...qu’ils y feraient couler, ils n’ont pas imaginé, qu’au-delà du sang et des larmes, ils feraient aussi couler beaucoup d’encre. Et que cette encre dépasserait tous les barrages pour dire au monde extérieur comment un peuple aussi entravé continue à vivre ...
S’ils ne sont heureusement pas toujours aussi dramatiques que celui relaté par Rana El-Khatib [1], les passages de checkpoint en Palestine sont une épreuve quotidienne où l’on éprouve des sentiments contradictoires : l’agressivité et la tristesse du lieu : blocs de béton, fils de fer barbelé, travaux inachevés laissant des tas de gravats où s’ajoutent les détritus, murs noircis par les graffitis, appareils de détection, soldats en arme ... contrastant avec une foule humaine, digne dans l’humiliation, organisée dans le chaos qu’on lui impose, et solidaire envers et contre tout. Et ces arrêts obligés dans nos déplacements se sont imposés à nous comme des lieux de vie, de souffrance, mais aussi de rencontres et d’espoir.
Pour faire encore couler de l’encre à ce sujet, je vais vous relater une de ces rencontres fortuites "à cause des barrages" . Lors d’un récent déplacement à Bethléem je suis surprise par un violent orage au moment où je dois quitter la voiture qui me conduit au barrage ... Que faire d’autre que prendre la file et tenter le passage dans les bourrasques de pluie et de vent ?
Me croyant sortie de l’épreuve après avoir emprunté les chemins de contournement obligatoires je me retrouve sur une route désertée de toute circulation. Pas un seul taxi-service pour Jérusalem ! Pas un seul abri pour se protéger de la pluie ! Les barrages sont conçus de façon à ce que vous ne vous sentiez "nulle part" ... J’ai l’habitude de celui de Qalandia, où quels que soient le temps ou l’heure on trouve toujours un taxi, je ne m’attendais pas à un tel désert.
Je me hasarde vers une voiture en stationnement un peu plus loin, un "faux" taxi "privé" avec lequel je ne marchanderai pas longtemps pour qu’il me sorte de ce déluge. Le temps qu’il fait est bien sûr le premier sujet de conversation avec le chauffeur qui met en route tout ce qu’il y a de chauffage dans sa voiture pour m’apporter un peu de réconfort.
Il ne retient pas longtemps sa curiosité pour me demander qu’est-ce qui m’amène sur ces routes et quand il apprend que je suis franco-palestinienne ce n’est plus la pluie qui tombe mais un déluge de considérations sur la France, la grandeur de la France, l’hospitalité faite au Président Arafat, l’hommage que lui a rendu le président de la République ... "Comme cela nous a fait du bien, si tu savais !" (oui, je sais, je l’ai ressenti aussi et on ne cesse de me le répéter ...) Ah ! la France ! qui déjà a refusé de faire la guerre en Irak, qui respecte les Arabes, qui ne nous méprise pas comme ceux qui ont déclenché cette guerre infâme. Il va jusqu’à dire "s’il n’y a plus la France, on n’a plus d’espoir, c’est notre seul espoir pour la justice. Regarde les dirigeants arabes ..."
Il me laisse Porte de Damas avec toutes les bénédictions possibles pour la France et les Français et là je prends un mini-bus pour Qalandia. Arrêt obligé au checkpoint de Beit-Hanina où après dix minutes d’attente un soldat monte vérifier qu’aucun Palestinien des Territoires ne quitte Jérusalem par ce bus qui va emprunter après ce contrôle une route défoncée par la construction du mur de 8 mètres de haut au travers de Ram. La route n’est ouverte que d’un côté du mur pour les deux sens de circulation, avec la pluie qui remplit les ornières plusieurs véhicules sont en panne, il faut trouver un nouveau passage alors que la nuit est arrivée, débarquer au barrage devenu marécage ... où comble de l’ironie un vendeur adossé au mur propose sur sa charrette du "sahlab" chaud aux marcheurs transis sous la pluie.
Quand vous arrivez chez vous, que vous pouvez vous changer et vous réchauffer, on relativise, c’est moindre mal par rapport à d’autres qui n’ont pas cette chance, on ne sait plus si c’est une épreuve qu’on a traversée ou un moment de vie intense pour rien, juste pour passer de l’autre côté, juste pour aller voir des amis à Bethléem distant de 30 kms, juste parce qu’il faut continuer, parce que - tout le monde le dit - si on arrête, c’est fini, il n’y aura plus d’espoir ... Et c’est sans grande attention que je regarde un débat télévisé retransmis sur TV5. Il y est question de l’hommage rendu au président Arafat, et parmi les questions "la France n’en a-t-elle pas fait trop ?" ..."qu’est-ce que le gouvenement français peut attendre en retour ?"
Quelle question ! Pour moi, c’est évident. La réponse, elle m’a été donnée par ce chauffeur de taxi anonyme et improvisé : la reconnaissance et l’espoir d’un peuple. Oui, c’est vrai, la France n’aura pas en retour des contrats de ventes d’armes ou de pétrole, mais la reconnaissance d’un peuple opprimé ne vaut-elle pas mieux que tous les contrats ? Voilà ce que l’on peut apprendre au détour d’un barrage ...