Au moment où j’écris cet article, le débat fleuve qui inondait les médias sociaux à propos du film "Huda’s Salon" [1] vient enfin de s’apaiser.
Ce thriller à suspens de 90 minutes du réalisateur palestinien Hany Abu Assad aborde la manière dont les services secrets israéliens (Shabak) recrutent les femmes palestiniennes. Il se déroule à Bethléem où Reem (Maisa Abd Elhadi), une jeune Palestinienne, se rend au salon de coiffure de Huda (Manal Awad). Reem est alors droguée par Huda, qui la photographie nue avec un homme (Samer Bishara) qui n’est pas son mari. Les images sont ensuite utilisées pour faire chanter Reem et la contraindre à collaborer avec le Shabak.
Le scénario est établi à partir de faits réels. Et le cas n’est pas rare.
Le film met en lumière la réalité des femmes palestiniennes vivant sous occupation, ainsi que les préjugés de la société patriarcale palestinienne qui encadre la sexualité des femmes et les accable de honte très fréquemment. Le film a suscité un débat capital sur les questions de genre au sein de la société palestinienne, et les a situées dans le contexte plus large du colonialisme israélien actuel.
L’instrumentalisation des normes patriarcales telles que le code de l’honneur "Erd" est une méthode utilisée depuis longtemps par les forces de sécurité israéliennes pour anéantir la capacité de résistance du peuple palestinien et détruire son tissu social. Cependant, nous évitons toujours d’aborder le patriarcat et l’inégalité des sexes dans nos discussions, ou alors nous les marginalisons simplement comme des sujets exogènes et non pertinents pour notre lutte nationale.
C’est la logique qui a été utilisée par certains critiques du film quand ils ont affirmé qu’il dénature le rôle des femmes palestiniennes dans la lutte anticoloniale et les réduit à des épouses infidèles et à des collaboratrices du Shabak.
Exploitation de "l’Isqat Siyasi".
La violence sexiste israélienne visant le corps et la sexualité des femmes palestiniennes n’est pas un phénomène nouveau dans l’histoire du colonialisme sioniste. Les femmes palestiniennes ont porté un lourd fardeau, soumises à des attaques quotidiennes contre leur vie, leur sexualité et leurs droits corporels.
Historiquement, l’appareil de renseignement a exploité la conception patriarcale orientale de l’honneur et a utilisé la menace de violence sexuelle contre les femmes palestiniennes pour les faire chanter et les recruter comme collaboratrices dans ce qui est communément appelé "l’Isqat Siyasi" (la politique du retournement en arabe). A cette fin, Huda choisit ses victimes dans des couples en discorde ou parmi des femmes qui sont confrontées à des violences conjugales pour faire valoir son argument : "Il est plus facile d’opprimer une société qui s’opprime déjà elle-même", en référence à la misogynie qui règne dans la société palestinienne.
La pratique de l’"Isqat" ne vise pas seulement à briser la résistance palestinienne, mais aussi à fragmenter le tissu familial palestinien. Cette pratique est attestée par une déclaration signée par 34 soldats de réserve ayant servi dans l’unité 8200 [2], service de renseignement militaire le plus secret d’Israël, qui révèle que les services de renseignement israéliens sont conçus pour contrôler la vie des Palestiniens et créer des divisions au sein de la société palestinienne en recrutant des collaborateurs.
Dans des entretiens détaillés accordés au journal "The Guardian" [3], des soldats de l’unité 8200 ont affirmé que la sexualité des Palestiniens est une cible pour cette unité qui fait chanter les gens et les transforme en collaborateurs. "Toute information qui pourrait permettre l’extorsion de données à l’endroit d’un individu est considérée comme une information pertinente. Que cet individu ait une certaine orientation sexuelle, qu’il trompe sa femme ou qu’il ait besoin d’un traitement médical en Israël ou en Cisjordanie, il est une cible pour le chantage", a déclaré l’un des soldats interrogés.
La violence de genre comme outil du colonialisme israélien
Récemment, les féministes palestiniennes [4] ont évoqué la question de la Palestine comme une question féministe, ce qui implique de revoir notre compréhension du colonialisme israélien en Palestine au travers d’un prisme sensible au genre, et de placer les femmes palestiniennes au centre de cette réévaluation. Par la suite, la violence sexiste à l’encontre des femmes palestiniennes - qu’elle soit commise par les forces israéliennes ou au sein de la société palestinienne - doit être comprise dans un contexte plus large de colonialisme de peuplement.
Placer les femmes palestiniennes au centre de l’analyse du projet sioniste de colonisation vise à démontrer les liens entre la violence de genre et la colonisation dans le vécu des femmes palestiniennes. En d’autres termes, la violence de genre contre les femmes palestiniennes (y compris "l’Isqat") n’est en aucun cas accidentelle dans l’histoire du colonialisme. Il s’agit plutôt d’un outil d’oppression et d’une production systématique des mentalités colonialistes et orientalistes du sionisme qui conçoivent les femmes palestiniennes comme des " sous-humains ".
Ainsi, pour comprendre la violence de genre à l’encontre des Palestiniens, les activistes et chercheur·es féministes doivent commencer par interroger les spécificités de genre et de racialisation du colonialisme sioniste en soi afin de mettre en évidence la convergence des notions de genre et de race avec l’exercice de la violence à l’encontre des femmes palestiniennes.
Nous devons comprendre que la violence à l’encontre des femmes palestiniennes, qui est invariablement marginalisée, n’est pas un problème distinct des questions d’anticolonialisme et de libération. Sans cette compréhension on ne peut saisir le croisement entre l’histoire de la colonisation et le système patriarcal. C’est précisément par la violence de genre que le projet colonial a prospéré. Comme nous le rappelle l’écrivaine féministe Andrea Smith [5], pour coloniser un peuple, le colonisateur doit d’abord normaliser la hiérarchie en institutionnalisant le patriarcat : "La violence de genre patriarcale est le processus par lequel les colonisateurs inscrivent la hiérarchie et la domination sur les corps des colonisés".
L’engagement pour la libération de la Palestine nécessite que les stratégies anticoloniales commencent par défier ces mécanismes de hiérarchie et de patriarcat oppressif, pour aller au-delà des notions d’honneur et de virginité des femmes, et pour renforcer la justice de genre et l’autonomisation des femmes.
Traduction : AFPS