Jamais Israël n’avait connu, depuis le grand mouvement social de 2011, de manifestations aussi puissantes : jusqu’à 300 000 personnes en une journée – soit l’équivalent de 2 millions en France. C’est que l’enjeu est capital : Benyamin Netanyahou et ses alliés ultraorthodoxes comme suprémacistes tentent un véritable coup d’État. La Cour suprême, qu’ils veulent marginaliser, joue un triple rôle : Conseil constitutionnel, Conseil d’État et Cour de cassation. Et ce dans un pays qui n’a pas de Constitution. Elle constitue donc le dernier garde-fou de ce qui reste de démocratie. Sans elle, Israël est à la merci de n’importe quelle majorité – en l’occurrence annexionniste, raciste et homophobe.
Dans ce mouvement antifasciste, la question de Palestine n’est pas absente : mes confrères israéliens, y compris ceux de Haaretz, témoignent de la place qu’y occupent les pacifistes, sous le mot d’ordre « Pas de démocratie avec l’occupation ! », ou encore « Où étiez-vous à Huwara ? », mot d’ordre adressé aux forces de police de plus en plus violentes avec les manifestants. Si le « pogrom » contre ce village a marqué les esprits, le sort des Palestiniens n’occupe pas pour autant une place centrale. À vrai dire, le contraire serait étonnant dans un pays qui vient d’élire un Parlement où les gauches, juive et arabe, totalisent… 10 députés sur 120 ! Il est vrai aussi que la Cour suprême a le plus souvent tranché en défaveur des Palestiniens, même s’il lui est arrivé de leur donner raison – comme le rappelle Sylvain Cypel [1].
Quoi qu’il en soit, les Palestiniens seront d’évidence les premières victimes de la « réforme judiciaire » que tente d’imposer le nouveau gouvernement de Netanyahou et de ses alliés. Majoritaire au sein d’une Knesset qui aurait le dernier mot contre la Cour suprême, il mettra à l’ordre du jour l’annexion de la Cisjordanie, voire une nouvelle Nakba préparée par une vague de répression sans précédent. Après une année 2022 qui fut la plus meurtrière depuis 2005, 2023 commence en battant tous les records d’assassinats de Palestiniens : en moyenne près d’un par jour !
Quiconque serait tenté de sous-estimer cette accentuation qualitative du projet colonial israélien doit répondre à cette simple question : l’apartheid plus le fascisme, n’est-ce pas pire que l’apartheid tout court ? Gare aux partisans du « tout ou rien », qui se révèlent souvent ceux du « rien du tout ».
Au-delà de ce débat, une question essentielle se pose : quels principaux facteurs peuvent contribuer à une solution positive de la question Palestine ? Car c’est avant tout en fonction de l’avenir qu’il convient d’analyser ce moment-clé.
Beaucoup dépendra bien sûr de la Résistance palestinienne elle-même, donc de la capacité du mouvement national à se rénover et à s’unir. Dans le bilan, positif, du Printemps palestinien de 2021, le point négatif, ce fut l’attitude des dirigeants de la Cisjordanie comme de la bande de Gaza, qui s’entendirent avec Israël pour empêcher la tenue d’élections législatives et présidentielle démocratiques. Il est plus que temps de redonner la parole au peuple !
La scène diplomatique jouera aussi un rôle important, si le consensus onusien autour du droit international se traduit enfin par des sanctions sévères contre qui le viole. Car si, au sein de l’Assemblée générale, il ne se trouve plus que quatre États pour voter avec Israël contre le « droit à l’autodétermination et à un État » du peuple palestinien [2], les États-Unis continuent de protéger Tel-Aviv au Conseil de sécurité.
Mais les dirigeants se détermineront surtout en fonction de l’issue de la bataille de l’opinion. On l’a vu après la visite provocatrice d’Itamar Ben Gvir sur l’Esplanade des mosquées : même des dirigeants arabes signataires des accords d’Abraham ont dû la condamner. Et le ministre saoudien des Affaires étrangères, Fayçal ben Farhane, a précisé qu’« une vraie normalisation et une vraie stabilité » nécessitent de rendre aux Palestiniens « de l’espoir et de la dignité, ce qui nécessite de leur donner un État [3] ».
Aux États-Unis, dont l’orientation détermine largement le sort des Israéliens et des Palestiniens, les présidents successifs se sont toujours appuyés sur la puissance du lobby pro israélien pour soutenir à bout de bras Tel-Aviv. Or la communauté juive américaine prend de plus en plus massivement ses distances avec les gouvernements israéliens – a fortiori l’actuel…
Reste que, dans tous les cas de figure, la réalisation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien passe nécessairement par une évolution positive en Israël même, que conditionne une alliance nouvelle entre les gauches juive et arabe. Plus que jamais, il faut trouver un point d’équilibre entre la nécessaire radicalité du nouveau bloc et son non moins indispensable élargissement.
Dominique Vidal
Journaliste et historien, son dernier livre est Israël : naissance d’un État, Bibliothèque de l’Iremmo, L’Harmattan, 2022.