La guerre, pour les lecteurs du
Monde, n’a pas pu apparaître
comme un coup de tonnerre
dans un ciel bleu. Les tensions entre
Israël et la Syrie sont évoquées une
première fois le 9 mai. A partir du 18
mai, « La tension israélo-arabe » fait
la une du journal. Elle la gardera sans
discontinuer jusqu’à l’édition du 14
juillet, sauf le 28 juin. A partir du 23
mai, une pleine page est consacrée à
la crise. La couverture va crescendo
ensuite (cf. tableau [1]), jusqu’à
huit pages pleines du 7 au 12 juin (soit
un tiers des 24 pages que compte en
général le quotidien sur cette période).
C’est ensuite le reflux, lent - trois pages
consacrées au sujet le 30 juin, une ou
deux jusqu’au 25 juillet, puis un ou
deux articles sur la fin de la période
considérée.
Evaluation du nombre d’articles du Monde traitant de la situation au Proche-Orient (entre le 1er mai et le 1er août 1967).
Semaines | Nombre d’articles |
---|---|
1 - 7 mai | 5 |
8 - 15 mai | 5 |
16 - 22 mai | 12 |
23 - 29 mai | 107 |
30 mai - 6 juin | 168 |
7 - 13 juin | 252 |
14 - 20 juin | 204 |
21 - 27 juin | 162 |
28 juin - 4 juillet | 120 |
5 - 11 juillet | 93 |
12 - 18 juillet | 48 |
19 - 25 juillet | 61 |
26 juillet - 1er août | 24 |
Le journal dispose au Moyen-Orient
de correspondants « particuliers » (ou
permanents), André Scemama pour
Israël et Édouard Saab pour les pays
arabes, et de nombreux envoyés spéciaux.
Un schéma médiatique
depuis lors devenu
classique
Phase 1 : la dénonciation du terrorisme
arabe.
« M. Eshkol affirme
que la Syrie est le principal responsable
des attentats » (9 mai),
« Israël n’entend pas rester passif
face aux agressions syriennes »
(12 mai), « En raison des sabotages
répétés, les Israéliens
n’excluent pas un choc frontal
avec la Syrie » (14-15 mai).
L’argument du terrorisme est
alors avancé, avant de disparaître
dans les phases suivantes : « Le
général Rabin, chef de l’État-major, a
également indiqué qu’Israël réagira si
le terrorisme se poursuit. » (16 mai).
Phase 2 : la solidarité des pays arabes entre
eux conforte la légitimité israélienne à exiger
des garanties nouvelles.
Le 18 mai, l’armée égyptienne est mise en état d’alerte
pour soutenir Damas. D’autres capitales
arabes suivent. A. Scemama, le 19 mai,
signe ces propos : « Dans tout ce fracas
d’armes qui retentit au Moyen-Orient
depuis que le Caire a mis spectaculairement
ses troupes en mouvement vers le
Sinaï une conclusion se dégage nettement : la guérilla contre Israël débouche
forcément vers un affrontement généralisé
entre Israël et ceux de ses voisins
qui veulent la guerre ». Antériorité de
l’agression égyptienne, légitimité de
l’action israélienne, responsabilité de
l’agression dans les pays arabes : les
propos du correspondant permanent se
confondent désormais avec la version
israélienne des faits. Le 20 mai, M. Thant,
secrétaire général de l’ONU, accepte la
demande faite par l’Égypte concernant le
retrait des casques bleus de Gaza.
Phase 3 : la victoire israélienne porte en elle
les germes d’une paix véritable dans la région.
Le conflit se déplace du front syrien vers
le Sinaï : le 24 mai, la décision égyptienne
de bloquer le golfe d’Aqaba lance
le processus de mobilisation totale, tant
sur le plan diplomatique, avec la convocation
du Conseil de sécurité de l’ONU
(24 mai), la conclusion d’une alliance
surprise entre l’Égypte et la Jordanie (31
mai), que sur le plan militaire. Du 6 au
10 juin, les nouvelles du conflit démontrent
vite l’écrasante victoire israélienne ;
le journal reste discret sur la poursuite
effective du conflit contre la Syrie :
« Des combats très durs se poursuivent
pour la conquête du plateau de Golan »
et ne mentionnera plus cet aspect du
conflit. Victoire pour la paix ? C’est ce
qu’écrit A.Scemama : « Les grandes puissances
sont soulagées par ce qui se déroule
dans la région, qui doit leur permettre [...]
de réviser leur carte du Proche-Orient
pour imposer aux antagonistes une paix
véritable et définitive » (11-12 juin).
Les aspects politiques font la une à nouveau.
« Après l’acceptation par le Caire
et Damas du cessez-le-feu » (10 juin),
« Israël entend négocier à partir des positions conquises par ses
troupes » (13 juin), et
« devrait conserver Gaza,
Jérusalem et la rive occidentale
du Jourdain », selon
le général Dayan, ministre
de la défense dans le gouvernement
Eshkol depuis
le 1er juin. Les conquêtes
deviennent dès lors systématiquement
un instrument
de pression : « Nous n’abandonnerons
avant la conclusion
de la paix aucun des
territoires que nous détenons » (Dayan, 1er juillet).
C’est l’invention du principe
« territoires contre
paix », qui revient à punir
les Palestiniens du conflit
entre Israël et ses voisins.
Alors que la politique du
fait accompli rend caduque
par avance toute idée
d’échange : « Sans solennité
ni apparat, le parlement
israélien a voté l’annexion de la
partie arabe de Jérusalem » (29 juin) ;
« la bande de Gaza, c’est Israël, et j’estime
qu’elle doit devenir une partie intégrante
du pays.[...] La rive occidentale du Jourdain
et Gaza ont le même statut. Je ne vois
aucune différence » (7 juillet). On connaît
la suite : pas de résolution adoptée à
l’ONU avant six mois [2], l’exode de 100 000 réfugiés palestiniens supplémentaires.
Dates-clefs Edition du journal | TITRE/ÉVÉNEMENTS RAPPORTÉS PAR LE MONDE | Nombre d’articles |
---|---|---|
9 mai | M. Eskhol affirme que la Syrie est la principale responsable des attentats | 1 |
15 mai | Les Israéliens n’excluent pas “un choc frontal” avec la Syrie | 1 |
18 mai | L’armée égyptienne en état d’alerte | 5 |
20 mai | Edito : Une situation dangereuse/ M. Thant accepte de retirer les forces de l’ONU des frontières israélo-égyptiennes |
12 |
23 mai | Les Egyptiens peuvent désormais bloquer l’entrée du port israélien d’Eilat/ La IVe flotte américaine croise au large du Liban |
10 |
31 mai | Rebondissement dans l’affaire du Proche-Orient : la R.A.U. et la Jordanie concluent un accord de défense |
21 |
1er juin | Edito : Israël encerclé/ Dayan et Begin entrent au gouvernement Eshkol | 22 |
6 juin | De violents combats sont en cours entre les forces israéliennes et arabes | 35 |
8 juin | La Jordanie accepte le cessez-le-feu inconditionnel Les troupes israéliennes ont pris Charm el-Cheikh |
45 |
10 juin | Le Caire et Damas ont accepté un cessez-le-feu Les troupes israéliennes rentrent en Syrie |
48 |
13 juin | Après l’arrêt général des combats, Israël entend négocier à partir des positions conquises par ses troupes |
41 |
14 juin | L’URSS préconise la réunion de l’Assemblée générale de l’ONU / L’ONU se préoccupe du sort des réfugiés palestiniens et de celui des soldats égyptiens “abandonnés” dans le désert |
36 |
16 juin | Aucun fait accompli au Moyen-Orient ne saurait être tenu pour acquis, déclare le gouvernement français / Le Conseil de sécurité de l’ONU rejette la résolution soviétique demandant le retrait des forces israéliennes des territoires occupés |
24 |
18 juin | Pas de titre en une / L’Assemblée générale de l’ONU se réunit pour discuter du Moyen-Orient |
16 |
22 juin | De Gaulle condamne l’attaque israélienne | 16 |
29 juin | Le parlement israélien a voté l’annexion de la partie arabe de Jérusalem / Incidents sur le canal de Suez. |
15 |
Les prises de position et les
réactions relayées par
Le Monde
- La position officielle de la France
L’image donnée par Le Monde, principalement
à travers les déclarations de
son ministre des Affaires étrangères, M.
Couve de Murville, et du Général de
Gaulle, est celle d’une diplomatie ambiguë
: d’abord en phase avec celle des
États-Unis avant le conflit, quoiqu’appréciée
par les capitales arabes, puis en phase
avec celle de l’URSS après le conflit, et
dénoncée par Israël et ses soutiens en
France.
La France observe officiellement une
position neutre qui est vue comme une rupture
par rapport à la tradition de soutien
à Israël : le 12 mai, M. Alphand, secrétaire
général du Quai d’Orsay, rappelle
que « la France entend observer une
stricte neutralité dans les querelles qui
divisent le monde arabe ». Le gouvernement
ne manque pas de rappeler son soutien
au principe de l’existence d’Israël
(26 mai, 3 juin) et, dans les faits, sa « neutralité » s’accommode de ventes d’armes
à Israël - avérées au moins avant le déclenchement
des hostilités (31 mai).
Le 3 juin, la déclaration du président français
irrite Israël : « L’État qui le premier
emploierait les armes n’aurait pas l’approbation
de la France ». Le refus français
de s’associer à une déclaration sur la
liberté de navigation dans le golfe d’Aqaba
« consterne Israël » (4-5 juin). Après les
combats, « aucun fait accompli au Moyen-
Orient ne saurait être tenu pour acquis »
(16 juin). « [La France] condamne l’ouverture
des hostilités par Israël » (De Gaulle,
22 juin). Le fossé semble se creuser ; ainsi
dans l’interview de Lévy Eshkol, publiée
le 8 juillet : « Je suis convaincu que le gouvernement
français et le général de Gaulle
reviendront à leurs premières amours.
[...] Si l’embargo français [sur les ventes
d’armes vers le Proche-Orient] se poursuit,
Israël cherchera d’autres sources
d’approvisionnement. »
- La position des partis politiques
et des personnalités en France
La mobilisation militante semble très
inégale. Certes, un rassemblement de la
GUPS [3] à la Mutualité est évoqué le 20
mai (« Le sionisme et Israël sont dénoncés
au cours d’une réunion à la Mutualité »), et de prestigieuses signatures ont
accès aux colonnes du Monde, à la rubrique
« Points de vue » : le 2 juin, Jacques
Berque [4] écrit « Pour une solution du
problème palestinien ». Maxime Rodinson [5] se fait l’avocat d’un « Vivre avec les
Arabes » (4-5 juin). Ces deux intellectuels
fondent un Groupe de recherche et
d’action pour le règlement du problème
palestinien (18-19 juin). Le 8 juin, Claude
de Boisanger, ancien représentant de la
France à la commission de conciliation
des Nations unies pour la Palestine, propose
de « Repenser l’affaire palestinienne ». Le 13 juin, P. Vidal-Naquet
signe « Après ».
Mais l’essentiel du soutien va à Israël,
d’abord en espérant influencer la position
du gouvernement français, ensuite en la
dénonçant. Le 26 mai, M. J.Cl. Servan-Schreiber [6] crée le Rassemblement français
pour Israël ; Force Ouvrière affirme
sa solidarité avec la Histadrout [7] et les
travailleurs de « ce pays libre, entouré
d’États hostiles ». L’édition du 2 juin
évoque un télégramme de solidarité adressé
par Guy Mollet, secrétaire général de la
SFIO, à Golda Meir [8], puis une « manifestation
de solidarité devant l’ambassade
d’Israël » qui réunit plusieurs dizaines
de milliers de personnes derrière le général
Koenig [9]. Le 4 juin, Gaston Deferre,
présidant à Marseille une
réunion du Comité de soutien
français à Israël, déclare :
« nos amis de la Fédération
[de la Gauche démocrate] et
moi avons choisi notre camp :
nous sommes pour Israël. Nasser
est à nos yeux un dictateur ». Le 6 juin, D. Mayer [10] dit sa honte quant à la position
de la France. Des cortèges
sont organisés un peu partout
en France en faveur d’Israël,
et six députés français s’envolent
vers Tel Aviv (07/06).
Giscard d’Estaing [11] signe un
appel du Comité de solidarité
française avec Israël.
Le Monde rapporte régulièrement
les diverses réactions de
la presse et des partis politiques : le journal Le Populaire
(proche de la SFIO),
l’Alliance Républicaine
(Tixier-Vignancourt) et le
Centre Démocrate (Lecanuet)
condamnent « l’alignement de
la France sur Moscou »
(24/06). L’Humanité s’en
prend à la gauche française
non-communiste, accusée
d’impérialisme, et notamment
à Jean-Paul Sartre, en « dénonçant
les ravages de l’idéologie
sioniste » (30 juin). Le 1er
juillet, Guy Mollet dénonce
« Nasser [qui] a employé les
mêmes procédés qu’Hitler ».
La position de
diverses instances
internationales ou
étrangères
Le 25 mai, « Moscou promet
son soutien aux Arabes et
Washington à Israël », et le 7
juin, au début de l’affrontement,
« le Caire accuse
Washington et Londres d’être
intervenus aux côtés d’Israël »,
information démentie par Washington.
La commission européenne prend parti
pour Israël : « Marquant sa sympathie à
Tel Aviv la commission de la CEE préconise
l’association d’Israël au Marché
commun » (11-12 juin). Les 12, 13, puis 14 juin, l’URSS, puis la Tchécoslovaquie
et la Bulgarie, enfin la Pologne et la
Hongrie, rompent leurs relations diplomatiques
avec Israël.
Quelle est l’image des
relations israélo-arabes et
des responsabilités
véhiculée par le journal ?
Le Monde se fait, in fine, la caisse de
résonance des problématiques liées à la
région dans des termes souvent définis par
Israël. La bonne foi des déclarations politiques
peut-elle être évaluée par les journalistes ? Quelles sont les garanties de
l’impartialité des journalistes eux-mêmes ?
« Nasser : Nous n’acceptons aucune
espèce de coexistence avec Israël » (30
mai). Un conflit se joue à l’intérieur du
conflit. Ainsi de l’édition du 1er juin :
« En Israël, l’espoir d’éviter la guerre
faiblit rapidement », et « En Égypte :
l’opinion souhaite le déclenchement
rapide des hostilités ». L’édition du 30
mai, l’avant-veille, ne soulignait-elle pas
que « la politique d’attente de M. Eshkol
est critiquée en Israël ». Qui est l’agresseur,
qui est l’agressé ?
Il est clair que l’exposé de deux points
de vue, celui d’Israël d’un côté, et celui
des pays arabes de l’autre (comme s’ils
n’étaient qu’un), fait apparaître un très
net avantage en faveur des stratégies de
communication d’Israël. Ces stratégies
inégales réduisent pourtant toutes au
silence un autre acteur : le peuple palestinien.
Privé de parole comme de représentants,
il semble délégitimé à l’avance
dans ses revendications. Au total, seule
une quinzaine d’articles sur l’ensemble
de la période traite de la question palestinienne
et pose autrement les termes
du débat : soit pour montrer que les
racines du conflit tiennent à la non application
des résolutions internationales
concernant les Palestiniens, soit pour
prendre en compte les effets, déjà désastreux
pour la population palestinienne,
de cette nouvelle invasion.
Quarante ans plus tard, les lignes de force
ont-elles seulement bougé ?