TS :
Le retrait de Gaza a souvent été décrit par les medias français, et
dans d’autres pays européens aussi, comme un conflit entre l’armée et
les colons. Si l’on se réfère aux réflexions de certains de vos écrits,
pourrait-on dire qu’il s’est agi surtout d’une opposition entre la «
Synagogue » et l’état de droit démocratique ?
MW :
Je resterais prudent avant d’évoquer une opposition entre la Synagogue
et l’état de droit. En Israël, nous connaissons les pratiques
génériques démocratiques comme élections, liberté de la presse, de
pensée et d’association. Dans la constitution de notre pays, il manque
cependant un article qui garantisse le principe fondamental de
l’égalité de tous les citoyens et de toutes les citoyennes. Ça explique
aussi les discriminations législatives à l’encontre de la population
arabe et de façon plus générale envers toutes les personnes non juives
qui vivent en Israël. En fait, dans sa charte constitutionnelle Israël
se définit comme un Etat juif, plus précisément un Etat juif
démocratique.
De fait, un état ne peut pas se définir démocratique et juif en même
temps. En fait, celui qui se proclame ouvertement état (mono) ethnique,
ne peut pas être démocratique parce qu’il exclut automatiquement toutes
les autres ethnies.
TS :
Définiriez-vous cela comme une manifestation de racisme ?
MW :
Je définis tout cela comme une forme particulière d’état que j’appelle
ethnocratie, ou démocratie de l’ethnie dominante, qui se prétend par
ailleurs propriétaire du sol et des terres. D’autres groupes ethniques
peuvent aussi être tolérés, mais on leur nie collectivement la
souveraineté de citoyens de l’Etat d’Israël, qui est réservée
exclusivement à tous les juifs et juives, qu’ils vivent à Brooklyn ou à
Marseille. Une forme politique insoutenable d’un point de vue de l’état
de droit. Par ailleurs, il y a aujourd’hui des citoyennes et des
citoyens de ce pays qui demandent l’abolition du cadre juridique qui
rend cette pratique possible. En fait, si la loi assure des privilèges
à une partie de la population et les refuse à l’autre, l’état peut
être, de façon plausible, défini comme raciste.
TS :
Existe-t-il dans votre pays un milieu politico intellectuel qui aborde
les thèmes du « post-sionisme » ? L’idée fondatrice qui a abouti à la
fondation de l’Etat d’Israël et à la situation actuelle de conflit
est-elle, peut-être, en déclin ?
MW :
Non, la doctrine fondatrice de l’Etat d’Israël est toujours le
sionisme. C’est-à-dire que tout le territoire géographique de la
Palestine appartienne exclusivement aux juifs. Le « retrait » de Gaza,
en fait, ne change rien à cette idéologie. Par conséquent, ces
intellectuels qui, surtout dans les années 90, parlaient et rêvaient de
« post-sionisme » étaient plutôt myopes. Dans divers discours récents,
Sharon, en faisant continuellement référence à Ben Gourion, a souligné
que nous devons encore porter à terme la « Guerre d’Indépendance » de
1948. De cette façon, il veut rendre tout à fait claire l’idée selon
laquelle la réalisation du sionisme, comme idéologie fondatrice de
l’état, est une page d’histoire qui reste encore à écrire.
Le laïc est antisioniste. A partir de là, la séparation complète de la
construction étatique ethnico religieuse dominante, c’est-à-dire
l’essence du sionisme, est réduite à un lien pervers entre état et
religion.
Si nous observons la gauche du parlement israélien, on note qu’elle est
bien loin de réclamer une séparation entre l’état et religion, ou une
réduction des subventions d’état aux organisations religieuses.
TS :
Vous avez écrit à diverses occasions comment le sionisme, avec
l’assassinat de Rabin, s’est imposé comme la doctrine d’Etat...
MW :
Je suis convaincu de cela. Au début des années 90, s’imposait en Israël
de façon croissante une société civile bourgeoise qui essayait
d’occidentaliser le pays, de l’américaniser. Elle ne s’était pas rendu
compte cependant qu’en un même temps était née une autre classe sociale
qui avait l’intention de renforcer le caractère juif de l’Etat. C’est
en ce sens que l’assassinat de Rabin a marqué la fin du processus
d’ouverture à l’Occident et la restauration des forces réactionnaires
et conservatrices. Le slogan de Bibi Netannyahou contre Rabin pendant
la campagne électorale était « pour un Etat juif ! ». Rabin a été tué
par un juif orthodoxe et Netannyahou est devenu premier ministre.
TS :
Tout cela ne reflète-t-il pas aussi peut-être l’ascension de nouveaux
groupes sociaux, qui ont grandi à l’ombre de la collaboration entre le
pouvoir politico-économique et le parti conservateur de Sharon ?
MW :
Exactement. Ça a été une réaction au processus de néo-libéralisme, mais
aussi à une tentative de libéralisation en termes politiques, soit plus
de démocratie et dé-sionisation de l’état. Cela a abouti à la création
d’un bloc politique, né de l’assemblage de communautés qui refusent le
modernisme lié à la social-démocratie, et qui donnaient ses voix au
Likoud de Netannyahou. Lequel a promu une forme de libéralisme brutal,
qui a réussi en peu de temps à détruire une partie des structures
existantes de l’état social et de la fonction publique. Paradoxalement,
il est arrivé à mobiliser les couches populaires contre les socio
démocrates, en subvertissant ainsi les rapports de force politiques.
TS :
Les Israéliens d’origine ashkénaze (est européens) continuent à
représenter l’élite politique et économique du pays, alors que les
séfarades (les juifs d’origines orientale et espagnole) sont
discriminés dans l’appareil du pouvoir et appartiennent d’habitude à
des niveaux socio-économiques plus bas. Cette disparité, dans un avenir
proche, ne pourrait-elle pas aboutir à une sorte de « guerre civile »
entre les deux composantes ethniques et de classe, avec des issues
destructrices pour l’identité nationale ?
MW :
A la fin des années 90, il y a eu un moment où on pouvait penser que la
société israélienne était au bord de l’implosion. Ce n’est pas arrivé,
mais le plan de Ben Gourion de construire en Israël une sorte de
société juive multiculturelle a raté. Une des conséquences, entre
autres, est la tentation toujours plus forte dans les classes moyennes
d’émigrer hors du pays, ou pour le moins de vivre avec un pied en
Israël et l’autre en Occident. Pour faire court, le lien avec la terre
de ancêtres, avec Eretz Israël, est devenu beaucoup plus ténu, et celui
qui peut se le permettre financièrement, se procure un deuxième
passeport.
TS :
Qu’est-ce que ça signifie pour Israël ?
MW :
Ça signifie que les couches sociales qui ont (ou ont eu) des idées
politiques libérales, qu’on pourrait définir comme post-sionistes,
seront politiquement liquidées. Dans tous les cas elles n’ont plus de
projet qui puisse endiguer l’extrémisme religieux croissant. La lutte
qui est mise en avant aujourd’hui est celle entre les colons et Sharon,
qui dans ce contexte apparaît comme un homme de gauche... Il n’existe
pratiquement aucune alternative organisée à ces deux positions.
TS :
Pendant un meeting international des « Femmes en noir » qui s’est tenu
à Jérusalem, face à l’attitude critique des Palestiniennes, certaines
représentantes juives israéliennes ont réclamé une indulgence pour
Israël, le pays qui était en train de le accueillir...
MW :
C’est une générosité qui révèle justement la nature ethnique de l’Etat
d’Israël. Même ceux qui s’expriment en faveur du retrait partiel des
territoires occupés soulignent leur générosité, et dans tous les cas au
motif du bien de leur pays. En d’autres termes : nous, nous avons les
droits, aux autres nous laissons la « charité ». Selon les sionistes
les « autres », les Palestiniens, ne peuvent pas réclamer des droits,
mais doivent dire « merci » parce qu’on les laisse vivre en Israël.
Nous sommes en train de vivre une horrible régression politique et
culturelle qui naît de la peur de l’« autre ».
Une démocratisation de la société israélienne signifierait cependant :
* a) une paix sans conditions avec la Palestine ;
* b) une attitude différente envers nos voisins.
C’est-à-dire la naissance d’un Etat d’Israël différent.
L’autre motif de peur vient de la fracture dans l’unité nationale, par
la fin possible du sionisme. La défaite politique de Simon Perès en
2000 a été le résultat de cette atmosphère, renforcée bien sûr par
l’Intifada. Beaucoup de juifs ont pensé : ça c’est trop ! Et l’idée
d’une guerre permanente contre les populations arabes s’est insinuée
aussi dans la gauche israélienne.
TS :
Une vision pessimiste, vous ne croyez pas ?
MW :
Pendant l’été à Tel Aviv, les opposants au retrait des territoires
occupés ont mobilisé dix mille personnes. De l’autre côté, il n’y a pas
d’alternative politique en mesure d’organiser des démonstrations de
masse en faveur du retrait des territoires. Il y a certainement des
milliers d’israéliens qui adhèrent à des organisations comme les «
Femmes en noir », « Refuznik » (soldats et officiers contre le service
dans les territoires occupés), ou d’autres organisations contre
l’occupation, mais tout ça ne suffit pas pour être optimiste. Cette
situation représente un gros problème pour un état qui a peu de
familiarité avec les règles du jeu démocratique et qui court le risque
d’une crise institutionnelle et d’une désintégration sociale. Un
facteur important sera dans tous les cas représenté par le
développement des rapports politiques avec les pays voisins...
TS :
Comment évaluez-vous les deux options, celle d’ « un état » qui
accueille toutes les ethnies vivant dans le pays et l’option de « deux
Etats », un juif et un palestinien ?
MW :
Pour résoudre les problèmes de réfugiés, de l’économie et de
l’écologie, la réponse la plus rationnelle et économique ne peut être
que celle du principe de l’Etat unique, dans lequel les différentes
ethnies -par exemple- cohabitent dans une formule fédérale. Ce serait
la solution la plus juste, parce que, de cette façon, les Palestiniens
seraient de nouveau chez eux, sur leur sol, et ça permettrait aussi aux
juifs de se sentir chez eux.
Pour réaliser un tel modèle, il y a cependant deux obstacles.
– Premièrement, le fondement même de l’idée de l’Etat d’Israël :
l’ethnocratie serait définitivement remise en question.
– Deuxièmement,
la cohabitation démocratique signifie parité des droits entre la
population juive et la population palestinienne : cette parité
aujourd’hui n’existe pas. C’est pour cela que de nombreux Palestiniens
déclarent aujourd’hui que s’ils devaient choisir entre vivre ensemble -
comme ils sont aujourd’hui obligés de le faire- ou avoir leur propre
état, même petit, ils choisiraient certainement la deuxième
alternative. Nous Israéliens nous ne pouvons pas faire autrement que
soutenir la volonté de la majorité des Palestiniens de constituer leur
Etat sur des territoires de la Cisjordanie et de Gaza.