Ces cinquante portraits ont été initiés et coordonnés par Sabri Giroud. Ils sont le fruit de son profond attachement à cette culture dont il a décidé de partager le destin. Jeune archéologue, il découvre son pays d’adoption il y a une trentaine d’années. Il ne l’a pratiquement plus quitté depuis. Face au joug et à l’iniquité de l’occupation coloniale, il veut faire connaître ce pays et décide de proposer des voyages solidaires de découverte. Mais alors que son idée commence à germer, la Seconde Intifada éclate en septembre 2000, suspendant tout projet pour une période indéterminée. L’alternative consistera alors à écrire un guide de voyage. Trois ans plus tard, Palestine et Palestiniens [2] est publié. Le choix du titre ne doit rien au hasard : l’ouvrage présente, bien sûr, la Palestine et ses richesses ; mais surtout, il présente ses habitants, démontrant que la propagande coloniale, qui décrit « une terre sans peuple », est une parfaite hérésie. Le guide est une réussite : il est réédité en 2006 et une 3e édition parait en 2016. Entre temps a été créée, à Ramallah, l’agence de voyage responsable : Diwan Voyage.
Rien d’étonnant donc à ce que Sabri Giroud s’attache aujourd’hui à illustrer la diversité des visages qui ont contribué, au fil des siècles, à la construction de l’identité de ce pays. Tous disent un moment de son histoire, de Noura la chamane dont la sépulture fut découverte en 2008, quelque douze millénaires après son ensevelissement, à François Abou Salem figure centrale du théâtre palestinien contemporain, disparu en 2011. Pour asseoir ce projet et en assurer la crédibilité, il fallait s’appuyer sur des compétences indiscutables et de solides recherches historiques. Sabri Giroud s’est donc tourné vers de nombreux spécialistes. C’est ainsi qu’archéologues, historiens, anthropologues, chercheurs en sciences sociales ou journalistes ont rendu ce livre possible par la complémentarité et l’érudition de leurs approches. Certains ouvrent de nouvelles pistes de recherche, étayées par une abondante documentation, d’autres présentent le parcours inattendu mais particulièrement éclairant de quasi inconnus. Ce sont finalement quarante-cinq auteurs qui signent ces portraits, fruits d’un travail de longue haleine : huit ans de contacts multiples et d’échanges. Le choix définitif des textes à partir de quelque 80 propositions a porté sur la façon dont ils ouvraient sur la compréhension de l’histoire de la Palestine, sur leur capacité à interroger cette histoire, voire à ouvrir de nouvelles pistes de recherche plutôt qu’à livrer de simples biographies. Si la moitié des portraits concerne le xxe siècle, marqué par le mandat colonial britannique et l’implantation du sionisme, l’autre moitié porte sur les origines du pays, qui deviendra le « cœur arabe du Proche-Orient ».
Concernant les origines, loin des anachronismes du schéma biblique et des reconstructions partisanes, les textes présentés éclairent l’histoire de la Palestine au regard des civilisations qui l’ont traversée et auxquelles elle a contribué. Ils permettent de comprendre les transformations et les mutations politiques, culturelles et cultuelles, d’un territoire en constante interaction avec les régions qui l’entourent. C’est par exemple le cas du portrait de Samson, ce héros légendaire de l’Antiquité, qui interpelle l’Ancien Testament en montrant qu’avant d’intégrer le Livre des Juges, son nom a été forgé à partir de celui du dieu solaire et de la justice du Proche-Orient ancien : Shamash. De même, l’analyse du contrat de mariage d’Arsinoé, conclu près d’Hébron, au IIe siècle avant notre ère, rend palpable la diversité culturelle et cultuelle de la société. Puis on découvre plus loin l’histoire de Zacharie le scolastique, qui nous montre qu’au Ve siècle à Gaza, une école réputée d’expression grecque défendait une doctrine singulière du Verbe incarné en Jésus Christ, en opposition au dogme impérial, préfigurant la séparation des Églises grecque et syriaque. Quelques portraits plus loin, nous faisons connaissance de Al-Muqaddasi, le plus grand géographe du Moyen Âge.
Arrive le XIXe siècle qui voit Qassim Al-Ahmad, dignitaire de Naplouse, incarner la révolte de 1834 contre le régime d’Ibrahim Pacha, souvent considérée comme le signe précurseur d’un sentiment national palestinien. Plus loin, nous découvrons Youssef Diya’Al-Khalidi, maire de Jérusalem, puis député à la fin du XIXe siècle, que le consul général américain de l’époque présente ainsi : « s’agissant de politique comme de religion, presque aussi libéral qu’un républicain français ». N’y a-t-il pas là le germe de la tolérance à l’autre que l’on rencontre si souvent chez les Palestiniens ?
Vient le début du XXe siècle et le portrait de Youssef Al-Issa, pionnier du journalisme à Jaffa. Admirateur de la culture européenne, il fustigeait en même temps le « régime des capitulations », signé en l’an 1536 et prolongé jusqu’à la fin de l’Empire ottoman. Ce régime favorisa l’achat des terres par des Européens ainsi que l’expropriation des métayers par les premières milices sionistes. Un peu plus loin on découvre le dilemme de Ishaq Shami, reflet d’une des identités les plus contestées, celle des juifs arabes palestiniens qui partageaient langue et culture avec leurs compatriotes chrétiens et musulmans. On retient également la biographie de Georges Mansour, pionnier du mouvement ouvrier palestinien avant la Deuxième Guerre mondiale. Il tenta de protéger l’emploi arabe menacé par l’Histadrout, ce syndicat juif qui, avec ses « gardiens du travail », intimidait par la menace armée employeurs et travailleurs pour imposer le « travail juif ». La place qu’ont su prendre les femmes dans la résistance est également soulignée avec les portraits de Karima Abboud la photographe, de Naïla Ayesh, au coeur de toutes les confrontations, qu’il s’agisse de manifestations ou d’actions clandestines, ou encore de Aïcha Odeh qui a contribué à modifier l’image des femmes dans sa société en osant témoigner de ce qu’elle a subi pendant sa détention dans les années 1970.
On pourrait multiplier les exemples d’apports de cet ouvrage, y compris à propos d’acteurs illustres comme Yasser Arafat, Edward Said, Mahmoud Darwich ou encore Naji Al-Ali, le dessinateur du fameux petit Handala, incarnation des enfants des camps. Pour chacun d’eux, l’érudition des narrateurs apporte souvent un éclairage nouveau et sans concession. Mais, puisqu’il faut conclure, citons Jean-Baptiste Humbert, directeur du laboratoire d’archéologie de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, qui signe la préface : « Cinquante portraits sont ici rangés côte à côte selon le temps […] Des cinquante portraits confondus l’un dans l’autre, sort une image où quelqu’un a peint l’universel ».
Bernard Devin