Photo : vue partielle de la couverture du livre de Leila Farsakh, Rethinking Statehood in Palestine (Repenser la création d’un État en Palestine) sortie en 2021 - Source (original) : Presse de l’Université de Californie
Dans son nouveau volume édité, Rethinking Statehood in Palestine : Self-Determination and Decolonization Beyond Partition, Leila Farsakh, analyste politique d’Al-Shabaka et professeur associé d’économie politique à l’université du Massachusetts à Boston, réunit un groupe hétérogène d’intellectuels pour examiner de manière critique la signification de l’État palestinien. En allant au-delà de la partition, qui sous-tend fondamentalement la solution à deux États, Leila Farsakh et les autres auteurs montrent que les composantes de l’État palestinien, notamment la citoyenneté, la souveraineté et le statut de nation, doivent être articulées dans le contexte de la décolonisation.
Comme l’affirme Mme Farsakh dans l’introduction de l’ouvrage : « La décolonisation de la Palestine nécessiterait d’articuler les composantes d’un nouveau cadre politique qui reconnaisse la violence et les injustices du passé et du présent tout en donnant la priorité aux droits de citoyenneté plutôt qu’à la souveraineté territoriale. » Mais comment l’autodétermination palestinienne peut-elle être envisagée en dehors de la notion de souveraineté territoriale et d’État-nation ? Farsakh souligne qu’il s’agit là d’une question permanente avec laquelle les Palestiniens du monde entier continueront à se débattre.
Avec la mort de la solution à deux États et l’échec de l’Autorité palestinienne (AP) à apporter la libération et la justice, comment les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, des territoires de 1948 et de la diaspora peuvent-ils réimaginer leur autodétermination en dehors du cadre de l’État-nation ? Quelles sont les alternatives existantes et quels sont les défis qu’elles peuvent présenter ?
Al-Shabaka s’est entretenu avec Mme Farsakh pour discuter des conclusions de son livre novateur et pour comprendre à quoi ressemble réellement le fait de repenser l’existence d’un État palestinien.
Votre livre examine la trajectoire de l’attachement des Palestiniens au modèle de l’État comme moyen de libération. Pourquoi cet attachement a-t-il persisté et pourquoi le modèle étatique n’est-il pas en mesure d’aboutir à l’autodétermination palestinienne ?
L’attachement des Palestiniens au statut d’État tient au fait qu’il affirme le droit à l’autodétermination, et donc le droit des Palestiniens à déterminer leur destin politique et à affirmer leur existence en tant que nation. Israël nie ce droit depuis 1948. Le statut d’État est devenu un objectif central du mouvement national palestinien après la guerre de 1967 et la résolution 242 des Nations unies de novembre 1967. Cette résolution, qui est devenue la base des accords de paix entre Israël et ses voisins, stipule qu’Israël se retire des « territoires occupés lors du récent conflit » en échange de « la reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque État de la région ». Mais la résolution ne mentionnait pas les Palestiniens ni aucun de nos droits protégés par les résolutions 181 et 194 des Nations unies.
Puis, en 1971, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a défini ses objectifs comme étant la création d’un État palestinien regroupant des chrétiens, des juifs et des musulmans au sein de la Palestine historique. Ce faisant, elle postulait que le seul moyen pour les Palestiniens de rentrer chez eux et de libérer leur terre du colonialisme sioniste passait par la création d’un État-nation palestinien. À cet égard, l’OLP n’était pas différente de la plupart des mouvements de libération du XXe siècle, qui associaient la libération du colonialisme à la création d’États-nations indépendants.
La revendication palestinienne d’un État est soutenue par la Ligue arabe depuis 1974. L’initiative de paix arabe de 2002 et la feuille de route pour la paix de 2003 ont affirmé que la création d’un État palestinien indépendant dans les territoires occupés en 1967 était non seulement légitime, mais aussi le seul moyen de mettre fin au conflit israélo-palestinien.
Mais l’incapacité du projet d’État palestinien à mener à bien la libération tient à deux faits principaux. Le premier est l’acceptation par l’OLP du paradigme de la partition, défendu par la communauté internationale depuis 1947, comme seul moyen de résoudre le conflit. En 1988, l’OLP a renoncé à son objectif d’établir un État démocratique dans toute la Palestine en faveur d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza comme déclaration symbolique d’indépendance. Le deuxième facteur réside dans l’acceptation par les Palestiniens de négociations avec Israël sur la base des accords d’Oslo de 1993, au lieu d’affronter le sionisme et d’exiger, au minimum, le retrait total d’Israël des territoires occupés.
Ce « processus de paix » a davantage reformulé la structure coloniale de domination d’Israël qu’il n’y a mis fin. Il a permis à Israël d’assiéger Gaza pendant plus de 15 ans et de presque tripler la population de colons en Cisjordanie, y compris à Jérusalem Est, passant de 250 000 Israéliens juifs en 1992 à près de 700 000 en 2020. Il a également fragmenté l’entité politique palestinienne avec la création de l’AP qui a de facto supplanté l’OLP, compromettant du même coup la libération palestinienne et le droit au retour. L’État palestinien était donc voué à n’être ni viable ni souverain, bien qu’il soit reconnu par 138 États.
Les différents chapitres proposent des alternatives au projet d’État. Quels sont les défis que les Palestiniens doivent relever pour parvenir à une alternative viable à la partition ?
Mon livre affirme que les Palestiniens doivent s’éloigner du paradigme de la partition, ou de la solution à deux États, pour tenter de faire valoir leurs droits. Certains Palestiniens pensent qu’il faut abandonner complètement la recherche d’un État, car l’État reste, par essence, une entité politique violente et répressive. Ils soutiennent au contraire que la politique du sumud (résilience sur le terrain) et la mobilisation de la base affirment l’indigénéité palestinienne. D’autres, dont je fais partie, estiment que l’alternative consiste à redéfinir l’État plutôt que d’imaginer qu’il peut être transcendé. Il faut l’endiguer en le rendant démocratique, inclusif et responsable devant ses citoyens.
Le défi auquel sont confrontés les Palestiniens consiste à définir la forme de l’État démocratique qu’ils veulent créer et à concevoir une stratégie politique pour générer un soutien local, régional et international en sa faveur. Le défi à cet égard n’est pas seulement juridique ou constitutionnel - il s’agit de déterminer si l’État démocratique de la Palestine historique sera un État fédéral, confédéral, binational ou unitaire - mais il est avant tout politique. En d’autres termes, les Palestiniens doivent expliquer comment nous allons concevoir une nouvelle stratégie politique qui unifie notre communauté, y compris les réfugiés et ceux qui vivent à l’intérieur des territoires de 1948. Nous devons également définir les mesures économiques, politiques et juridiques à prendre pour démanteler la structure coloniale d’apartheid créée par Israël afin de construire un nouvel ordre politique.
Cela signifie que les Palestiniens doivent affronter la question du sionisme, plutôt que de l’abstraire comme l’a fait le processus d’Oslo, et expliquer comment les Israéliens et les Palestiniens peuvent être des citoyens égaux au sein d’un État démocratique. L’Afrique du Sud a beaucoup à nous apprendre à cet égard, même si elle n’a pas résolu le problème persistant de l’inégalité économique. Construire un avenir libéré pour la Palestine implique de démanteler les privilèges coloniaux et les structures de domination autant que de définir les droits des Juifs ou des Israéliens qui veulent rester en Palestine en tant que citoyens égaux, sans les dépouiller de leur identité ni compromettre le droit au retour des Palestiniens, qui est protégé par le droit international.
Dans votre chapitre, vous soulignez l’importance de réarticuler la relation entre la nation et l’État. Pourquoi pensez-vous que c’est important, et qu’est-ce que cela signifierait pour la création d’un État en Palestine historique ?
Depuis 1918, lorsque Woodrow Wilson a internationalisé le concept d’autodétermination et jeté les bases d’un ordre mondial composé d’États-nations à travers ses Quatorze points, la nation et l’État ont été intrinsèquement liés, alors qu’ils n’ont pas besoin de l’être. L’État-nation s’est avéré problématique, car il est voué à exclure ceux qui n’appartiennent pas à la nation. Il est inévitablement discriminatoire, en particulier lorsqu’il n’est pas démocratique et qu’il définit la citoyenneté sur la base de l’ethnicité plutôt que sur les droits de résidence territoriale. Comme l’affirme Mahmood Mamdani, l’État-nation fait partie intégrante du colonialisme. Il produit inévitablement des indigènes et des colons, des nationaux et des étrangers, dont les droits et les pouvoirs sont inégaux.
L’État est fondamentalement un ordre juridique et politique délimité territorialement. La nation, en revanche, est un terme plus large utilisé pour définir un ensemble de personnes ayant des caractéristiques communes, qu’elles soient historiques, ethniques, culturelles ou autres. Le terme de nation englobe également le droit à l’autodétermination d’un peuple donné. Ce droit n’a pas besoin d’être limité à un territoire, puisque la souveraineté appartient au peuple.
La seule façon de décoloniser la Palestine est donc de s’éloigner de l’État-nation en tant que modèle d’État ou objectif de libération. Comme l’a montré l’expérience des 30 dernières années, la création d’un État palestinien tronqué dans le cadre de la partition a exclu les réfugiés palestiniens et les citoyens palestiniens d’Israël de la définition de la nation palestinienne. Dans le même temps, un tel État n’est pas démocratique et ne peut protéger les droits civiques des Palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie. Ce n’est qu’en constituant collectivement un État démocratique garantissant l’égalité des droits de tous ses citoyens, quelle que soit leur appartenance ethnique, que nous pourrons garantir la protection des droits des personnes et leur liberté.
Vous soulignez également le rôle central que les citoyens palestiniens d’Israël pourraient jouer dans un futur projet de libération. Pourquoi pensez-vous qu’il est temps que les citoyens palestiniens d’Israël en particulier prennent la tête du mouvement de libération ?
La situation dans laquelle se trouve la cause palestinienne aujourd’hui suggère que les citoyens palestiniens d’Israël sont bien placés pour jouer un rôle central dans la lutte pour la libération, tout comme les réfugiés l’ont fait au lendemain de la guerre de 1967, et comme les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza l’ont fait lors de la première Intifada en 1987 et pendant le processus d’Oslo. Les citoyens palestiniens d’Israël peuvent jouer ce rôle en grande partie parce que la solution à deux États a échoué et que l’alternative à venir est la création d’un État démocratique dans la Palestine historique, qu’il s’agisse ou non d’un État binational. Ce sont eux qui comprennent le mieux les réalités des structures politiques israéliennes. Ils peuvent donc combler le fossé entre Palestiniens et Israéliens pour faire avancer la solution d’un seul État.
Ceci étant dit, je ne sais pas si les citoyens palestiniens d’Israël prendront ou voudront prendre la tête du projet de libération. Il est également important de se rappeler que tous les Palestiniens ont un rôle à jouer dans leur lutte pour la justice et l’égalité, comme l’a clairement démontré l’Intifada unitaire en cours.
Votre livre montre en fin de compte que les Palestiniens de la Palestine historique et de la diaspora doivent se mettre d’accord sur un nouveau projet national collectif. À quoi devrait ressembler ce projet et qu’impliquerait il pour les dirigeants palestiniens actuels ?
Les Palestiniens de la Palestine historique et de la diaspora s’accordent sur l’échec de la solution à deux États. Alors que certains soutiennent encore que le projet d’État palestinien peut être sauvé en réformant l’AP, il est clair aujourd’hui que le projet d’État en Cisjordanie et à Gaza ne peut pas protéger les droits des Palestiniens et ne sert que les intérêts d’un petit groupe de Palestiniens composé de l’AP et ses acolytes, ainsi que d’investisseurs capitalistes régionaux et mondiaux.
Le défi auquel sont confrontés les Palestiniens pour aller de l’avant consiste à se mettre d’accord sur un nouveau projet national collectif qui transcende la partition et qui soit encore politiquement réalisable. Toutefois, un tel projet ne peut voir le jour sans une renaissance de l’OLP et de ses institutions, étant donné qu’il s’agit de la seule structure politique représentative qui englobe tous les Palestiniens à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine historique. Pour ce faire, une nouvelle génération de Palestiniens doit prendre le contrôle de l’OLP et affronter l’AP, qui a marginalisé l’OLP et abandonné le projet de libération.
Traduit par : AFPS