L’histoire aura retenu une image officielle. Celle d’une poignée de mains, sur les pelouses de la Maison Blanche à Washington, entre Yasser Arafat, président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, sous le regard du président américain William Clinton. Le 13 septembre 2013, la « Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie des territoires palestiniens », négociée à Oslo (Norvège) puis parrainée par les Etats-Unis, ouvre la voie à une négociation entre représentants palestiniens et israéliens censée conduire à la paix entre les deux peuples et à la coexistence pacifique entre leurs Etats indépendants. Limitée à cinq ans au plus, la négociation, fondée sur le droit international, doit porter sur les modalités de sa mise en œuvre. Elle prévoit deux étapes, la première de trois ans au plus installant progressivement une autonomie palestinienne sur le territoire occupé depuis 1967, la seconde portant sur les dossiers centraux du conflit : les colonies israéliennes, le statut de Jérusalem appelée à devenir capitale des deux Etats, le territoire de l’Etat palestinien et ses frontières avec Israël, les droits des réfugiés, l’eau, la sécurité.
Vingt ans plus tard, l’occupation israélienne de la Palestine se pérennise, et se renforce d’une colonisation accélérée ; plusieurs centaines de kilomètres de murs annexent de facto à Israël une part substantielle de la Cisjordanie, de ses meilleures terres et de ses réserves d’eau ; un réseau de routes réservées aux colons crée entre les colonies et le territoire israélien continuum territorial ; des « blocs » de colonies séparent Jérusalem de son arrière-pays palestinien ; des dizaines de checkpoints militaires israéliens complètent l’arsenal de contrôle de la Cisjordanie et de sa population, d’enclavement des villes, villages et camps de réfugiés, et d’entrave à tout mouvement et à toute vie économique et sociale palestiniennes ; la bande de Gaza tente de survivre sous blocus terrestre, maritime et aérien, soumise aux bombardements réguliers ; les prisons israéliennes continuent de détenir plusieurs milliers de Palestiniens, parmi lesquels nombre d’élus et de militants de la résistance non-violente ; les réfugiés palestiniens n’ont toujours aucune perspective de reconnaissance ni de retour. Dans l’actuel territoire israélien lui-même, le Plan dit « Prawer » prévoit dans le Néguev (Naqab) le transfert forcé de près de 70 000 Bédouins et la destruction de 35 villages « non reconnus » par le gouvernement israélien.
Le 29 novembre 2012, c’est de l’Assemblée générale des Nations unies que l’OLP a obtenu l’adhésion de l’Etat de Palestine, mais seulement en tant qu’Etat observateur, non membre, Washington menaçant une nouvelle fois de son droit privilégié de veto au conseil de sécurité. 1993-2013. Vingt ans. L’âge d’une nouvelle génération. Que s’est-il passé pour transformer les espoirs annoncés en perpétuation d’une occupation meurtrière et impunie ?
Une négociation sans fin
1991. Avec la fin de la guerre froide, les discours officiels annoncent un « nouvel ordre mondial » fondé sur le droit. La guerre en sera le premier acte fondateur. A l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990 répond en effet en janvier 1991 la guerre contre Bagdad ; la coalition conduite par les Etats-Unis rallie la majorité des Etats arabes. Au nom du droit mais au prix de milliers de vies irakiennes, les alliances stratégiques régionales se remodèlent, sur fond de contrôle des politiques de l’Opep. L’embargo et l’occupation meurtrière de l’Irak contribuent à la substitution partielle de références confessionnelles aux réalités politiques. Si les Etats-Unis refusent tout « linkage » entre le conflit irako-koweitien et l’occupation de la Palestine par Israël, ils finissent pourtant par accepter le principe d’une négociation israélo-arabe. Débloquer le verrou que constitue la poursuite de l’occupation de la Palestine doit permettre d’ouvrir le marché du monde arabe dans l’ère de libres échanges mondialisés qui s’amorce. Quatre ans après la première Intifada palestinienne débute ainsi à Madrid en octobre 1991 la première négociation israélo-arabe. Intégrée à la délégation jordanienne, la délégation palestinienne exhibe son lien indéfectible à l’OLP dont la direction demeure exilée à Tunis. Mais elle n’aboutit pas. Négocié parallèlement et secrètement, l’accord d’Oslo fixera l’architecture de la négociation à venir : fondée sur les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’Onu (qui reposent sur l’inadmissibilité de l’occupation de territoires par la force) elle se poursuivra non sous l’égide de l’ONU mais sous parrainage américain et soviétique -puis russe. « Directe », et reportant à une deuxième phase les dossiers essentiels, elle s’amorce par la reconnaissance réciproque entre l’Etat d’Israël et l’OLP ; réciproque, mais dissymétrique.
Yitzhak Shamir prétendait faire durer sans fin la négociation. Avec son successeur Yitzhak Rabin, il faut attendre mai 1994 pour en voir la première application concrète avec l’accord dit « Gaza Jéricho d’abord », le retour de dirigeants de l’OLP dans le sillage du président Arafat et la mise en place d’institutions proto-étatiques palestiniennes, sur un territoire divisé en « zones » distinctes et sous contrôle. En juillet 2000, la négociation dite « finale », à Camp David, n’aboutit pas. Au droit international, les représentants israéliens substituent le concept d’« offre généreuse » : un projet de restitution partielle de territoires morcelés, ce que refuse le président palestinien. C’est le début de la campagne israélienne sur « l’absence de partenaire palestinien ». Alors que le nombre de colons a doublé depuis Oslo, la deuxième Intifada qui suit la « visite » d’Ariel Sharon sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem subit une répression massive et meurtrière qui contribue à sa militarisation. Les dirigeants israéliens rejettent les résultats encourageants d’une négociation poursuivie malgré tout à Taba. L’échec de la stratégie de négociation du Fatah (OLP) sans rapport de force adéquat fera aussi le lit de la résistance islamique (Hamas) qui se fourvoie un temps dans une politique d’attentats (lesquels ne sont d’ailleurs pas alors le fait que de cette organisation, mais aussi de diverses brigades armées de l’Intifada, inclues celles du Fatah).
« Achever ce qui ne l’a été en 1948 »
Pour Ariel Sharon, il s’agit d’« achever ce qui ne l’a été en 1948 » : l’annexion de l’essentiel du territoire palestinien. Sa stratégie passe par la délégitimation de l’OLP, la réoccupation des villes et villages lors de l’offensive « Remparts » du printemps 2002, le siège de la présidence (jusqu’au décès « inexpliqué » du président Arafat) et la destruction des institutions, l’évacuation unilatérale de Gaza pour mieux « geler toute négociation » dans « le formol » (formule de Dov Weisglass, le conseiller d’Ariel Sharon), le siège de la bande de Gaza…
Non contraignantes, les multiples condamnations internationales des violations par Israël du droit international offrent en fait à Tel-Aviv une totale impunité. La partie palestinienne subit des pressions politiques, diplomatiques et économiques (notamment après la victoire relative du Hamas aux législatives de 2006), mais Tel-Aviv jouit d’une aide militaire considérable des Etats-Unis et d’une coopération grandissante avec l’Union européenne et ses Etats membres. Comme autant de gages à la poursuite de sa politique.
Responsabilité internationale
En cet été 2013 Washington se félicite d’avoir imposé une reprise des négociations directes israélo-palestiniennes, immédiatement suivie des annonces de nouvelles constructions dans les colonies. Négociations directes, c’est-à-dire dans le seul tête-à-tête israélo-palestinien dont ces vingt dernières années ont montré qu’il soumettait le droit du peuple palestinien à l’autodétermination au bon vouloir de la puissance occupante. Or, de la tribune des Nations unies à celle du Congrès américain, les dirigeants israéliens rejettent tout Etat palestinien dans les frontières de 1967, tout démantèlement des « blocs » de colonies notamment dans et autour de Jérusalem et dans la vallée du Jourdain, tout partage de souveraineté politique de Jérusalem, toute reconnaissance de l’expulsion des Palestiniens devenus réfugiés et reconnaissance de leur droit au retour et à l’indemnisation…
La situation serait-elle durablement bloquée ? En fait, des tendances contradictoires se manifestent. D’un côté le refus israélien d’une solution politique, encouragé par l’impunité de ses dirigeants, dans la complicité des Etats-Unis et de l’Union européenne. De l’autre, les exigences d’Etats dits émergents, qui entaillent la domination unipolaire de Washington ; un bouleversement de la donne régionale, alors que les peuples arabes se soulèvent contre des régimes prédateurs et sanglants pour faire prévaloir la liberté et la justice (et alors que grandit l’influence de courants politiques islamiques) ; et un mouvement de solidarité international avec la Palestine autour de campagnes « Boycott, désinvestissement, sanction » (BDS) diversement déclinées, à côté de la résistance palestinienne et des mouvements anticolonialistes israéliens, certes minoritaires, mais néanmoins acteurs.
L’Europe a fait d’Israël, dans le cadre de sa politique de voisinage (PEV) depuis 2005, un quasi-Etat européen bénéficiant de privilèges dans tous les domaines : commercial, économique scientifique, technologique, stratégique… En 2013, elle a cependant décidé de rendre ses accords commerciaux conformes au droit international à partir de 2014, en en refusant le bénéfice aux produits des colonies, toutes illégales. Un premier pas. De même que le vote par la majorité des Etats membres de l’UE, voici près d’un an, en faveur de l’adhésion de la Palestine comme « Etat non membre » des Nations unies.
Rendre la paix possible suppose cependant la fin de l’impunité. Elle suppose d’imposer le droit international et sa mise en oeuvre. Pour l’UE, il s’agit de conditionner la mise en œuvre de la PEV au respect par Tel-Aviv de ses engagements internationaux et du droit international. Elle suppose aussi non pas seulement de se déclarer « disponible » pour aider « le moment venu » l’Etat palestinien indépendant comme le fait Paris, mais de contribuer à ce que ce moment n’attende pas encore une nouvelle génération.