Benjamin Nétanyahou l’exprime en peu de mots : “Nous devons défendre Israël sur le Jourdain avant qu’ils n’atteignent Tel Aviv.
Simple, concis, stupide.
DÉFENDRE ISRAËL contre qui ? Contre ISIS, bien sûr.
ISIS (Islam State of Irak and Sham) est l’État Islamique d’Irak et de Sham (souvent traduit en français par l’État Islamique d’Irak et du Levant – NDT) – une force nouvelle dans le monde arabe. Sham est la Grande Syrie – le nom arabe traditionnel d’un territoire qui comprend la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine et Israël actuels. Il forme avec l’Irak ce que les historiens appellent le Croissant fertile, la région verte qui entoure le nord de l’aride désert arabe.
Au cours de la majeure partie de l’histoire, le Croissant Fertile fut un seul pays qui fit partie de plusieurs empires successifs. Assyriens, Babyloniens, Perses, Grecs, Romains, Byzantins, Arabes, Ottomans et beaucoup d’autres préservèrent son unité, jusqu’à ce que deux personnalités étrangères, Sir Mark Sykes et Monsieur François-Georges Picot, entreprennent de les découper selon leurs propres intérêts impérialistes. Cela se produisit au cours de la première guerre mondiale, laquelle fut déclenchée suite à un assassinat dont on a commémoré le centenaire la semaine dernière.
Avec un souverain mépris pour les peuples, les origines ethniques et les identités religieuses, Sykes et Picot créèrent des États nationaux là où n’existait aucune nation. Eux et leurs successeurs, notamment Gertrude Bell, T.E. Lawrence et Winston Churchill, réunirent trois communautés très différentes pour créer l’“Irak”, important de La Mecque un roi étranger.
La “Syrie” fut attribuée à la France. Un commissaire impérial armé d’une carte et d’un crayon traça une frontière au milieu du désert entre Damas et Bagdad. Les Français découpèrent alors la Syrie en plusieurs petits États pour les Sunnites, les Alaouites, les Druzes, les Maronites, etc.. Plus tard ils créèrent le Grand Liban où ils mirent en place un système qui installait les chrétiens maronites à la tête des chiites méprisés.
Les Kurdes, une vraie nation, furent divisés en quatre parties, chacune attribuée à un pays différent. En Palestine, un “foyer national” sioniste fut planifié au milieu d’une population arabe hostile. Le pays au-delà du Jourdain fut découpé afin de procurer une principauté à un autre émir de La Mecque.
Voilà le monde où nous avons grandi et qui est maintenant en train de s’effondrer.
CE QU’ISIS tente actuellement de faire consiste simplement à supprimer toutes ces frontières. Ce faisant, ils mettent au jour la division fondamentale entre sunnites et chiites. Ils veulent créer un califat musulman sunnite unifié.
Ils sont confrontés à d’énormes intérêts bien en place, et ils échoueront probablement. Mais ils sont en train de semer quelque chose de bien plus durable : une idée qui pourrait prendre corps dans l’esprit de millions et de millions de gens. Elle pourrait porter ses fruits dans 25, 50 ou 100 ans. Elle pourrait être la voie de l’avenir.
À la vue d’une telle évolution que devrions-nous faire ?
Pour moi la réponse est parfaitement claire : faire la paix, rapidement, pendant que le monde arabe est encore ce qu’il est actuellement.
“La paix” ne signifie pas seulement la paix avec le peuple palestinien, mais avec l’ensemble du monde arabe. L’initiative de paix arabe – fondée sur l’initiative du prince héritier (à l’époque) saoudien – est encore sur la table. Elle propose une paix pleine et inconditionnelle avec l’État d’Israël en échange de la fin de l’occupation et de la création de l’État de Palestine indépendant. Le Hamas a officiellement donné son accord à condition que ce soit ratifié par un plébiscite palestinien.
Ce ne sera pas facile. Beaucoup d’obstacles devront être surmontés. Mais c’est possible. Et c’est pure folie que de ne pas essayer.
MAINTENANT !
LA RÉPONSE de nos dirigeants est totalement à l’opposé.
The historic events and their background interest them “like the skin of the garlic”, as we say in Hebrew.
Les événements historiques et leur contexte les intéressent “comme la pelure de l’ail” comme nous disons en hébreu.
Leur intérêt est totalement focalisé sur l’effort pour garder le contrôle de la Cisjordanie, ce qui signifie empêcher la création d’un État Palestinien. Ce qui signifie faire obstacle à la paix.
La façon la plus sûre de faire cela consiste à garder le contrôle de la Vallée du Jourdain. Aucun négociateur palestinien n’acceptera jamais la perte de la vallée du Jourdain, que ce soit par annexion directe à Israël ou par le stationnement « temporaire » de troupes israéliennes dans la vallée pendant une durée indéterminée, quelle qu’elle soit.
Cela signifierait non seulement la perte de 25% de la Cisjordanie (qui dans son ensemble représente 22% de la Palestine historique) et de sa partie la plus fertile mais aussi la séparation de l’État Palestinien potentiel du reste du monde. L’État de Palestine deviendrait une enclave à l’intérieur d’Israël, entouré de toutes parts de territoires tenus par Israël. De façon très semblable aux Bantoustans sud-africains.
Lorsque Ehoud Barak l’avait proposé à la conférence de Camp David, les négociations avaient été rompues. Le maximum que les Palestiniens pouvaient accepter y était le stationnement temporaire de troupes de l’ONU ou des Etats-Unis.
Soudain, cette semaine, la revendication de la Vallée du Jourdain a de nouveau surgi. Le tableau était simple. ISIS souffle en tempête vers le sud depuis sa base syro-irakienne. Ils vont se rendre maître de tout l’Irak. De là ils envahiront la Jordanie et surgiront de l’autre côté du Jourdain.
Comme l’a dit Nétanyahou : s’ils ne sont pas arrêtés par une garnison israélienne permanente sur place, ils se présenteront aux portes de Tel-Aviv (sauf que Tel-Aviv n’a pas de portes).
Logique ? Cela va de soi ? Inévitable ? Complètement absurde !
Militairement, ISIS est une force négligeable. Ils n’ont ni force aérienne, ni chars ni artillerie. Ils ont contre eux l’Iran et les Etats-Unis. Comparé à eux, même l’Armée irakienne est encore une force puissante. Ensuite, l’armée jordanienne est loin d’être faible.
De plus, si ISIS en arrivait même à représenter une menace pour le royaume jordanien, l’armée israélienne ne l’attendrait pas sur les rives du Jourdain. Elle serait appelée à l’aide par les Jordaniens – comme cela s’est produit pendant le Septembre Noir de 1970, quand Golda Meir, obéissant aux ordres d’Henry Kissinger, avertit une colonne de l’armée syrienne qui approchait qu’Israël entrerait en action pour les devancer. Cela avait suffi.
L’idée même de soldats israéliens gardant les remparts de la vallée du Jourdain pour protéger Israël d’ISIS (ou n’importe qui d’autre) est une idiotie. Encore plus que la fameuse ligne Bar Lev, qui était supposé arrêter les Égyptiens sur le canal de Suez en 1973. Elle est tombée en quelques heures. Pourtant la “ligne” Bar Lev – réminiscence de la (vaine) Ligne Maginot française et de la (vaine) Ligne Siegfried allemande de la deuxième guerre mondiale – était très éloignée du centre d’Israël.
L’armée israélienne dispose de missiles, de drones et d’autres armes qui arrêteraient un ennemi dans son élan longtemps, longtemps avant qu’il n’ait la possibilité d’atteindre le Jourdain. Le gros de l’armée israélienne pourrait faire mouvement depuis la mer pour traverser le fleuve en quelques heures.
Toute cette façon de penser montre que nos hommes politiques de droite – comme la plupart de ceux dans le monde qui pensent comme eux, je le crains – vivent encore au 19e siècle. Si j’étais d’humeur moins charitable, je dirais au Moyen Âge. Ils pourraient tout aussi bien être armés d’arcs et de flèches.
(Toute l’affaire me rappelle, d’une certaine façon, un chant de l’armée allemande du 19e siècle : “Au Rhin ! Au Rhin ! Au Rhin allemand ! Qui veut être le gardien du fleuve ! Patrie chérie, ne t’inquiète pas / Ferme et fidèle se tient la garde sur le Rhin ! / La jeunesse allemande, pieuse et forte / Protège la frontière allemande !”)
REVENONS À l’avenir.
Les Croisés établirent leur royaume en Palestine lorsque le monde arabe était divisé. Leur grand adversaire, le Kurde Salah-al-Din al-Ayubi (Saladin) consacra des décennies à unifier le monde arabe qui les entourait avant de les vaincre sur le champ de bataille de Hittin.
Aujourd’hui le monde arabe apparaît plus divisé que jamais. Mais un nouveau monde arabe est en train de prendre forme dont on ne peut que vaguement concevoir les contours.
Notre place est au sein de la nouvelle réalité, pas au dehors, en observateurs.
Hélas, nos dirigeants sont absolument incapables de voir cela. Ils vivent encore dans le monde de Sykes et Picot, un monde de potentats étrangers (aujourd’hui américains). Pour eux, l’agitation autour de nous n’est, eh bien, que de l’agitation.
Le fondateur du sionisme moderne avait écrit il y a 118 ans que nous servirions en Palestine de pionniers de la culture européenne et que nous constituerions “un mur contre la barbarie asiatique.”
Nos dirigeants vivent encore dans cette réalité imaginée, reformulée en “une villa dans la jungle”.
Alors que faire lorsque les prédateurs de la jungle approchent en rugissant ? Construire de plus hauts murs, évidemment.
Quoi d’autre ?