L’avis de la CIJ qui a déclaré illégal le mur construit par le gouvernement israélien en Palestine ne représente pas seulement la reconnaissance d’une violation du droit. C’est aussi un test qui met à l’épreuve les états et leur volonté de respecter et de faire respecter par des actes politiques - et pas seulement avec des mots - des règles qui valent pour tous.
La Cour internationale de justice, par quatorze voix contre une le 9 juillet et l’Assemblée générale de l’ONU, par cent cinquante voix contre six le 21 juillet, ont condamné le Mur qu’Israël a construit et est en train de construire à l’intérieur des territoires palestiniens occupés. Ainsi la CIJ et l’ONU confirment que ce mur viole le droit international et les conventions de Genève.
Ce qui rend l’avis de la Cour - le premier rendu depuis l’existence pourtant longue du conflit israélo-palestinien - encore plus convaincant est le fait que la CIJ a réalisé un consensus quasi unanime, exceptionnel dans son histoire. A contrario, il faut reconnaître que si le verdict avait été différent, nous aurions dû prendre très tristement acte que les mécanismes internationaux capables de mettre une limite ne serait-ce que symbolique à la violence internationale n’existent plus. Toujours est-il que, faisant suite à la Campagne internationale contre le mur en constituant une sorte de débouché juridico-politique, ces deux condamnations de la part des deux institutions internationales (CIJ et Assemblée générale de l’ONU) constituent un saut qualitatif pour cette campagne elle-même. Elles créent les conditions d’un niveau supérieur de mobilisation pour interpeller l’opinion publique et les institutions politiques sur la gravité de la situation et sur la nature dangereuse de la culture de gouvernement qui règne en Israël.
Le retour éclatant du droit
On assiste donc à une sorte de retour spectaculaire du droit sur le devant de la scène internationale. Pour mieux en mesurer la portée, il faut se référer à l’autre guerre menée par les Etats-Unis et Israël, sur le front des droits, en particulier depuis le 11 septembre 2001.
" Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes ", avait déclaré George W. Bush neuf jours après le 11 septembre en inaugurant cette logique binaire qu’il va appliquer en politique extérieure avec la doctrine et la pratique de la guerre préventive et en politique intérieure avec le démantèlement d’une série de garanties des droits pour des catégories assez indéterminées de personnes mais de préférence de race non blanche et de provenance non occidentale, " suspectes " de connivence avec le terrorisme. L’une et l’autre conséquences, la guerre et la politique liberticide, s’articulent sur la rupture de la construction juridique du XXe siècle qui a lié ensemble, après la deuxième guerre mondiale, l’état de droit dans les démocraties constitutionnelles occidentales et l’ordre international fondé sur l’interdiction de la guerre (Charte de l’ONU).
Trois ans après le 11 septembre, les effets de cette rupture deviennent de plus en plus visibles et se font sentir de plus en plus durement, à commencer par l’Afghanistan, puis l’Irak (Abu Ghraib), mais aussi les Etats-Unis (la loi liberticide dite Patriot Act) sans oublier le " modèle " Guantanamo.
Cette dégradation multiforme du droit a successivement provoqué une préoccupation, ensuite une inquiétude et bientôt une forte opposition dans l’opinion mondiale, atteignant même le monde plutôt fermé des institutions judiciaires et des Etats, en particulier en Europe mais aussi aux Etats-Unis. Dans cette progressive prise de conscience, le mouvement anti-guerre a été le vecteur essentiel de l’opposition.
La manière dont Israël a décidé et construit son " Mur " a entraîné le même processus de refus, articulé sur le précédent. Il est apparu en effet de plus en plus clair aux yeux de l’opinion, touchée à des degrés divers par la campagne contre le Mur, que le droit international établit des obligations claires pour la puissance occupante concernant les intérêts de la population civile occupée et que ceux-ci ont été violés de manière flagrante avec la construction du mur. Par conséquent, c’est cette double mobilisation : anti-guerre et anti-mur, diffusant à une échelle de masse inédite une conscience publique plus rigoureuse axant la nouvelle culture de la paix sur la nécessité du droit, qui a permis la défaite, au moins sur le plan idéologique, de la doctrine de Bush et Sharon.
Mais pour l’avenir, la conséquence peut-être la plus importante de cette bataille juridique est sans doute l’affirmation de la différence entre l’approche européenne de la résolution de la question israélo-palestinienne sur la base du droit international et l’approche israélo-américaine fondée sur un diktat géopolitique, c’est-à-dire sur le droit de la force. Cet encouragement à s’appuyer sur le droit international et non sur la logique de force des Etats est porteur de gros espoirs. En effet, si l’hégémonie du droit devait se confirmer, elle préfigurerait un processus de négociation politique qui permettrait d’aller au-delà des accords d’Oslo. A ce moment-là en effet, la partie israélienne, qui était dans un rapport de forces très favorable après la guerre du Golfe, avait réussi à faire de l’exclusion du droit international une condition pour continuer les négociations avec les conséquences que l’on sait.
L’isolement des Etats-Unis : une défaite impériale
Des votes de la CIJ et de l’AG de l’ONU, on peut tirer deux conclusions concernant les Etats-Unis. D’un côté, l’unique superpuissance qui conditionne et oriente la politique internationale dans le monde s’est positionnée du côté israélien comme toujours : un fait qui démontre la centralité d’Israël dans la politique agressive et de domination menée par les néo-conservateurs américains. De l’autre, c’est l’isolement : en effet les Etats-Unis n’ont pas réussi à modifier pour les votes, sinon à la marge, l’opinion et l’attitude de l’ensemble de la communauté internationale. La prétention, avec la complicité de quelques gouvernements (comme les gouvernements italien ou hollandais), que cette résolution de condamnation fut de caractère non contraignant, indique une conception du droit international à de deux poids deux mesures : l’une qui est faite de bavardages et de déclarations certes importantes mais destinées à rester sans suite, l’autre de déclarations solennelles qui précèdent l’action de force sous la forme d’une guerre menée par les Etats-Unis. Dans les deux cas, il s’agit d’empêcher toute action spécifique et efficace des Nations unies.
Aujourd’hui, ce retour du droit c’est le retour des Nations unies. Mais en restera-t-on là quand on sait qu’Israël n’a jamais respecté les résolutions des Nations unies, y compris celle qui avait permis sa naissance, qui était conditionnée à celle d’un Etat palestinien ? Depuis, ce n’est que par l’utilisation de la force et la pratique des faits accomplis qu’Israël a pu expulser les Palestiniens, installer des colonies et construire le mur de la honte. Combien de temps ce processus va-t-il continuer dans la plus complète impunité ? Tel est l’enjeu posé par l’avis de la CIJ.
Ce verdict ne suffit pas
Les textes votés ont une valeur plus symbolique et politique -d’ailleurs forte - que pratique. Parce que le problème qui reste clairement posé est : comment faire en sorte que la communauté internationale parvienne finalement à contraindre Israël à entrer dans le cadre des lois qui régulent - bien ou mal - les rapports entre les Etats et dont jusqu’alors, il s’obstine à se mettre en-dehors ? En d’autres termes, la question est de savoir si la décision de la Cour sera suffisante pour mettre un frein réel à la violence de l’occupation et pour créer les conditions politiques d’un vrai dialogue qui conduise à des négociations de paix sans les diktats de l’occupant ou de ses maîtres américains.
Les Palestiniens ont certes réagi avec enthousiasme à l’avis de la Cour et au vote de l’ONU. Un enthousiasme peut-être excessif. Car le problème déjà posé en d’autres occasions est celui de donner des effets pratiques et concrets à des prises de position que la conscience collective du monde ressent comme justes et justifiées et pour lesquelles manquent la volonté politique et la détermination éthique de les imposer.
Si l’on exclut - heureusement - l’option militaire à l’afghane ou à l’irakienne, si l’on exclut - malheureusement - la force de protection internationale, sorte de force, de peace keeping de l’ONU, et si l’on exclut aussi les sanctions, que reste-t-il, face à l’arrogance d’Israël et au blocage imposé par l’allié automatique américain ? Car aujourd’hui, dans l’actuelle constellation internationale, l’avis de la Cour ne préfigure pas une secousse immédiate dans le conflit israélo-palestinien.
Dans l’immédiat, on peut donc exprimer un certain pessimisme. En même temps, comment ne pas partager l’espérance de Mustapha Barghouti lorsqu’il parle de très grande victoire ou d’un succès historique comme pour le vote en 1971 condamnant l’Afrique du sud pour l’occupation de la Namibie.
On peut raisonnablement espérer - et par conséquent tout faire pour - que le verdict de la Cour puisse mettre en mouvement des mécanismes capables de modifier les comportements des opinions publiques et des institutions politiques en Europe mais aussi en Israël et aux Etats-Unis.
Pour ce qui la concerne, l’Europe saura-t-elle démontrer sa capacité à résister aux pressions conjointes israélo-américaines ? Les récentes déclarations de Javier Solana et du porte-parole de la commission européenne, Jean-Christophe Filori, le laissent espérer. Mais la partie n’est pas gagnée, car elle ne se joue pas essentiellement dans les instances de pouvoir ou dans les disputes juridico-diplomatiques mais interpelle directement l’opinion publique et donc chacun de nous, citoyens d’Europe [1]
Mais une autre question reste posée, celle de l’éventuelle impossibilité de l’application du droit face à l’emploi de la force. Au nom de cette position, on a légitimé l’agression contre l’Irak et ridiculisé celui qui s’y opposait en invoquant le droit international pour en arriver ainsi à recycler la célèbre boutade de Staline qui demandait de combien le pape disposait de divisions pour lui résister... Quitte à découvrir, comme aujourd’hui, face à la multiplication exponentielle de la violence et du terrorisme, la rationalité instrumentale du droit comme outil de paix civile. Une telle démarche, si elle est développée avec cohérence, aboutit en fait à attribuer au droit le rôle de technique pour la solution des conflits car répondant aux intérêts de tous les peuples.
Une obligation
Aujourd’hui, après l’établissement du droit par la CIJ, les organisations internationales comme les Etats sont tenus de l’appliquer. Une telle obligation incombe spécialement aux organes de l’ONU, y compris au Conseil de sécurité. Elle vaut aussi pour l’Union européenne, en fonction de l’article 1§3 du Traité constitutionnel en vertu duquel l’UE s’engage à contribuer à " la rigoureuse observation et au développement du droit international ". Par conséquent se pose l’incontournable question des sanctions à adopter vis-à-vis d’Israël si le gouvernement de ce pays n’applique pas ce qui a été établi par la Cour. La première - et la plus importante - de ces sanctions est constituÈe par la suspension de l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël pour contraindre celui-ci à accepter et à appliquer la légalité internationale, pour la reprise des négociations et la fin de l’occupation. Ce qui signifie continuer et renforcer la mobilisation internationale contre le Mur telle qu’elle a été lancée et relancée par le Pengon [2], en particulier avec un nouveau moment fort prévu entre le 9 et le 16 novembre 2004.
Il faut rappeler aussi que, de manière apparemment paradoxale, au cours des derniers mois, le Mur a été l’occasion de faire repartir le dialogue entre Palestiniens et Israéliens. Un certain nombre d’Israéliens proches des villages palestiniens de l’autre côté de la Ligne verte ont compris que le Mur empêcherait les bons rapports existant dans le passé et qu’il servirait seulement à exacerber la haine et la peur. Alors ils se sont organisés et ont conduit ensemble des actions de protestation efficaces contre le Mur, allant jusqu’à la Cour suprême d’Israël.
Des personnalités israéliennes du monde culturel et politique jusque là très réticentes viennent de donner un point de vue positif sur la décision de La Haye. David Grossman a qualifié la décision de la Cour internationale de justice de " dure mais juste " et l’un des principaux dirigeants du parti travailliste, Haïm Ramon, a dit que la modification du tracé, y compris à la lumière de l’avis de La Haye, ferait partie des questions posées à Sharon.
L’enjeu immédiat est donc la possibilité de manifestations de masse contre le Mur en Palestine auxquelles pourraient se joindre de plus en plus d’Israéliens. Tel est le programme que se donnent les Palestiniens de la société civile comme Mustapha Barghouti ou de l’Autorité comme Qadoura Farès, ministre d’Etat délégué aux problèmes posés par le Mur. C’est aussi notre programme en France et en Europe.
Bernard Ravenel