L’artère principale de Sur Baher est noueuse, pentue. Elle descend entre de modestes échoppes, longe une mosquée et plusieurs établissements scolaires. C’est le chemin qu’ont emprunté, fin août, des milliers d’habitants de ce quartier arabe de Jérusalem-Est lors d’une marche de la victoire. Le cessez-le feu venait d’être conclu, après 50 jours de guerre entre l’armée israélienne et le Hamas dans la bande de Gaza. Drapeaux de l’organisation islamiste brandis à bout de bras, les manifestants sont arrivés en contrebas de Sur Baher, à un rond-point où stationnent habituellement les policiers. Les incidents avec les colons juifs y sont fréquents. Les pierres ont volé, le gaz lacrymogène a rougi les yeux des villageois. Des arrestations ont eu lieu, une fois de plus.
Tout au long de l’été, la tension à Jérusalem-Est a été permanente mais ignorée. Les regards étaient tournés vers la bande de Gaza, ses destructions et ses 2 100 morts, dont une majorité de civils. Ou bien vers la Cisjordanie, où l’Autorité palestinienne s’illustrait par son impuissance. Mais, dans la Ville sainte, une dégradation silencieuse, larvée, se poursuivait, à laquelle la société israélienne ne prête guère attention, comme si l’ébullition pouvait toujours être contenue dans cette cité de 800 000 habitants, dont 300 000 Arabes. Selon Micky Rosenfeld, porte-parole de la police israélienne, plus de 760 Palestiniens ont été arrêtés depuis l’été à Jérusalem-Est, dont 250 ont déjà été condamnés.
Le quartier de Sur Baher n’est qu’à une vingtaine de minutes en voiture de la Vieille Ville. La seule marque d’attention de la municipalité de Jérusalem à l’égard des habitants concerne le dispositif sécuritaire. Il n’est pas conçu à leur service, mais pour mieux les contenir. Selon le droit international, Jerusalem-Est est occupée. Les habitants vivent en zone grise : ils ne relèvent pas de l’Autorité palestinienne, mais ne sont pas non plus des citoyens de plein droit. Double abandon.
« La tolérance, le pardon, c’est trop mou »
Alors que le muezzin appelle à la prière, Youssef Muhammad, 24 ans, raconte son engagement. Ce prêcheur musulman aux airs rigoristes et à la carrure imposante explique comment il tente de prévenir les éruptions de violences. « Il y a aussi des pharmaciens, des docteurs, des enseignants qui essaient de calmer les esprits. Mais je peux vous dire qu’on a perdu la jeunesse. Notre message repose sur la tolérance, le pardon. Beaucoup considèrent que c’est trop mou. » Pourtant, Youssef Muhammad organise chaque semaine un atelier pour les jeunes, où sont abordés des passages du Coran. Une centaine de personnes y participent. Sauf cet été.
Dans le quartier, il est rare de trouver un jeune homme au casier vierge. Samia Attoun le sait bien. Dans son salon, près du canapé, figure en majesté une photo de son fils Mohamed, 16 ans, condamné en décembre 2013 à vingt-deux mois de prison pour jet de pierres. Depuis trois semaines, son frère Izzedine, 20 ans, se trouve aussi derrière les barreaux. C’est sa troisième incarcération en un an et demi. Motifs : jets de pierres, affrontements avec la police. Après sa sortie de prison au printemps, Izzedine voulait travailler avec ses oncles qui réparent des ascenseurs, peut-être se marier un jour. Mais la rue l’a détourné.
« Son éducation est totalement perturbée, soupire Samia Attoun. Financièrement, ça repousse la possibilité de trouver un boulot. C’est l’objectif de l’occupation : rendre nos enfants illettrés. » Le père d’Izzedine et de Mohamed, Mahmoud, est un aîné respecté dans la communauté. Il a été arrêté la veille après avoir frappé un employé de la compagnie électrique israélienne qui s’était déplacé dans le quartier accompagné de soldats. « De génération en génération, le sentiment d’injustice grandit, explique sa femme Samia, 40 ans. Les jeunes regardent la télé, ils voient à quoi ressemble une vie normale ailleurs. »
Des cas similaires à ceux d’Izzedine et Mohamed, on en trouve aisément à Sur Baher. « On ne travaille pas dur pour aller en prison, mais quand ça arrive, malgré la souffrance que ça implique, cela devient un motif de fierté. » La personne qui parle ainsi est une enseignante d’anglais de 43 ans. Ilham Shami travaille au lycée pour filles Abou-Baker. En janvier, de retour d’une formation pédagogique en Turquie, elle dit avoir été interrogée pendant vingt heures à l’aéroport, avant d’être convoquée, de retour à la maison, par les policiers israéliens. Fin juin, juste avant le ramadan, elle a publié un texte « contre l’occupation » sur les réseaux sociaux. Sur son téléphone, elle nous montre son appartement saccagé, après la visite de policiers et de soldats. « Ils ont tout retourné et emmené mon ordinateur, en prévenant que je serai interrogée. Depuis, ils m’ont rendu l’appareil, irréparable. » Ilham Shami a trois filles et un garçon, âgé de 13 ans. On lui parle de la prison. Elle élude. « Je lui apprendrai à ne pas avoir peur. »