A l’occasion de la fête de Souccot, en Israël, l’Agence Juive a offert l’entrée gratuite dans les jardins et les parcs nationaux. Quelques jours plus tard, l’Agence Juive a organisé, pour la première fois de son histoire, une opération comparable pour les citoyens arabes. L’opération a été menée pour les festivités de l’Aïd El Fitr, deux semaines avant que le nouveau Ministre aux Affaires stratégiques ne déclare sa volonté de faire des Arabes d’Israël des citoyens d’un Etat palestinien.
Dans les annonces publiées dans la presse en langue arabe, le mot « guerre » n’était pas prononcé. « L’Agence était à vos côtés dans les moments difficiles », était-il écrit, « Maintenant, en cette période de fêtes, l’Agence vous souhaite une joyeuse fête ».
Au sein de l’Agence, on explique que cela fait partie d’une politique déclarée de ne pas faire de discrimination entre citoyens juifs et non juifs. Le premier à s’être exprimé à ce propos a été le président de l’Agence, Ze’ev Bielski, dans une interview accordée à Haaretz, il y a un an et demi, à l’occasion de son entrée en fonction. « Je n’ai pas vu que dans son titre complet d’Agence Juive pour la Terre d’Israël, il était écrit qu’elle n’offrait assistance qu’à des Juifs », disait-il alors.
Au moment de la seconde guerre au Liban, l’Agence a investi une soixantaine de millions de dollars dans des projets en faveur des habitants du nord. Il est vrai que, selon les propres chiffres de l’Agence, seuls 8% de ce montant ont été investis au profit des habitants non juifs. Difficile de prétendre qu’un tel partage des ressources soit équitable, mais il ne fait néanmoins pas de doute qu’il s’agit d’un changement ayant des répercussions à long terme, en comparaison avec les prédécesseurs de Bielski à son poste, qui n’ont rien investi pour les habitants non juifs, et aussi qu’il s’agit d’une véritable révolution par rapport au rôle rempli par l’Agence dans la « judaïsation de la Galilée », au cours des années 50 et 60.
Le président de l’Agence considère ces investissements comme le début d’un chemin. D’après lui, les habitants non juifs du nord continueront à bénéficier de projets dans des domaines comme le parascolaire, le soutien aux étudiants et aux petites entreprises. L’Agence investira aussi dans la construction de centres culturels dans une dizaine de localités non juives - druzes, chrétiennes et musulmanes.
Une étiquette pernicieuse
Cette nouvelle politique a reçu, comme attendu, les compliments de nombreuses organisations qui promeuvent l’égalité entre Juifs et Arabes, mais elle a aussi réussi à en irriter plus d’un. Au sein du Likoud, de la Fédération Sioniste, de la droite juive aux Etats-Unis et même parmi les Arabes d’Israël, il en est qui considèrent que l’Agence doit continuer à ne se préoccuper que des Juifs.
Par exemple, Amir Makhoul, directeur d’Ittijah, une organisation rassemblant diverses asbl arabes, ne voit dans tout cela que politique. Amir Makhoul ne reconnaît pas de légitimité à Israël comme Etat juif et s’oppose, par principe, à l’idée de recevoir quelque soutien que ce soit de l’Agence Juive. « C’est là une question qui doit constituer, selon nous, une ligne rouge. L’Agence n’existe pas pour s’occuper de la population arabe. Elle œuvre en faveur du peuple juif et d’un Etat juif. Des Arabes qui prennent de l’argent de l’Agence, acceptent par là son hypothèse de travail qui est qu’Israël existe pour les Juifs ». C’est avec élégance que Shawki Khatib, président du Comité Supérieur Arabe de Surveillance, et personnalité centrale parmi les chefs des conseils arabes locaux, a éludé la question posée par Haaretz sur sa position à l’égard de la collaboration avec l’Agence Juive. Un responsable au sein d’une organisation en faveur de l’égalité entre Juifs et Arabes a déclaré à Haaretz que « pour beaucoup d’Arabes, il y a un problème énorme à prendre de l’argent de l’Agence, principalement à cause de son activité de judaïsation de la Galilée, dans les années 50 et 60. Ils préfèrent que cela vienne du gouvernement ».
Cette activité au sein du secteur non juif suscite des échos outre-atlantique. La quasi-totalité du financement des actions de l’Agence dans le nord provient de l’UJC, l’Union des Communautés Juives d’Amérique du Nord [United Jewish Communities of North America], dans le cadre d’une campagne de collecte de fonds faite dans l’urgence suite à la guerre et qui a mobilisé plus de 300 millions de dollars. Au cours des discussions de l’assemblée générale des communautés juives américaines qui se tiendra la semaine prochaine à Los Angeles, cette campagne de collecte de fonds et ses résultats seront au centre des débats, et l’activité dans le secteur non juif est déjà devenue une question qui focalise un intérêt exceptionnel parmi les délégués.
Le directeur général de l’Agence, Moshe Vigdor, dit que « dans la plupart des communautés, on comprend aujourd’hui que s’occuper des minorités assure la force d’Israël comme Etat démocratique ». Le directeur général du Joint-Israel [JDC-Israel], Arnon Mantver, se montre plus circonspect : « Il y a assurément un changement assez spectaculaire, mais il est trop tôt pour dire que la question fait maintenant l’objet d’un consensus. Je ne sais pas si tout le monde (aux Etats-Unis) l’acceptera ».
Le 5 octobre, des centaines de donateurs de l’UJC ont reçu un courriel ayant pour titre : « Un tiers de l’argent mobilisé par l’UJC est destiné à des Arabes qui haïssent Israël ». L’auteur du message était Helen Freedman, ancienne directrice générale de l’organisation « Americans for a Safe Israel », considérée comme un indicateur de la droite au sein de la communauté juive des Etats-Unis. « Avez-vous réalisé qu’une part énorme de vos dons iront à des Arabes qui soutiennent le Hezbollah ? », demandait Helen Freedman.
Le président du Likoud mondial à la Fédération sioniste, Danny Danon [qui a été président du Bétar Mondial... - NdT] est de ceux qui ont soutenu l’initiative d’Helen Freedman. Il dit n’être pas opposé à l’octroi d’une aide unique à des non-juifs, mais dès lors que cela devient une orientation, un problème surgit : « Le Juif de Miami qui donne de l’argent aujourd’hui dans le cadre de la campagne de collecte de fonds pour Israël lancée par l’UJC, aurait préféré donner ses mille dollars à une université ou un hôpital s’il avait su que 30% de l’argent irait à des Arabes ».
John Ruskay, directeur général de la Fédération Juive de New York, ne comprend pas ce que raconte Danny Danon. Beaucoup parmi les donateurs n’ont en réalité pas encore intégré à quel point était élevée la proportion de non-juifs qu’il y a parmi les bénéficiaires des services offerts par les universités et les hôpitaux israéliens, dit-il, mais « tout don accordé à une institution publique est en fait un don fait à l’ensemble des citoyens d’Israël, et la majorité des institutions publiques sont fières d’offrir leurs services aux non-juifs également ».
Au niveau du soutien qu’elle a mobilisé, Helen Freedman n’a pas dépassé les marges de la droite du milieu juif américain. Quelques personnalités du courant principal, dont Stephen Savitsky, président de l’Union des communautés orthodoxes, ont d’abord exprimé leur étonnement devant l’attitude de l’UJC mais ont changé d’avis après avoir obtenu des explications. Les principaux journaux juifs également, à commencer par le « Jewish Week », ont choisi d’adopter une position de soutien à l’aide à des non-juifs. John Ruskay tient cette campagne pour un « moment de pédagogie » qui a obligé de nombreux Juifs à se confronter à la signification de l’Etat d’Israël comme Etat démocratique et juif tout à la fois.
Mais en un sens, Helen Freedman est parvenue à obtenir ce qu’elle voulait : l’étiquette pernicieuse de « changement controversé » a été appliquée à la question de l’assistance aux citoyens non juifs d’Israël. A l’UJC, on évite comme la peste les sujets qui suscitent la controverse, de crainte que cela n’affecte l’ampleur de la mobilisation annuelle de fonds. Le directeur général de l’UJC en Israël et vice-président de l’organisation, Nahman Shaï, confirmait à Haaretz, la semaine dernière, que la question « suscitait des réserves chez des donateurs ».
Il y a aussi des Arabes ici
Les Juifs américains qui donnent de l’argent pour Israël sont passés par un processus saisissant de découverte de ces 24% de citoyens israéliens qui ne sont pas juifs. Le Joint-Israel, dont l’essentiel de l’activité est financé par l’UJC, fournit depuis les années 80 une assistance humanitaire aux personnes âgées et handicapées sans distinction ethnique ou religieuse. Mais en dehors de cette activité, l’aide au secteur non juif est perçu comme la lubie de quelques-uns. L’un d’eux était le millionnaire Alan Slifka qui a fondé, il y a 17 ans, le Fonds Abraham. L’actuel directeur général du Fonds, Amnon Be’eri, dit que, jusqu’il y a peu d’années, aucun organisateur de délégations de donateurs américains n’aurait envisagé d’organiser la rencontre de ses hôtes avec des Israéliens non juifs. « Les Bédouins, les Druzes et les Arabes musulmans étaient transparents au regard des donateurs. Tout simplement inexistants. »
Le tournant s’est produit lors des émeutes d’octobre 2001. Les événements violents, et plus encore les conclusions de la Commission Or, ont pour la première fois révélé aux dirigeants des grandes fédérations juives aux Etats-Unis le problème de la discrimination des Arabes israéliens. L’un des organismes qui a sensiblement renforcé son implication, a été la fédération juive de New York. John Ruskay explique qu’à partir du moment où la Commission Or et d’autres instances ont mesuré l’ampleur du problème et le risque qu’il représentait pour l’Etat d’Israël, une part sans cesse croissante des Juifs new-yorkais en ont pris conscience. Selon lui, « ceux qui en ont le plus conscience sont ceux qui se sentent le plus obligés à l’égard d’Israël et qui comprennent parfaitement la complexité des défis auxquels il est confronté ».
John Ruskay insiste néanmoins sur le fait que les Juifs des Etats-Unis ne sont pas prêts à partager avec le gouvernement israélien la responsabilité à l’égard des Arabes d’Israël. Mais d’un autre côté, il croit que ce qui est considéré comme un intérêt existentiel pour Israël constitue aussi un intérêt pour les Juifs des Etats-Unis. « S’il y a une leçon que nous avons apprise, ces dernières années, c’est que nous partageons non seulement une histoire commune, mais aussi un destin commun et que notre avenir dépend de l’avenir d’Israël et inversement ».