Cette semaine marque le 20ème anniversaire de l’assassinat par les tirs des forces de sécurité israéliennes de 13 manifestants palestiniens, dont 12 étaient des citoyens israéliens — connu par la suite sous le nom de massacre d’octobre 2000. Malgré les protestations massives de l’opinion publique, pas un seul policier n’a été tenu pour responsable.
Deux décennies plus tard, il semble que l’un des moments les plus marquants pour les citoyens palestiniens d’Israël soit encore largement perçu par l’opinion publique juive comme un simple échec institutionnel. Mais pour comprendre l’« échec » d’Israël à faire juger les responsables, ces assassinats — et le fait de n’avoir pas rendu de comptes sur ceux-ci — doivent être interprétés dans leur contexte politique global.
La police nationale israélienne est intrinsèquement liée au système juridique de l’État et aux valeurs du régime sous lequel elle opère — c’est-à-dire aux objectifs de domination ethnique pour les Juifs et de contrôle oppressif sur les Palestiniens.
Sur la base de ces valeurs dont elle est imprégnée depuis sa création, la police israélienne a assumé deux rôles principaux vis-à-vis des citoyens israéliens : la suppression de toute protestation contre l’ordre établi israélien, et l’application de politiques qui assurent la domination démographique, géographique et politique des Juifs. Ce dernier rôle comprend, entre autres, l’aide pour effectuer des démolitions de maisons et des expulsions de citoyens palestiniens de leur village ; dans le Naqab/Néguev, ceci a même conduit à la création d’une unité spéciale de police qui se consacre aux démolitions et aux évacuations à l’encontre de la population bédouine palestinienne.
En raison de ce double rôle, la violence a toujours été une caractéristique déterminante du comportement de la police israélienne lors des manifestations des citoyens palestiniens. Lors de la Journée de la Terre de 1976, lors des manifestations contre les expropriations massives de terres en Galilée, la police a tué six citoyens palestiniens et en a blessé des centaines d’autres. En octobre 2000, les tireurs d’élite de la police ont tué 13 personnes et en ont blessé des centaines d’autres avec des balles réelles ou enrobées de caoutchouc. En janvier 2017, au cours d’une descente pour démolition dans le village bédouin de Umm al-Hiran, où des manifestants étaient également présents, des policiers ont mortellement abattu l’habitant et enseignant Ya’qub Abu al-Qi’an.
Ces événements violents ne sont pas le fruit du hasard. En fait, ils reflètent avec précision et de manière intentionnelle le rôle qu’Israël a assigné à la police depuis 1966, où le gouvernement a mis fin au régime militaire imposé aux villages palestiniens à l’intérieur de l’État. A partir de ce moment, la police a remplacé l’armée en tant qu’acteur majeur dans la mise en oeuvre de nombreux objectifs oppressifs et géopolitiques de l’État, qui demeurent largement inchangés plus de 50 ans après.
« Garder les terres »
Le 27 février 1966, alors que Israël s’apprêtait à mettre fin au régime militaire qu’elle imposait aux citoyens palestiniens, des responsables du Ministère de la Défense se sont réunis dans le « plus grand secret » pour discuter du rôle que la police jouerait le lendemain. Le compte rendu de la réunion constitue un document décisif qui montre qu’à bien des égards, le gouvernement a officiellement considéré les forces de police comme succédant au régime militaire. En outre, le document précise que le principal but de la police israélienne n’est pas de protéger les citoyens avec lesquels elle est en rapport, mais de servir les intérêts politiques du régime. En bref, elle est censée faire exécuter ce qui est décrit dans d’autres pays comme le « maintien de l’ordre colonial ».
Lors de cette réunion, les responsables du Ministère de la Défense ont décrit les devoirs de la police en se fondant sur deux instruments coloniaux mis à sa disposition : l’Ordonnance sur la Police et le Règlement de Défense (d’Urgence), tous deux prescrits par le mandat britannique en Palestine et laissés en héritage à Israël avec divers amendements. Les responsables ont confié à la police « l’exécution des règlements de défense dans tous les domaines : ordres de restriction concernant les personnes, fermetures de zones, etc ». Ils ont aussi confié à la police l’application des Règlements de Défense « afin qu’elle puisse remplir son rôle de responsable de l’ordre public dans le secteur arabe et assurer la sécurité des citoyens arabes dans leur ville et dans les villes à population mixte (avec une population à la fois arabe et juive). » De plus, la police devait aider l’Office Israélien des Terres à « protéger » les terres et à exécuter les ordres de démolition.
Le compte-rendu de la réunion décrit alors explicitement les liens entre l’armée et la police pour aider cette dernière à remplir son rôle : « les chefs de l’armée appliqueront les Règlements de Défense (d’Urgence) de 1945 - en dehors des besoins des FDI - uniquement pour les besoins du Shin Bet et de la police. Ils n’interviendront pas dans les considérations professionnelles de ces responsables de la sécurité au nom desquels a été demandée la mise en oeuvre des règlements. Toutefois, puisque la responsabilité juridique et publique de l’application des règlements incombe aux chefs de l’armée, ils sont en droit pour ces raisons d’éviter de les appliquer ». Les autorités ont ultérieurement créé deux comités pour synchroniser les politiques et les opérations de la police, de l’armée, du Shin Bet et du conseiller du gouvernement pour les affaires arabes.
Moins de quatre décennies après cette réunion, en septembre 2000, la police a tenu au nord d’Israël un exercice de « simulation de guerre » surnommé « Vent de Tempête ». Lors de l’exposé préalable des directives, la police elle-même a établi un lien fort et volontaire entre la dépossession des Palestiniens en 1948 et le rôle actuel de la police : « il y a 52 ans, cette zone où nous nous trouvons maintenant, a été conquise par la 7ème Brigade Blindée et la Brigade Golani. La date exacte : 14 juillet 1948. Et nous nous trouvons ici, 52 ans après, nous traitons presque toujours les mêmes questions, bien que nous ne soyons pas en train de conquérir le territoire, mais plutôt en train de la garder ».
L’impunité à dessein
Cet héritage colonial du maintien de l’ordre n’est en aucun cas unique à Israël. La police en Afrique du Sud de l’apartheid, par exemple, était régulièrement appelée à aider l’armée à réprimer les protestations contre le régime et à faire appliquer les lois de l’apartheid. Le maintien de l’ordre visait essentiellement à préserver en Afrique du Sud les relations de pouvoir entre les races, et portait essentiellement sur le contrôle des mouvements de la population noire et la suppression de toute forme de résistance politique.
Un autre exemple se trouve dans le rôle historique que la police a joué dans le maintien de l’esclavage, de la ségrégation et de la suprématie blanche aux États-Unis. Cet héritage de la police américaine raciste se manifeste encore aujourd’hui dans la manière dont les forces de l’ordre infligent une violence brutale à l’encontre des Noirs et des autres personnes de couleur - une réalité qui a suscité les protestations de masse de cette année à travers les États-Unis après l’assassinat de George Floyd à Minneapolis.
Comme la police en Afrique du Sud et aux Etats-Unis, la police en Israël - à dessein - n’a pas de comptes à rendre. Par exemple, la récente divulgation médiatique de l’enquête sur l’assassinat de Ya’qub Abu al-Qi’an à Umm al-Hiran a révélé que le procureur général d’Israël a demandé au Département des Enquêtes de Police (PID/DEP) du Ministère de la Justice de ne pas enquêter sur les officiers impliqués, et a clos l’enquête pour des raisons politiques. De même, la décision prise par le procureur général d’Israël de clore l’enquête sur le massacre d’octobre 2000 et de ne pas poursuivre les responsables — contrairement aux recommandations de la Commission Or — a été, en fait, une défense manifeste du rôle répressif joué par la police dans le système colonial israélien.
Le refus de rendre des comptes s’étend à l’assassinat de civils palestiniens non impliqués dans les événements et manifestations politiques. Depuis octobre 2000, des dizaines de citoyens palestiniens ont été tués par la police sans qu’aucune responsabilité ne soit engagée. L’insistance du procureur général pour ne pas inculper l’officier qui a tiré dans le dos de Kheir Hamdan et l’a tué à Kufr Kanna en novembre 2014 en est un exemple éloquent. Dans de tels cas, l’héritage offre une large marge d’erreur pour les « erreurs » présumées à l’encontre de la population surveillée, en créant une culture de la gâchette facile parmi les policiers.
Le refus de placer au centre le bien-être et les intérêts des citoyens crée en outre un profond sentiment d’isolement, de suspicion et de méfiance entre la police et la communauté. Cela s’exprime de façon très nette dans l’incapacité systématique de la police à résoudre les cas de meurtres et de violences au sein des communautés palestiniennes. Selon les données publiées en février 2018 dans un rapport du Centre de Recherche et d’Information de la Knesset, 70 % des victimes dans les cas de meurtre non résolus entre 2014 et 2O17 étaient des citoyens palestiniens. Une enquête de Haaretz en décembre 2019 a également révélé que seulement un tiers des 91 cas de meurtres cette année dans les communautés arabes avait été résolu, contre près des deux tiers dans les communautés juives.
Les gardiens du régime
Vue à travers ce prisme historique, la police israélienne doit être perçue comme le gardien du système juridique colonial de l’État ; par conséquent, les décisions des autorités judiciaires d’empêcher systématiquement que des comptes soient rendus montrent que le droit est conçu pour protéger ces gardiens. En ce sens, Israël traite sa police tout comme il traite son armée — encore une institution violente qui est exempte de toute responsabilité lorsqu’elle remplit son devoir colonial en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Quand l’apartheid est tombé en Afrique du Sud et que le Congrès National Africain est arrivé au pouvoir en 1994, une des premières tâches du gouvernement a été de démanteler et de reconstruire la police nationale. Ceci a marqué le début d’un nouvelle ère dans les relations entre le peuple sud-africain et les autorités de l’État qui étaient censées le représenter et le servir.
La police de l’après-apartheid a été construite, du moins en théorie, autour de nouveaux principes sociaux et politiques pour refléter cette nouvelle ère. Leurs responsabilités et leurs devoirs étaient régis par la nouvelle constitution sud-africaine, ainsi que par de nouvelles lois qui chargeaient la police de "protéger et servir" la communauté. Malgré cela, le service de police idéal reste lointain en Afrique du Sud puisque, comme dans de nombreux autres pays, sa police continue de souffrir d’une culture de la violence et d’une impunité à motivation politique, son comportement reflétant les divisions sociales et raciales plus larges de l’Afrique du Sud.
Cependant, ce que nous pouvons apprendre de ces autres contextes - et de leurs échecs - est que l’approche de la police israélienne envers les citoyens palestiniens est inextricablement liée à l’objectif politique du régime, qui, dans ce cas, est l’intention de préserver la suprématie et le contrôle juifs. Ainsi, pour exiger la transformation de la police, il faut aussi exiger de façon indissociable le démantèlement des rapports de force institutionnels et constitutionnels qui visent à la domination ethnique dans son ensemble.
L’avocate Suhad Bishara est la directrice de l’Unité sur les droits fonciers et d’aménagement du territoire à Adalah - Le Centre Juridique pour les Droits de la Minorité Arabe en Israël, et est actuellement doctorante à l’Ecole de Droit du King’s College de Londres.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS