L’été fait du bien à Gaza. Pendant trois mois, les familles affluent sur les plages de ce bout de territoire où s’entassent près de 1,5 million de Palestiniens dans des conditions misérables. Les vagues, le vent, le sable et l’horizon dégagé offrent une échappée éphémère - quelques heures, guère plus - pour tenter d’oublier les rigueurs du quotidien et la cruauté du blocus israélien (voir l’encadré ci-dessous
[1]).
Cette année, cependant, la politique a rattrapé les baigneurs. Une bagarre sourde se déroule sur le rivage. Elle oppose les camps de vacances d’été de l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, l’UNRWA, à ceux du Hamas, maître de Gaza depuis son coup de force de juin 2007. Les premiers sont accusés de "corrompre" la jeunesse ; les seconds, de l’"embrigader".
Une confrontation symptomatique d’un contentieux plus large : "Depuis que le Hamas a bouté le Fatah hors de Gaza et qu’il a mis la société civile au pas, l’UNRWA est le dernier lieu de pouvoir qui lui résiste encore, explique Rami Abu Jamus, journaliste. L’ONU participe au boycott international des islamistes, alors ses représentants sont perçus par les islamistes comme autant d’opposants. Cette tension se cristallise dans le face-à-face entre les camps d’été."
Ceux du Hamas ont été inaugurés en 2001, au début de la seconde Intifada, par le cheikh Yassine, le défunt guide spirituel du mouvement islamiste. Ils offrent aux garçons de 6 à 18 ans un mélange d’activités sportives, religieuses et... paramilitaires.
Dans le quartier de Shati, le site est installé sur un terrain vague sablonneux où une mauvaise toile de parachute tendue au sommet d’un mât tient lieu de parasol. Les gamins y apprennent à marcher au pas et à sauter à travers un cerceau enflammé. Ils révisent les grandes dates de la cause palestinienne et le nom des femmes du Prophète. Entre deux plongeons dans un bassin de fortune, les plus jeunes s’initient au kung-fu et les plus âgés au maniement de la kalachnikov.
"Nous voulons distraire les enfants, mais aussi les éduquer, explique le responsable d’un camp. Notre objectif est de bâtir une génération disciplinée et dévouée, de laquelle sortira peut-être le leader de demain." Lorsque le visiteur s’inquiète de l’impact d’activités si musclées sur un public si jeune, il s’offusque : "Comment ça, trop dur ? Ces gamins ont vécu un mois de guerre cet hiver. Un mois de bombardements ininterrompus. Alors, franchement, tout cela, ce sont des enfantillages."
Bâtir une génération disciplinée et dévouée
Deux kilomètres plus loin, le drapeau bleu des Nations unies flotte sur un camp de toile dressé sur la plage, d’où dépassent les boudins arc-en-ciel d’un toboggan gonflable. Les summer games (jeux d’été) ont été créés en 2007 par le patron à Gaza de l’UNRWA, l’Irlandais John Ging, après l’offensive israélienne Summer Rain (Pluie d’été), qui avait fait plusieurs centaines de morts l’année précédente [2].
En plus des responsabilités traditionnellement dévolues à son agence - la gestion de 200 écoles, 20 dispensaires et 8 camps qui accueillent le million de réfugiés présents sur le territoire - ce bourreau de travail s’est mis en tête de créer des centres aérés purgés de toute référence politique, avec des ateliers foot, peinture ou baignade.
Objectif : panser les traumatismes de la jeunesse gazaouie et, par ricochet, l’éloigner du radicalisme religieux incarné par le Hamas. "La politique de sanctions contre Gaza nourrit l’extrémisme, explique-t-il. Nous devons reconnaître et traiter ce problème."
Aujourd’hui, 150 sites sont dispersés sur l’ensemble du territoire. A raison de quatre sessions de deux semaines, près de 250 000 enfants auront participé à leurs activités d’ici à la fin de l’été. Le matin pour les filles et l’après-midi pour les garçons. Car, cette année, contrairement aux précédentes, l’UNRWA a imposé une stricte séparation entre les sexes. "Nous ne sommes pas là pour défier les normes sociales", plaide Marwan al-Jamal, responsable d’un camp.
La décision, en fait, a été prise sous la pression du Hamas. Depuis l’instauration des jeux d’été, ses imams vitupéraient la "promiscuité" encouragée par l’agence des Nations unies. Pour la même raison, en 2007, des salafistes ont attaqué à la grenade un des camps pendant une visite de John Ging, causant la mort d’une personne et en blessant six autres. La direction du Hamas n’avait pas pris de position officielle. Mais le message diffusé dans les mosquées était limpide, forçant l’UNRWA à bannir toute mixité. Cette reculade n’a pas suffi.
Ahmed Youssef, conseiller du Premier ministre Hamas, Ismaïl Haniyeh, peut toujours clamer que "John Ging fait un superbe travail", il reste que le procès en hérésie se poursuit au sein de la nébuleuse islamiste. Il est instruit par Mustafa Sawaf, rédacteur en chef du quotidien Falastin, proche du Hamas. "L’UNRWA outrepasse son mandat, accuse-t-il. Elle veut donner à nos enfants une pseudo-éducation à la paix, qui ferait abstraction du fait que notre peuple est occupé, bombardé et torturé depuis soixante ans. C’est du lavage de cerveau."
A l’affront idéologique s’ajoute un sentiment de frustration politique. Car la mise au ban du gouvernement palestinien d’Ismaïl Haniyeh a fait de l’UNRWA l’interlocuteur obligé de tous les diplomates étrangers. "Elle reçoit des invités, des délégations... C’est devenu un Etat dans l’Etat", tempête Mustafa Sawaf.
Dans les locaux de l’agence, ces griefs sont bien connus. "C’est la rançon du succès, dit un cadre, sous couvert d’anonymat. On a un impact, une crédibilité et cela suscite des rancoeurs." Incapable de se substituer à l’UNRWA, le Hamas répugne à porter le conflit au grand jour.
Les escarmouches des derniers mois augurent cependant mal de l’avenir. D’autant que les islamistes se sont lancés dans une discrète, mais insistante, campagne de contrôle social : short et tee-shirt obligatoires pour les hommes à la plage, vérification des contrats de mariage des couples assis au restaurant, pressions pour généraliser le port du hidjab parmi les écolières... "A Gaza, conclut un bon connaisseur du dossier, le Hamas et les Nations unies sont sur une trajectoire qui mène à la collision."