Photo : Bezalel Smotrich et Benjamin Netanyahu. Février 2023. Source Wafa.
Michael Sfard, avocat israélien spécialisé dans le droit international des droits de l’Homme et le droit international humanitaire.
Le 22 novembre 1967, le Conseil de sécurité des Nations unies a débattu d’une résolution qui allait devenir la directive la plus importante de la communauté internationale concernant le conflit israélo-palestinien depuis le plan de partage de la Palestine de 1947. La discussion portait sur l’issue de la guerre de 1967, au cours de laquelle Israël avait triomphé de ses voisins arabes en s’emparant de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est au détriment de la Jordanie, de la bande de Gaza et de la péninsule du Sinaï au détriment de l’Égypte, et du plateau du Golan au détriment de la Syrie.
Au Conseil de sécurité, le ministre israélien des affaires étrangères de l’époque, Abba Eban, a déclaré : "Nous respecterons et maintiendrons pleinement la situation définie dans les accords de cessez-le-feu jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par des traités de paix entre Israël et les États arabes mettant fin à l’état de guerre." Eban n’était pas tout à fait exact : lorsqu’il a fait cette déclaration, Israël avait déjà appliqué unilatéralement sa loi sur Jérusalem-Est ; et fera de même 15 ans plus tard en annexant officiellement le plateau du Golan. Au cours des cinquante dernières années, l’expansion des colonies en Cisjordanie a renforcé le contrôle israélien et rendu un retrait militaire de plus en plus improbable. (Israël a rendu la péninsule du Sinaï à l’Égypte dans le cadre du traité de paix de 1979.)
Néanmoins, hormis le verbiage diplomatique nébuleux, le discours d’Eban allait définir la position officielle d’Israël sur la Cisjordanie pour les 50 années à venir : le statut final du territoire occupé devait être déterminé dans le cadre de pourparlers avec des médiateurs. Cela était le plan, jusqu’à il y a quelques années, lorsque le Premier ministre Benjamin Netanyahou a commencé à promouvoir ouvertement une politique d’annexion unilatérale. Une récente manœuvre bureaucratique au sein de son nouveau gouvernement d’extrême droite a presque rendu l’annexion officielle en entamant le processus de transfert de nombreux pouvoirs de supervision de la Cisjordanie de militaires à des dirigeants civils, en violation du droit international.
Dès le début, Israël a cherché à perpétuer sa souveraineté unilatérale en Cisjordanie. Pendant des décennies, alors que les gouvernements israéliens successifs ont fait miroiter au monde entier que le statut futur du territoire occupé serait résolu par des négociations, les actions du pays sur le terrain ont raconté une histoire bien différente.
En vertu du droit international, un État occupant est considéré comme un administrateur temporaire - et non comme un souverain - du territoire qu’il occupe. Cela signifie qu’il est tenu de préserver autant que possible l’état du territoire avant l’occupation. Mais en Cisjordanie, Israël a fait l’inverse : il s’est comporté en souverain en exploitant les terres et les ressources du territoire au service d’un projet de colonisation colossal, principalement sous la forme de colonies israéliennes.
Depuis 1967, Israël a construit plus de 130 colonies (et aidé à construire environ 140 avant-postes de colons) en Cisjordanie ; aujourd’hui, 700 000 colons israéliens vivent sur le territoire, dont environ 230 000 à Jérusalem-Est, selon La paix maintenant, une organisation non gouvernementale israélienne dont je suis le conseiller juridique. Les colons israéliens, qui jouissent de tous les droits civils et politiques et sont parfaitement connectés aux infrastructures et aux ressources d’Israël, vivent aux côtés de millions de Palestiniens soumis au régime militaire israélien et qui n’ont aucun droit de regard sur la manière dont ils sont gouvernés. De nombreuses organisations non gouvernementales israéliennes et internationales de premier plan ont comparé ce système bifide à l’apartheid. (J’ai rédigé le premier rapport d’un de ces groupes israéliens, le Yesh Din, en 2020).
Le droit international de la guerre, ainsi que le statut de la Cour pénale internationale (CPI), considèrent le transfert de la population civile d’un État occupant dans le territoire occupé comme un crime de guerre. Avec l’interdiction des transferts forcés à l’intérieur d’un territoire et des déportations hors d’un territoire de personnes occupées - le président russe Vladimir Poutine a été inculpé pour ce dernier point par la CPI - cette interdiction est conçue pour garantir que la puissance occupante ne procède pas à l’ingénierie démographique du territoire occupé. C’est pourtant ce qu’a fait Israël, qui prévoit à présent de poursuivre l’escalade par l’expansion des colonies.
Néanmoins, les mots et les déclarations revêtent une importance particulière dans les relations internationales et le droit international. Ainsi, malgré des preuves abondantes et sans équivoque qu’Israël applique sa souveraineté en Cisjordanie, en l’absence d’une déclaration officielle d’annexion et avec le territoire officiellement sous commandement militaire, plutôt que civil, le monde n’a pas traité les actions d’Israël comme une violation de l’un des principes fondamentaux du droit international : l’interdiction de l’annexion unilatérale d’un territoire occupé par la force.
L’écart entre les paroles et les actes d’Israël sur la Cisjordanie a commencé à changer en 2017, lorsque des responsables du gouvernement de Netanyahou de l’époque ont commencé à discuter de plans d’annexion unilatérale du territoire. En décembre de la même année, le Likoud, le parti au pouvoir de Netanyahou, a adopté une résolution chargeant ses législateurs de "poursuivre" l’annexion complète de la Cisjordanie. Mais il était clair pour ceux qui ont voté en faveur de la résolution que celle-ci n’avait qu’un statut déclaratoire et ne pouvait être mise en œuvre immédiatement en raison d’objections internationales.
Puis, à l’approche des élections israéliennes de 2019 et de l’émergence du soi-disant "accord du siècle" du président américain de l’époque, Donald Trump, qui prévoyait une annexion partielle de la Cisjordanie par Israël, M. Netanyahou a déclaré dans des entretiens avec les médias qu’il encouragerait l’application "graduelle" de la souveraineté israélienne sur le territoire. M. Netanyahou a déclaré qu’il avait discuté de l’"annexion par consentement" - le consentement des États-Unis - avec l’administration Trump.
Depuis, M. Netanyahou a répété ce message à plusieurs reprises. Le nouveau gouvernement qu’il a formé l’année dernière avec les partis extrémistes de colons mentionne dans son manifeste "le droit exclusif du peuple juif sur l’ensemble de la terre d’Israël." L’accord de coalition entre le Likoud et le parti sioniste religieux du ministre des finances Bezalel Smotrich est plus spécifique : "Le premier ministre travaillera à la formulation et à la promotion d’une politique par laquelle la souveraineté s’applique à la Judée et à la Samarie." (Judée et Samarie sont les noms bibliques des régions qui composent la Cisjordanie et sont typiquement utilisés par la droite israélienne.)
C’est dans ce contexte que s’inscrit la récente décision du gouvernement Netanyahou de modifier la structure officielle de gouvernance de la Cisjordanie en transférant de nombreux pouvoirs administratifs d’un commandement militaire à un commandement civil. Cette décision devrait apaiser les derniers doutes quant à l’annexion totale de la Cisjordanie par Israël, de jure.
Fin février, Smotrich, homophobe déclaré et partisan de la supériorité juive, a signé un accord avec le ministre de la défense, Yoav Gallant, pour transférer un certain nombre de pouvoirs gouvernementaux en Cisjordanie du commandant militaire du territoire à Smotrich. (En plus d’être ministre des finances, Smotrich est également ministre de la défense.) Cette mesure a été formalisée dans l’accord de coalition entre le Likoud et le parti sioniste religieux.
Bien que Smotrich n’ait pas reçu l’ensemble du portefeuille du commandant, le transfert a néanmoins modifié de façon spectaculaire la structure du régime israélien en Cisjordanie : pour la première fois, il a placé de nombreux pouvoirs administratifs dans le territoire occupé entre les mains d’un civil. Ce transfert a en fait nommé Smotrich gouverneur de facto de la Cisjordanie.
Selon l’accord, Smotrich (appelé "le ministre au sein du ministère de la défense") nommera des civils à des postes officiels au sein du gouvernement militaire, tels que le poste nouvellement créé de chef adjoint de l’administration civile, l’agence militaire chargée des questions civiles pour les colons israéliens et les colonies en Cisjordanie ; il nommera également les conseillers juridiques de ces fonctionnaires.
En outre, Smotrich sera le seul responsable de la conception d’une grande partie de la politique de colonisation d’Israël en Cisjordanie. Des questions telles que l’attribution des terres, la planification et la construction dans la plupart des zones situées en dehors des villes et villages palestiniens, l’application de la loi sur les constructions illégales par les Palestiniens et les Israéliens, les infrastructures, l’attribution de l’eau et bien d’autres choses encore relèvent désormais de la compétence de Smotrich.
Certaines clauses de l’accord obscurcissent le transfert de pouvoirs en présentant le gouverneur de facto comme subordonné au ministre de la défense. Mais le ministre de la défense ne disposera d’un droit de veto que dans des cas extrêmes - comme pour les démolitions à grande échelle dans les zones palestiniennes - et, dans tous les cas, ces décisions contourneront le commandant militaire. Smotrich ne cache pas qu’il a l’intention d’étendre les pouvoirs du gouvernement israélien aux colonies en démantelant complètement l’administration civile, ce qui donnerait aux autorités israéliennes une juridiction directe sur la Cisjordanie.
L’accord stipule également que le gouverneur de facto s’efforcera d’étendre le double système juridique en Cisjordanie en permettant à la législation de la Knesset de s’appliquer plus pleinement aux colons israéliens, tandis que les Palestiniens resteront soumis à la loi militaire. Des conseillers juridiques seront chargés de rédiger des ordres militaires qui appliqueront officiellement la législation israélienne aux colons, un processus appelé "canalisation" parce que la loi militaire canalise la loi de la Knesset dans le territoire occupé.
Le droit international stipule qu’une puissance occupante - dans ce cas, Israël - doit promouvoir les intérêts du territoire occupé pendant son occupation temporaire. En transférant les pouvoirs administratifs en Cisjordanie de l’armée à un ministre israélien et à la fonction publique, Israël renonce à ce devoir non seulement dans ses actes - comme il l’a fait il y a longtemps - mais aussi sur le papier. En effet, les fonctionnaires israéliens ont l’obligation et la formation nécessaires pour promouvoir les seuls intérêts israéliens.
Le silence du monde face à ces développements est une manifestation particulièrement dangereuse de l’exceptionnalité d’Israël sur la scène internationale. L’apathie des États-Unis et d’autres pays occidentaux face à l’évolution du régime juridique israélien en Cisjordanie a de graves conséquences sur la vie réelle des Palestiniens sous occupation. Mais l’erreur de la communauté internationale n’est pas nouvelle. Il s’agit d’une caractéristique - et non d’un bug - du système depuis le premier jour de l’occupation israélienne.
Le silence de l’Occident porte également atteinte à son intégrité dans sa lutte contre l’expansion russe en Ukraine. L’interdiction de l’annexion unilatérale d’un territoire occupé est un principe clé de l’ordre établi après la seconde guerre mondiale. Ne pas demander des comptes à Israël ne nuit pas seulement à la crédibilité de l’Occident, mais a également un effet déstabilisateur sur l’ensemble du système international. En accordant un passe-droit à M. Netanyahou, la communauté internationale donne à d’autres dirigeants aux tendances expansionnistes, tels que M. Poutine, une recette pour acquérir des territoires par la force sans conséquences.
L’annexion légale passe par une déclaration officielle et publique, comme l’a fait Poutine lorsqu’il a annexé la péninsule de Crimée en 2014. Mais l’annexion n’implique pas nécessairement l’apparat et la cérémonie. Elle peut se produire dans des bureaux ennuyeux, sans fenêtres, et par le biais d’actions administratives et bureaucratiques apparemment ennuyeuses.
Pour dénoncer l’annexion par Israël, il faut faire un zoom arrière. C’est ce que la communauté internationale ne fait pas, et c’est pourquoi la violation éhontée du droit international par Israël n’a pas suscité l’ire qu’elle mérite. Le discours international s’accroche à la version cérémonielle et formelle de l’annexion - l’annexion de Poutine, qui a été à juste titre réprimandée et sanctionnée. Le monde ne sait pas comment traiter la tactique de Netanyahou.
Bien qu’il n’ait pas été accompagné d’une grande déclaration, le transfert du portefeuille du ministère israélien de la défense à Smotrich équivaut à un acte d’annexion de jure de la Cisjordanie et constitue une étape dangereuse vers l’enracinement de l’apartheid dans le territoire.
Michael Sfard est un avocat israélien spécialisé dans le droit international des droits de l’Homme et le droit international humanitaire. Il est conseiller juridique auprès de plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme et de la paix et représente des communautés palestiniennes ainsi que des militants israéliens et palestiniens. Il est l’auteur du livre The Wall and the Gate : Israel, Palestine, and the Legal Battle for Human Rights.
Traduction : AFPS