Mardi dernier, tandis que le président des Etats-Unis, George W. Bush, quittait Washington pour une tournée de cinq jours au Moyen-Orient, l’agence de presse iranienne semi-officielle, Fars, a rapporté que le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, avait indiqué que Téhéran pourrait envisager de réduire ses exportations de pétrole. Le Ministre du Pétrole iranien, Gholamhossein Nozari, a bien sûr apporté rapidement la clarification que Téhéran revoyait ses exportations de pétrole et que, là aussi, une décision devait être prise sur une possible augmentation ou une possible réduction.
Ni Ahmadinejad ni Nozari ont dit quoi que soit du style ’l’Iran revoie ses exportations de pétrole en tant que telles’ (qui excèdent 4,2 millions de barils par jour, son niveau le plus élevé depuis la révolution islamique de 1979). Cela n’a pas empêché le prix du pétrole de s’affoler et d’atteindre le record de 126 dollars le baril, le temps pour Bush d’atterrir dans la région du Golfe Persique.
On s’attendait à ce que Bush fasse pression sur l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) pour qu’elle avance sa prochaine réunion, afin d’accroître la production de pétrole. (La prochaine réunion de l’OPEP est programmée pour septembre prochain, afin de décider de sa politique d’exportation de pétrole). Stephen Hadley, le conseiller à la sûreté nationale des Etats-Unis, avait déclaré que Bush dirait au Roi Abdallah d’Arabie Saoudite que les pays exportateurs de pétrole devrait considérer qu’il est dans leur intérêt de "prendre en compte la santé économique de leurs clients qui payent des prix élevés". En fait, lorsqu’ils se sont rencontrés vendredi dernier, Bush s’est rendu compte que le roi saoudien ne se laisserait pas persuader.
Pendant ce temps, Nozari entrait à nouveau en scène. Voici ce qu’il a dit à l’agence Fars, "Je pense qu’une réunion [d’urgence] de l’OPEP n’est pas nécessaire. Pourquoi devrait-il y avoir une telle réunion lorsque les prix montent ? Les membres de l’OPEP utilisent actuellement leur pleine capacité et approvisionnent le marché … Avec un pétrole à 126 dollars, ceux qui ont du pétrole seraient malavisés de ne pas satisfaire la demande". Nozari a ensuite ajouté, "Je pense que ce n’est pas le pétrole qui devient plus cher, mais que c’est le dollar qui devient meilleur marché".
Il aurait été inimaginable il y a cinq ou six ans qu’un président des Etats-Unis en visite reçoive ouvertement une telle rebuffade au Moyen-Orient. Les échanges du week-end dernier ont révélé l’étendue du déclin de la domination des Etats-Unis au Moyen-Orient, tout au long de l’administration Bush. Il ne fait aucun doute que le pétrole se trouve au centre de ce déclin. Le prix du pétrole qui a augmenté en cascade a conduit à un transfert massif de ressources vers les pays exportateurs de pétrole. L’Iran est l’un des principaux bénéficiaires.
L’accumulation énorme de richesse permet à l’Iran d’exercer une influence régionale et garantit qu’il n’y pratiquement rien que les Etats-Unis peuvent faire pour stopper son ascension en tant que puissance régionale. Vendredi, Goldman Sachs, dans un compte-rendu, a prédit que le pétrole bondirait au niveau de 140 dollars d’ici juillet. "Les perspectives à court-terme pour le prix du pétrole continuent d’être haussières", a déclaré Goldman Sachs. Les investisseurs se ruent sur le marché du pétrole, pour se protéger contre la chute du dollar. Le Wall Street Journal a rapporté que les Iraniens ont, en ce moment, environ 25 millions de barils de brut lourd en stock — à peu près deux fois le quantum des importations journalières des Etats-Unis — dans des bateaux-citernes au large du Golfe Persique.
Le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov a souligné ces réalités du nouvel ordre régional lorsqu’il a enjoint les grandes puissances, dernièrement, à "mettre sur la table des propositions concrètes garantissant la sécurité de l’Iran et lui garantissant une place égale et digne dans une conférence pour résoudre tous les problèmes des Proche- et Moyen-Orients".
Lavrov n’est pas seul à réfléchir en mode rapide. Les spécialistes américains réalisent aussi qu’une nouvelle réflexion concernant la forme que peut prendre un Iran nucléaire est nécessaire. Pour l’essentiel, cela se ramène à mettre en lumière les limites de la puissance américaine. Un expert américain de premier plan sur l’Iran, Ray Takeyh, directeur de recherche au très influent Council on Foreign Relations [Groupe de réflexion qui conseille de Département d’Etat depuis 60 ans], a pris le taureau par les cornes lorsqu’il a suggéré dernièrement que le temps était venu pour les Etats-Unis "d’admettre la capacité intrinsèque iranienne d’enrichissement de taille considérable" et à la place de se concentrer sur les moyens de rendre certain que "les activités fâcheuses" n’aient pas lieu à l’intérieur du périmètre de son infrastructure nucléaire.
La semaine dernière, tandis que Bush se trouvait dans le voisinage de l’Iran, Takeyh a écrit, "L’Iran a élaboré un appareil nucléaire et enrichit l’uranium. Il est impossible de revenir en arrière. Au lieu de remettre en vigueur un ensemble de mesures incitatives que l’Iran rejète depuis longtemps ou de lancer des appels à un châtiment militaire qui n’inquiète personne dans la hiérarchie du pays, les Etats-Unis et leurs alliés européens seraient bien avisés de négocier un arrangement qui satisferait au moins quelques-unes de leurs exigences".
C’est vrai, le pétrole et la prolifération nucléaire font un mélange détonant. Mais ils ne forment qu’une facette de la panne de la stratégie de Bush vis-à-vis de l’Iran. Cette panne est totale. Durant sa tournée, Bush n’a pas arrêté d’essayer d’obtenir du soutien pour sa politique d’endiguement de l’Iran. Cependant, les pays de la région restent circonspects. Les voisins arabes de l’Irak refusent de s’impliquer dans le bourbier que connaît ce pays, malgré leurs jérémiades constantes que l’influence iranienne en Irak a atteint un niveau intolérable. Ils ne se permettront pas de s’aligner sur tout effort supplémentaire de l’administration pour se mesurer à l’Iran. Tout en critiquant l’Iran en privé auprès de leurs interlocuteurs américains et en les exhortant à prendre des "contre-mesures", ils se couvrent, prenant en compte que le prochain président américain pourrait très bien s’engager dans des pourparlers sans condition avec l’Iran.
Les développements au Liban ont révélé un peu plus que l’administration Bush n’a aucun plan opérationnel pour faire face [à la situation]. Si l’on doit croire la lettre d’information de CounterPunch, dont le siège se trouve à Washington, une intervention israélienne planifiée (avec l’approbation des Etats-Unis) durant les derniers combats au Liban a dû être annulée à la dernière minute sur la base de renseignements que le Hezbollah riposterait massivement. Selon le point de vue de la communauté américaine des renseignements, Tel Aviv aurait été la cible "d’approximativement 600 missiles du Hezbollah dans les premières 24 heures, en représailles".
Counterpunch dit que l’administration Bush a eu les jetons, après avoir "initialement donné le feu-vert" aux plans concernant une intervention militaire israélienne dans le camp des milices soutenues par les Etats-Unis. "La mise déroute des milices par le Hezbollah à Beyrouth-Ouest, plus la peur des représailles sur Tel Aviv, ont obligé à annuler l’attaque [israélienne] de soutien [aérien]".
Sans surprise, les chefs de guerre libanais, que l’administration Bush a laissés tomber, ont beaucoup de colère et d’amertume. Le Premier ministre Fouad Siniora voulait démissionner et les Saoudiens ont dû le dissuader de le faire. Le résultat est simple à voir : l’équilibre politique s’est déplacé en faveur du Hezbollah et les milices pro-occidentales ont été humiliées. Plus important, il y a l’alliance improbable qui s’est formée entre le Hezbollah et l’armée libanaise (que l’administration Bush a aidé au rythme de 400 millions de dollars au cours des deux dernières années).
Les implications régionales sont tout aussi importantes. L’Arabie Saoudite et l’Egypte soutiennent les efforts de médiation de la Ligue Arabe, se distançant des dénonciations étasuniennes contre l’Iran et la Syrie. Ces deux poids lourds arabes ne seraient pas à l’aise avec l’ombre de l’influence iranienne qui s’étend au Liban, mais ils réalisent en même temps que l’Iran est une puissance régionale avec laquelle ils ont besoin de s’entendre.
Pour citer le célèbre essayiste britannique et spécialiste du Moyen-Orient, Patrick Seale, "Les Etats du Golfe en particulier commercent très bien avec l’Iran et sont le foyer d’une population iranienne importante. Ils ne veulent pas isoler l’Iran ou saper son économie, comme les Etats-Unis et Israël aimeraient qu’ils le fassent. Il semble clair qu’une compréhension et une confiance plus grandes entre l’Arabie Saoudite et l’Egypte, d’un côté, et l’Iran et la Syrie, de l’autre — libres de l’interférence étasunienne et israélienne —, feraient beaucoup pour faciliter la voie libanaise vers la paix et la sécurité".
Bref, l’administration Bush n’a pas non plus de Plan B concernant le Liban. La médiation de la Ligue Arabe a froidement ignoré l’insistance des Etats-Unis à ouvrir un dossier libanais au Conseil de Sécurité des Nations-Unies et mettre la Syrie et l’Iran au pilori. Tout ce que les responsables américains pouvaient faire était de continuer à grommeler leur scepticisme sur les perspectives des pourparlers inter-libanais à Doha sous les auspices de la Ligue Arabe.
Cependant, l’échec de l’administration de George W. Bush à repousser l’influence de la Syrie et de l’Iran au Liban paraît bien dérisoire en comparaison avec l’évanouissement de son "processus de paix israélo-palestinien". Celui-ci pendait comme la croix de l’albatros [1] au cou de Bush pendant sa tournée au Moyen-Orient. La crédibilité du Président palestinien Mahmoud Abbas a beaucoup souffert : le Fatah a été éliminé de Gaza et le Hamas a gagné un terrain considérable en Cisjordanie après sa consolidation à Gaza. C’est pourquoi il n’y a eu aucun preneur lorsque Bush a déclaré vendredi à l’auditoire arabe de Charm El-Cheikh, en Egypte, "Toutes les nations de la région doivent se mettre ensemble pour affronter le Hamas, qui tente de saper les efforts de paix avec des actes continuels de terreur et de violence".
En tout cas, les Arabes reconnaissaient l’irréalité de la rhétorique anti-Hamas de Bush : seulement deux jours auparavant, le Hamas avait annoncé qu’il enverrait une délégation lundi en Egypte pour un nouveau tour de discussions avec les médiateurs. Le quotidien israélien Ha’aretz a rapporté dimanche que plusieurs anciens responsables militaires et de la sûreté — dont l’ancien chef du Mossad, Ephraïm Halevi, l’ancien chef de l’armée, Amnon Lipkin-Shahak, et l’ancien commandant des troupes à Gaza, Shmuel Zakai — ont écrit au gouvernement il y a un mois, soutenant des pourparlers indirects avec le Hamas et exprimant leur opposition à toute attaque à grande-échelle sur Gaza.
Ils ont écrit : "Reconnaissant que mettre un terme au régime du Hamas à Gaza n’est pas un objectif réaliste et que réinstaller le Fatah dans la Bande de Gaza à la force des baïonnettes n’est pas désirable … des négociations non-publiques, par l’intermédiaire de l’Egypte ou de tout autre, acceptable pour les deux camps, devraient avoir lieu avec le Hamas ".
Encore et toujours, durant la tournée de Bush au Proche-Orient, ce qui a fait surface était le sentiment palpable que les Etats-Unis ont été pratiquement marginalisés du Moyen-Orient qui est en train de prendre forme. Toute la rhétorique de Bush ne pouvait pas cacher le fait que, même en ajoutant 300 millions d’Américains aux 7 millions d’Israéliens, il a échoué à réfuter l’érosion de la suprématie régionale d’Israël.
Récemment, dans un article brillant, l’ancien ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer, a souligné que le centre de gravité de la puissance et de la politique régionales, dans le sillage de la guerre d’Irak, s’est déplacée vers le Golfe Persique. Pour citer Fischer, "En effet, il est désormais quasiment impossible de mettre en application une solution au conflit israélo-palestinien sans l’Iran et ses alliés locaux — le Hezbollah au Liban et le Hamas en Palestine".
Le point essentiel est que l’échec historique de la guerre d’Irak reste encore à être pleinement mesuré. Sur le plan régional, alors que la guerre d’Irak est interminable, le détricotage de tout le système d’Etats qui ont été créés par le règlement franco-anglais après la chute de l’Empire Ottoman en 1918 est une situation lourde de conséquences. La guerre d’Irak a déclenché la montée en puissance chiite et libéré des forces historiques qui étaient restées enchaînées pendant des siècles. Sa signification géopolitique reste à réaliser, tandis que le vent du changement balaye toute la région.
Fischer a souligné que la guerre d’Irak a mis fin de façon concluante au nationalisme arabe laïc, qui était, sur le plan historique, d’inspiration européenne. Dans son sillage, est apparu l’Islam politique, qui cultive un nationalisme "anti-occidental" et exploite les griefs sociaux, économiques et culturels, et les combine avec une ferveur révolutionnaire pour se confronter aux régimes autoritaires, injustes et corrompus, qui n’ont pas de légitimité populaire. Les Islamistes pilotent cette tendance de la "modernisation", tandis que le futur de l’Islam politique reste loin d’être clair.
De même, la Chine a aussi fait son apparition sur l’échiquier du Moyen-Orient, rendant le déclin de la domination américaine sur la région de plus en plus difficile à arrêter. Curieusement, la veille de l’arrivée de Bush au Moyen-Orient, un spécialiste chinois de premier plan, Weiming Zhao, professeur à l’Institut des Etudes sur le Moyen-Orient à l’Université des Etudes Internationales de Shanghai, a écrit avec beaucoup d’assurance : "La Chine a un intérêt considérable au Moyen-Orient et tout changement de la situation là-bas affectera la sécurité énergétique de la Chine … Par conséquent, la position de base de la diplomatie chinoise restera pendant longtemps d’être plus attentive au développement de la situation au Moyen-Orient, d’être plus préoccupée par les affaires du Moyen-Orient et d’établir des relations plus étroites avec les pays du Moyen-Orient".
La tournée de Bush a exposé que les Etats-Unis n’ont hélas pas de stratégie moyen-orientale pour répondre à ces nombreuses tendances. Il semble que tout du long, l’administration Bush n’a fait que prétendre en avoir une. Un défi redoutable attend le prochain président des Etats-Unis.