Le Sénat des États-Unis va-t-il adopter une loi obligeant tout candidat à la citoyenneté à jurer allégeance aux “États-Unis d’Amérique, la nation de …” De qui ? “Du peuple américain” ? “Du peuple anglo-saxon” ? “Du peuple chrétien” ? C’est une idée absurde.
Mais la Knesset s’apprête à promulguer une loi qui exige de tout non-juif qui aspire à la citoyenneté israélienne de jurer allégeance à “L’État d’Israël, l’État-nation du peuple juif”. Il semble que nos faiseurs de lois à la vue courte n’y voient rien de contestable.
Et voilà que plane déjà dans l’air une loi exigeant que tous les citoyens israéliens, ou peut-être simplement ceux qui ne sont pas juifs, jurent allégeance à cet État-nation du peuple juif, ou sinon…
Benjamin Nétanyahou a proposé de prolonger le gel de la colonisation de deux ou trois mois – si les dirigeants palestiniens reconnaissent l’État d’Israël comme l’État-nation etc. etc.
Et l’on peut très bien demander : quelle est la source de cette obsession, cette exigence envers des étrangers et des non-étrangers, proches ou éloignés, qu’ils déclarent qu’Israël est “L’État-nation du peuple juif” ?
L’État d’Israël existe déjà depuis 62 ans et demi. Il constitue un puissance militaire régionale, un État disposant de moyens nucléaires, avec une économie qui suscite l’envie d’un monde plongé dans la crise ; il a une vie culturelle, scientifique et sociale dynamique. Alors, pourquoi ce besoin obsessionnel de la confirmation de son existence et de sa définition idéologique ?
Pourquoi ces fanfares à l’annonce de tout artiste de second plan qui consent à se produire en Israël ?
Qu’avons-nous ici ? Quelle est la raison de cet énorme manque de confiance en soi ? De ce besoin obsessionnel de confirmation et de respect de la part du monde entier ? Un trouble mental collectif ? Un sujet d’étude pour des psychologues politiques, ou peut-être pour des psychiatres politiques ?
JE NE PEUX PAS m’empêcher de comparer ce besoin pathétique à notre état d’esprit lorsque j’étais jeune.
Au milieu des années 40, le Yishuv hébreu (la communauté) était fort de 600.000 personnes. Mais notre confiance en nous était à la mesure d’une nation de 60 millions.
Nous n’avions pas d’État. Nous nous battions encore contre la domination étrangère. Mais des groupes idéologiques en grand nombre concevaient des projets grandioses. Les “Canaanites” parlaient du “pays hébreu” de la Méditerranée à L’Euphrate. Des groupes à droite plaidaient pour le “Royaume d’Israël” du Nil à l’Euphrate. Le groupe “Bema’avak” (“En lutte”) auquel j’appartenais parlait d’une “région sémite” qui comprendrait la Palestine, tous les pays arabes et peut-être aussi la Turquie, l’Iran et l’Éthiopie. Un expert local en hydraulique émit un projet de répartition rationnelle des eaux de toutes les rivières de la région – le Tigre et l’Euphrate, l’Oronte et le Litani, le Jourdain et peut-être aussi le Nil – au profit de tous les peuples de la région. Personne ne considérait que ces projets relevaient de la mégalomanie.
Et voici où nous en sommes, 12 fois plus grands. Nous avons un État que la plupart des peuples du monde ne peuvent qu’envier. Et nous sommes en train de mendier une reconnaissance. Nous exigeons que le peuple palestinien, qui n’a pas encore d’État, reconnaisse notre auto-définition. Qu’une fiancée de Ramallah qui souhaite épouser son cousin de Haifa, reconnaisse “L’État-nation du peuple juif”. N’est-ce pas ridicule ?
ALORS, diront des cyniques, pourquoi prenez-vous vraiment cela au sérieux ? Après tout il ne s’agit que d’une manœuvre de plus de Benjamin Nétanyahou et/ou d’Avigdor Lieberman pour leur profit personnel.
Cela est vrai, évidemment.
Nétanyahou a recours à cette manœuvre pour saboter les négociations de paix qui n’ont pas encore commencé. Il veut empêcher une négociation qui pourrait, Dieu l’en garde, conduire à la paix – une paix qui nous obligerait à évacuer les colonies et à rendre la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem Est aux Palestiniens.
Les négociations de paix sont l’ennemi. Il vaut mieux tuer un ennemi pendant qu’il est encore petit, et même de préférence avant qu’il ne voie la lumière du jour. L’exigence de reconnaître l’État de Bla-Bla-Bla est un instrument d’avortement.
Si Nétanyahou pensait que cet objectif pourrait être atteint en exigeant que les Palestiniens reconnaissent Israël comme État végétarien, il le proposerait.
Alors pourquoi s’en occuper sérieusement et en discuter ?
Avigdor Lieberman s’adresse à ses électeurs potentiels, avec à leur tête 1.250.000 immigrants de l’Union Soviétique qui n’ont pas encore vraiment pris racine dans ce pays. Ils ont été élevés dans le culte totalitaire du pouvoir, la terreur interne et l’arrogance de superpuissance de leur ancienne patrie, avant qu’elle ne s’effondre. Les idées politiques de Lieberman – un serment idéologique d’allégeance, le transfert de populations et de territoires, ainsi que dans l’avenir des goulags pour les ennemis du régime – sont empruntées à l’univers mental de Staline.
Pour Lieberman, tout ce discours sur le serment d’allégeance au Soviet Juif n’est rien d’autre qu’un moyen de conquérir le leadership de la droite israélienne et, à partir de là, le pouvoir sur tout Israël. Pour cela il est prêt à déclarer la guerre à 20% des citoyens d’Israël – un Israélien sur cinq – une chose sans précédent dans un pays démocratique.
C’est évident. Alors pourquoi y attacher de l’importance ?
Pour une raison simple : tant Nétanyahou que Lieberman sont persuadés que cette exigence va faire croître leur popularité à pas de géant. Comment cela ?
Il me faudrait refuser cela pour éviter de mentir.
Est-ce que cette opinion publique est en proie à une profonde anxiété ? Lui faut-il sa dose quotidienne de tranquillisants sous la forme de la reconnaissance de son État, l’État du Bla-Bla-Bla ?
SI ON ME demandait de jurer allégeance à “L’État-Nation du Peuple Juif”, je refuserais respectueusement. Peut-être que d’ici là une loi sera en vigueur qui retirera la citoyenneté des Israéliens qui refusent cette injonction, et je serais rétrogradé au statut de résident permanent dépourvu de droits civils.
Tout d’abord, je ne sais pas ce qu’est le “peuple juif” auquel l’État d’Israël est supposé appartenir. Qui en fait partie ? Un Juif de Brooklyn, un citoyen de l’État-nation du peuple américain qui a servi dans les Marines et qui vote pour le président américain ? Richard Goldstone qui est dénoncé par les dirigeants d’Israël comme un menteur et un traître qui se déteste lui-même ? Bernard Kouchner, le ministre fançais des Affaires étrangères, à qui Lieberman a dit cette semaine de résoudre le problème de la burka en France au lieu de fourrer son nez (juif) dans nos affaires ?
Et comment la possession d’Israël par ces Juifs s’exprime-t-elle ? Auront-ils le droit de voter pour notre gouvernement (une fois qu’un million et demi de citoyens arabes auront été privés de ce droit) ? Vont-ils déterminer la politique de notre gouvernement – en rejoignant les milliardaires juifs, les propriétaires de casinos et de bordels, qui sont les propriétaires de nos journaux et de nos chaînes de télévision et qui achètent nos hommes politiques en gros ou au détail ?
Aucune loi israélienne n’a défini ce qu’est le “peuple juif”. Une communauté religieuse ? Un groupe ethnique ? Une race ? Tous ceux-là réunis ? Comprend-il tous ceux qui professent la religion juive ? Toute personne dont la mère est juive ? Comprend-il un non-juif marié à quelqu’un dont l’un des grands-parents est juif, qui bénéficie automatiquement aujourd’hui du droit de venir en Israël et d’en devenir citoyen ? Si 100.000 Arabes venaient à se convertir demain au judaïsme, l’État leur appartiendrait-il aussi ?
Et que dire de la confusion entre “nation” et “peuple” ? L’État-nation est-il la propriété de la “nation” ou du “peuple” ? Selon quelle définition scientifique ou juridique ? “L’État-nation” allemand appartient-il au “peuple” allemand – qui, selon certains, comprend aussi les Autrichiens et les Suisses germanophones ?
Nous avons ici un nœud de concepts, de termes et de confusions sémantiques, un nœud qu’il est impossible de démêler.
L’ANCIEN ministre de la justice, feu Yaakov Shimshon Shapira, un Sioniste dans l’âme, me dit une fois que, en qualité de conseiller juridique du gouvernement, il avait conseillé à David Ben-Gourion de ne pas promulguer la Loi du Retour – parce qu’il n’obtiendrait jamais de réponse à la question “qui est Juif”. Il est encore plus difficile de répondre à la question “qu’est-ce qu’un État juif”.
Et en effet, quelle en est la signification ? Un État dans lequel les Juifs sont en majorité – quelque chose qui peut très bien changer avec le temps ? Un État dont la langue officielle est l’hébreu et dont les congés officiels sont juifs ? Un État qui appartient aux Juifs du monde entier ? Un État dont tous les citoyens sont juifs et exclusivement juifs ? Un État de déportation et de nettoyage ethnique ? Et comment les mots “juif” et “démocratique” s’accordent-ils ?
À cause de toutes ces questions, Israël n’a pas de constitution. À défaut d’une telle charte, toute la confusion se retrouvera dans le giron de la Cour Suprême (après que le juge arabe en aura été éliminé, bien sûr)
CETTE SEMAINE j’ai participé à une manifestation d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels sur le boulevard Rothschild de Tel Aviv, devant l’immeuble où Ben-Gourion a proclamé le 14 mai 1948 la fondation d’un “État juif en Eretz Israël – sous le nom d’État d’Israël”.
Pourquoi “un État Juif” ? Pour Ben-Gourion il ne s’agissait pas d’une définition idéologique. Il citait simplement la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, qui divisait le pays entre un “État arabe”et un “État juif”. Les auteurs de la résolution n’avaient aucune dimension idéologique à l’esprit. Ils prenaient simplement en considération le fait qu’il y avait deux populations rivales dans le pays – les Juifs et les Arabes – et ils décidèrent de façon pragmatique de répartir le pays entre elles.
La manifestation atteignit son apogée lorsque la reine de la scène israélienne, Hanna Meron, qui avait perdu une jambe en 1970 lors d’une attaque préparée par Issam Sartawi ( avant qu’il ne devint un militant de la paix et l’un de mes amis proches), lut la déclaration d’indépendance d’Israël. Elle nous rappela que la déclaration comportait l’engagement que l’État d’Israël “favoriserait le développement du pays au profit de tous ses habitants ; qu’il serait fondé sur la liberté, la justice et la paix telle qu’envisagée par les prophètes d’Israël ; qu’il assurerait une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses habitants, sans distinction de religion, de race ou de sexe ; qu’il garantirait la liberté de religion, de conscience, de langue, d’éducation et de culture ; et qu’il serait fidèle aux principes de la Charte des Nations unies.”
Ce fut vraiment une bien triste manifestation.