Plus d’un quart de siècle après que Yitzhak Rabin et Yasser Arafat se sont serrés la main sur la pelouse de la Maison Blanche, Israël a réussi à transformer son occupation des territoires palestiniens d’un fardeau en un atout. Ce qui a été pendant si longtemps un handicap – la violation flagrante du droit international – est devenu maintenant un produit de valeur. La compréhension de cette évolution est essentielle pour expliquer pourquoi les Israéliens font la paix avec deux états éloignés du Golfe mais non pas avec leurs plus proches voisins, les Palestiniens – sans lesquels il ne peut y avoir de véritable paix.
Israël a appris ces dernières années comment gérer l’occupation à perpétuité avec un coût. Mais depuis le tout début de l’occupation en juin 1967, Israël n’a pas voulu reconnaître la nation palestinienne, ni abandonner le contrôle des territoires palestiniens occupés, afin de faire la paix.
Les preuves à l’appui de cette affirmation sont faciles à trouver dans les propres archives d’Israël. Deux jours après le début de l’occupation, Israël a adopté l’ordre militaire numéro trois, qui faisait référence à la quatrième convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre – en obligeant les tribunaux militaires à appliquer les dispositions de la convention à leurs procédures. Quatre mois plus tard, cette partie de l’ordre a été annulée.
En septembre 1967, le conseiller juridique du ministère israélien des Affaires étrangères, Theodor Meron, fut interrogé par le premier ministre, Levi Eshkol, pour savoir si la construction de nouvelles colonies dans les territoires occupés contreviendrait à la convention de Genève, qui interdit à une puissance occupante de transférer sa population civile dans les territoires constituant une prise de guerre. Il répondit par l’affirmative. Mais son avis fut rejeté et le gouvernement à partir de ce moment a procédé à l’établissement de colonies juives illégales dans les territoires palestiniens occupés.
Au cours des mois suivants, Israël a entamé un processus qui devait durer pendant de nombreuses années : modification des lois régissant les terres palestiniennes – issues de la période des Ottomans, de celle du mandat britannique et de celle du contrôle de la Jordanie sur le territoire – pour construire une fausse base « juridique » en vue de l’acquisition de terres et d’autres ressources naturelles pour l’établissement de colonies juives.
J’ai passé une bonne partie de ma vie professionnelle, de 1979 à 1993, à enquêter et à résister aux violations du droit par Israël dans les territoires occupés, et à avertir au sujet des implications de la construction de colonies illégales, tout cela en vain.
Cependant ce ne sont pas les seules transformations juridiques qui ont rendu possibles la construction et la prospérité des colonies. Le penseur militant sioniste Vladimir Jabotinsky a écrit, dans les années 1920, que « la (les) colonie(s) peut … se développer sous la protection d’une force qui ne dépendra pas de la population locale derrière un mur de fer que celle-ci sera impuissante a démolir ». Et ainsi en a-t-il été.
Il y a eu un élément supplémentaire ajouté à la transformation des lois pour rendre possible la colonisation et cela a été la violence pure de la part des colons : des actions d’autodéfense qui semblaient aller à l’encontre du droit qu’Israël avait promulgué et sur lequel il s’était engagé. Au début des années 80, Al-Haq (le Droit), association de défense des droits de l’homme basée en Cisjordanie, que je dirigeais alors, a travaillé avec acharnement pour se renseigner sur les incidents dus à la violence des colons.
A l’époque nous pensions naïvement qu’il suffisait que les Israéliens apprennent ce qui se passait et l’incapacité des forces de l’ordre à y mettre fin, pour qu’ils agissent pour l’empêcher. Nous ignorions que tout cela faisait partie de la lutte des Israéliens pour la terre. Les agents de l’état de droit pouvaient rester dans les limites de leurs lois réécrites tandis que les colons indisciplinés faisaient le travail d’intimidation violente pour atteindre le but recherché.
Depuis le déclenchement de la pandémie de coronavirus, la violence des colons en Cisjordanie est devenue un événement presque quotidien. Tout cela se fait au grand jour et le gouvernement comme les tribunaux sont sur la même longueur d’onde en soutenant les colons et en travaillant à atteindre le but du grand Israël. La Knesset a adopté le projet de loi sur la régularisation, qui « légalise » les colonies construites sur des terres palestiniennes en propriété privée par le biais d’une expropriation de facto.
Tandis que sévit la violence des colons juifs contre les Palestiniens – en empêchant les Palestiniens de travailler leurs terres ou de l’utiliser en tant que leur bien propre, sans véritable tentative de l’armée ou de la police israéliennes d’empêcher ceci – Israël déclare que toute résistance des Palestiniens à l’occupation est du terrorisme.
Quand les Palestiniens ont commencé à organiser une résistance non-violente à l’occupation, Israël a redéfini les agressions menées par l’armée contre ces manifestants désarmés pour les faire entrer dans la catégorie des « opérations de combat ». Dernièrement, les villageois de Kafr Qaddum ont organisé des manifestations hebdomadaires contre le blocage d’une route, lequel les empêchait d’accéder à leur village, parce que l’on prétendait que la route passe par une nouvelle partie de la colonie de Kedumim. L’armée a installé des explosifs sur les routes utilisées par les villageois – mais les soldats qui ont pris cette décision seront à l’abri de poursuites pour toute blessure causée aux villageois.
Avec toutes ces « victoires » du côté israélien, le pays a décidé maintenant qu’il peut gérer l’occupation plutôt que d’y mettre fin. L’occupation a même commencé à être considérée comme un atout. Israël a transformé les territoires occupés en un laboratoire d’expérimentation d’armes et de systèmes de surveillance. Les Israéliens vendent maintenant aux Etats-Unis leurs armes de contrôle des foules et leurs systèmes de sécurité intérieure, créés sur la base d’essais dans les territoires occupés. Cependant, tous ces investissements financiers dans l’occupation – et toutes les torsions des lois nationales pour protéger le projet colonial illégal, toutes les contorsions politiques pour cultiver de bonnes relations avec des alliés autoritaires, de Trump à Orban et à Bolsonaro – sont en train de pourrir Israël de l’intérieur, en le transformant en un état d’apartheid qui règne sur des millions de Palestiniens privés de droits.
Dans le roman d’Arundhati Roy, « Le Ministère du bonheur suprême », l’un des personnages de celle-ci, Musa, dit que si les Cachemiris n’ont pas réussi à obtenir de l’Inde leur indépendance, au moins en luttant pour celle-ci ils ont dévoilé la corruption du système de l’Inde. Musa déclare au narrateur du livre, un Indien : « vous ne nous détruisez pas. C’est vous-même que vous êtes en train de détruire ». Les Palestiniens aujourd’hui pourraient dire la même chose de notre lutte avec Israël.
Raja Shehadeh est un écrivain et un avocat palestinien. Son dernier livre est « Rentrer à la maison : balade à travers cinquante ans d’occupation ».
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers