En raison de la guerre en Ukraine, le Comité International Olympique (CIO) et le Comité international paralympique (IPC) ont décidé que les sportifs russes et bélarusses seront soumis à un traitement particulier lors des prochains JO qui se dérouleront à Paris cet été. Ils ne seront pas totalement exclus des Jeux, comme cela avait été un temps envisagé, mais ils devront concourir sous bannière neutre, c’est-à-dire sans représenter leur pays dont l’hymne ne sera pas joué en cas de victoire.
Ils devront en outre se révéler innocents de tout soutien actif à l’invasion russe en Ukraine et ne pas être « sous contrat » avec l’armée ou les agences de sécurité russes. Par ailleurs ils ne pourront concourir que dans les épreuves individuelles, ce qui signifie qu’il n’y aura pas à Paris d’équipes composées de sportifs russes ou bélarusses. Enfin, ces derniers seront absents des épreuves d’athlétisme, même individuelles, puisque la Fédération internationale d’athlétisme s’oppose à leur présence.
Sanctionner un sportif en raison de la politique menée par le gouvernement du pays dont il est citoyen n’est pas un principe satisfaisant, surtout si le pays en question se rapproche davantage d’une dictature que d’une démocratie. Pourquoi un individu qui n’a pas de responsabilité politique particulière, qui est peut-être en désaccord avec les actes de son gouvernement, qui peut également en être victime, devrait-il être puni en raison de sa citoyenneté, et souffrir ainsi de l’anéantissement - en partie au moins - du travail et du rêve d’une vie, à savoir l’entraînement quotidien et les objectifs qui y sont liés ?
À l’occasion d’une compétition internationale où chaque participant, qu’il le veuille ou non, représente plus que lui-même, il n’est toutefois pas illogique de s’interroger sur les modalités d’expression du cocktail que composent sport, politique et diplomatie. Un tel questionnement s’impose particulièrement lorsque l’événement sportif, les JO en l’occurrence, revendique comme valeurs fondatrices « l’excellence, le respect et l’amitié », et se prévaut d’une charte qui stipule que son but « est de mettre le sport au service du développement harmonieux de l’humanité en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine ».
Les compétiteurs présents aux Jeux Olympiques ne sauraient dès lors être réduits à des corps performants. Ils incarnent également des consciences revendicatrices d’une morale dont la validité ne s’arrête pas aux limites d’un stade.
Or, à moins que le sportif choisisse de faire entendre sa voix singulière par un moyen particulier, ce qui est déjà arrivé, son expression est en grande partie réduite au drapeau sous lequel il se présente. Et son résultat, s’il est brillant, rejaillit sur le pays dont il porte les couleurs. Dès lors, si ce pays mène sur son territoire ou ailleurs des actions violentes, meurtrières, anti-démocratiques, illégales, ses représentants aux JO se retrouvent de fait associés à ces actions. Ici réside l’indépassable ambiguïté.
Depuis un siècle, les Jeux Olympiques ont donc toujours servi de caisse de résonance à la géopolitique mondiale. En 1980, les États-Unis, suivis par des dizaines d’autres pays, ont boycotté les Jeux Olympiques de Moscou pour protester contre l’invasion soviétique en Afghanistan. Quatre ans plus tard, en représailles, l’URSS et ses alliés ont boycotté à leur tour les JO qui se tenaient cette fois à Los Angeles. Mais dans l’histoire des JO, des pays ont également été déclarés indésirables par les organisateurs en raison des violations des valeurs olympiques : pour la punir de son rôle dans la première guerre mondiale, l’Allemagne n’a pas été autorisée à participer aux Jeux de 1920 et de 1924. Elle a de nouveau été privée de Jeux en 1948, tout comme le Japon, pour sa responsabilité dans la Seconde guerre mondiale. L’Afrique du Sud a quant à elle été exclue des Jeux Olympiques pendant 30 ans, entre 1962 et 1992, en réaction à sa politique d’apartheid.
Il nous faut regarder cet exemple avec attention, au moment où la politique d’apartheid d’un autre pays se révèle peu à peu aux yeux d’un monde qui refusait jusque-là d’y prêter sérieusement attention : le régime d’oppression et de domination qu’impose Israël aux Palestiniens depuis des décennies. On pourrait s’étonner que, contrairement au cas sud-africain, l’apartheid mené par Israël ne suscite pour l’instant aucune réaction du CIO. Cela s’explique par le soutien indéfectible que de puissantes diplomaties, à commencer par les États-Unis, expriment à l’égard d’Israël, quels que soient ses agissements.
Mais si le Comité International Olympique se refuse pour l’instant à sanctionner Israël pour sa politique de colonisation, d’occupation et de violation des droits des Palestiniens, il ne peut en revanche ignorer les massacres perpétrés quotidiennement par l’armée israélienne à Gaza depuis le mois d’octobre dernier. Il ne peut les ignorer puisqu’il a choisi de sanctionner deux autres pays pour des faits de guerre similaires, à la différence que le nombre de morts civils palestiniens est largement supérieur au nombre de morts civils ukrainiens.
En Ukraine, un bilan de l’ONU publié en novembre faisait état de plus de 10 000 civils tués, parmi lesquels 560 enfants, en un peu moins de deux ans de conflit. En comparaison, à Gaza, après trois mois « seulement » de bombardements et d’intervention terrestre, le nombre de morts et disparus palestiniens est estimé à 30 000, essentiellement des civils parmi lesquels une majorité d’enfants et de femmes, tandis que 60 000 blessés sont dénombrés.
À Gaza, après trois mois d’offensive, le doute n’est plus permis : les civils touchés ne sont pas les « dommages collatéraux » d’une action défensive de la part d’un pays attaqué. La campagne menée par l’armée israélienne, sous les ordres d’un gouvernement extrémiste opposé à la solution de paix à deux États, est une entreprise de terreur et d’effacement de population, attestée par des déclarations de membres du gouvernement et de militaires israéliens qui encouragent au nettoyage ethnique.
L’Afrique du Sud, soutenue par plusieurs pays, accuse Israël de génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ). Un génocide qui se déroule en direct sur les réseaux sociaux, contrairement aux génocides récents du Rwanda et de Srebrenica, ce qui nous empêche de feindre l’ignorance.
Les images qui nous parviennent chaque jour malgré l’interdiction de la presse étrangère à Gaza (et les meurtres en série de journalistes palestiniens) devraient indigner toute personne dotée d’un cœur branché sur le 21ème siècle et ses standards moraux : des poupées humaines alignées sur le sol, bouche ouverte, regard vide, enveloppées dans un linge blanc, une étiquette pour les différencier ; d’autres poupées inertes, habits déchirés couverts de poussière, visage noirci, des plaies d’où s’échappe la vie – l’instant d’avant elles dormaient ou jouaient ; des survivants hébétés, quelques années à peine également, ils pleurent sur un brancard, abîmés par des tonnes de pierre dont ils ont été miraculeusement extirpés ; l’amputation à vif pour certains, qui n’auront plus de jambes, ou de bras ; la sidération sur des visages ensanglantés trop jeunes pour être soudain privés de mère, de père, de frères et de sœurs ; des ruines où des hommes cherchent, désespérés, des survivants improbables ; un père qui dévale ces ruines en pleurant sur un petit corps dans son pyjama sali, les cheveux ébouriffés d’une nuit désormais permanente….
Ces images d’une population martyrisée sans la moindre pitié sont celles de l’horreur quotidiennement renouvelée que subissent des humains écrasés comme des insectes gênants qui, lorsqu’ils échappent aux bombes et aux balles, sont condamnés à survivre dans le dénuement le plus total.
En trois mois, près de deux millions de personnes ont été déplacées, soit la quasi-totalité de la population aujourd’hui prisonnière de la bande de Gaza, territoire dont toutes les structures de logement, de soin, d’éducation, d’assainissement, sont systématiquement et progressivement rasées.
Ces enfants, ces femmes, ces vieillards, ces hommes dont la plupart n’ont aucun rôle militaire, sont privés d’aide humanitaire, endurent le froid, l’absence d’eau, d’électricité, de médicaments, de nourriture - selon l’Unicef, 90% des moins de 2 ans n’ont pas suffisamment à manger.
Paris peut-elle accueillir cet été des sportifs qui porteront le drapeau du pays qui se livre en ce moment-même à ces crimes sidérants ?
La réponse est non, et la France doit l’affirmer en demandant pour les sportifs israéliens le même traitement que celui réservé aux sportifs russes et biélorusses.
L’opération militaire engagée par Israël en réponse aux actes terroristes du Hamas perpétrés le 7 octobre est la plus atroce de ce siècle, par sa nature et par son ampleur. En sanctionnant Israël au même titre que la Russie et la Biélorussie, le Comité International Olympique ferait preuve d’équité, de fidélité à ses principes et, surtout, de cohérence. Par ailleurs, il favoriserait la possibilité d’un cessez-le-feu que les diplomaties occidentales devraient aujourd’hui essayer d’obtenir par tous les moyens, au nom des valeurs civilisationnelles dont elles continuent à se revendiquer, en convaincant de moins en moins.