ». Le public israélien a également adopté la rupture du lien entre le terrorisme, d’une part, et le désespoir et la lutte, d’autre part ; dans le climat actuel, toute tentative d’évoquer ce lien est immédiatement dénoncée comme justifiant les crimes du Hamas.
La smotrichisation terrifiante du public israélien s’incarne dans la volonté de sacrifier la vie de chaque Palestinien de Gaza pour la victoire finale que le ministre d’extrême-droite a promise dans son plan. C’est l’indifférence terrifiante face au nombre astronomique d’enfants morts, et l’intériorisation parfaite de l’idée que toute idée de lutte et de liberté de l’autre côté de la barrière doit être anéantie, quel qu’en soit le coût humain.
Ce processus ne s’arrêtera pas et ne peut pas s’arrêter à la barrière de Gaza. La logique de Smotrich s’infiltre déjà dans la manière dont l’État traite ses propres citoyens palestiniens, qui sont confrontés à des niveaux de persécution et de répression qui rappellent le régime militaire de 1949-1966. Ce n’est pas une coïncidence si les voix de cette communauté sont presque totalement absentes de la sphère publique ces jours-ci ; ils sont soumis à des arrestations et à des mises en accusation pour avoir simplement affirmé leur identité nationale.
Dans un pays où poster une vidéo de shakshuka à côté d’un drapeau palestinien conduit à l’incarcération, le processus de smotrichisation et d’intériorisation de sa logique « décisive » est déjà achevé. Il est difficile d’imaginer les implications de ce phénomène sur la possibilité de réhabiliter la société israélienne malade après la guerre et de jeter à nouveau les bases de la lutte pour une société partagée.
Une version de cet article a d’abord été publiée en hébreu sur Local Call. Cliquez ici pour lire l’article.
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À propos de l’auteure
Orly Noy est rédactrice à Local Call, militante politique et traductrice de poésie et de prose en farsi. Elle est présidente du conseil d’administration de B’Tselem et militante au sein du parti politique Balad. Ses écrits portent sur les liens qui se croisent et définissent son identité en tant que Mizrahi, femme de gauche, femme, migrante temporaire vivant à l’intérieur d’une immigrante perpétuelle, et sur le dialogue constant qui existe entre elles.
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Traduit par : AFPS