Le 13 novembre 2019, alors que les frappes israéliennes ont fait 14 morts à Gaza (le bilan total sera d’une cinquantaine de tués), Aurore Bergé, députée de La République en marche (LREM) et présidente du groupe d’amitié France-Israël à l’Assemblée nationale s’inquiète. « Israël est notre première ligne de front contre le terrorisme. Au nom du groupe d’amitié entre la France et Israël, j’exprime toute notre solidarité et tout notre soutien au peuple israélien, twitte l’élue des Yvelines. La France est et sera toujours aux côtés d’Israël et de sa sécurité. » Pas un mot pour les victimes civiles palestiniennes. Les propos d’Aurore Bergé illustrent mieux que des longs discours à quel point l’État israélien a su profiter du discours hégémonique de la « guerre contre le terrorisme » pour poursuivre sa domination sur les territoires palestiniens occupés. Et devenir, au passage, l’un des leaders mondiaux du florissant business capitaliste sécuritaire.
Depuis 2001, Washington s’est engagé, au nom de la lutte antiterroriste, dans un cycle de militarisation et d’offensive impérialistes. Après tant d’années, la « guerre contre le terrorisme » est devenue une « guerre sans fin ». En se positionnant en auxiliaire de cet ordre mondial autoritaire et ultralibéral, Israël a su servir ses propres intérêts. Quand il est cité en exemple en France par le monde politico-médiatique, c’est le signe que la France réinscrit ce modèle libéral sécuritaire dans son espace politique national et dans l’espace européen dont elle est membre. L’État israélien est un laboratoire de dynamiques qui touchent également notre pays et l’Union européenne. C’est aussi un des leaders du capitalisme sécuritaire, un marché extrêmement rentable.
« Terrorisme », le mot répété encore et encore est devenu un fourre-tout sans définition exacte, si ce n’est la désignation des ennemis des États-Unis et de leurs alliés. Dans la même dynamique, Israël a délégitimé toute lutte palestinienne en la qualifiant également de « terrorisme ». Si ce pays qualifiait déjà l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) d’« organisation terroriste » auparavant, à partir des années 1990 il s’est positionné comme l’avant-garde des nations occidentales face aux terrorismes.
UNE « EXPERTISE » VENDUE DANS LE MONDE ENTIER
Dans les territoires occupés, la vie des habitants est conditionnée par ce que le fondateur du Comité israélien contre les démolitions de maisons (The Israeli Committee against House demolitions, ICAHD) Jeff Halper a appelé la « matrice de contrôle » israélienne. En qualifiant l’ensemble de la résistance palestinienne du terme de « terrorisme », Israël a créé un « modèle antiterroriste ». Ce modèle comprend l’ensemble des techniques de contrôle, des systèmes de surveillance et des armes utilisés contre les Palestiniens.
Mais c’est aussi tout le dispositif basé sur des technologies sécuritaires au sein même d’Israël, comme ceux déployés à l’aéroport Ben Gourion ou dans les bâtiments publics qui font d’Israël une nation forteresse, monnayée aujourd’hui. Car de cette « expertise », Israël fait commerce et démarche le monde entier pour vendre son concept d’État sécuritaire comme seule réponse au « terrorisme », un produit commercialisable dans le monde entier. En effet, de nombreuses entreprises israéliennes vendent leurs technologies sécuritaires, que ce soit à l’Union européenne, aux États-Unis, à la Birmanie ou à l’Arabie saoudite.
L’État israélien fait coup double, en continuant la poursuite de la colonisation des territoires occupés tout en devenant l’un des leaders du marché du capitalisme sécuritaire, grâce à cette même occupation. Dans son ouvrage Xénophobie business (La Découverte, Paris, 2015), Claire Rodier explique que depuis le début des années 2000, le marché sécuritaire a connu une grande expansion. On estimait en 2009 le chiffre d’affaires mondial de la sécurité globale à plus de 450 milliards de dollars (408 milliards d’euros). Ce marché a continué à s’accroitre depuis et Israël a su s’y tailler une part de lion.
Dans la course mondiale au tout sécuritaire, de nombreux responsables politiques français regardent également avec insistance du côté israélien. Après le 14 juillet 2016 à Nice où une attaque terroriste a ôté la vie à 86 personnes et en a blessé 456, on entendait en boucle dans le champ politico-médiatique français parler d’« israéliser notre sécurité » ou du « modèle israélien ». Cette tentation française de s’inspirer d’un pays qui n’a pas cessé de violer le droit international et de comparer des situations complètement différentes en omettant de rappeler qu’Israël maintient tout un peuple sous son joug colonial est révélatrice. Elle nous alerte sur une réalité : la France souscrit à cette vision du monde, car elle a des intérêts stratégiques à la fois hors de ses frontières et dans ses frontières. Non seulement ce pays a su profiter de la croissance du marché sécuritaire et de l’armement, mais au nom du terrorisme il a, lui aussi, agi hors de ses frontières avec l’aval de la majorité de sa population.
Et il n’y a pas que sur la thématique sécuritaire qu’Israël est désigné comme modèle, il est aussi à l’avant-garde des dynamiques néolibérales.
ULTRALIBÉRALISME ET MISÈRE SOCIALE
Quand il était en campagne pour l’élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait clamé : « Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une. » Devenu président de la République, il a réitéré sa volonté de transformer la France sur un tel modèle. En novembre 2017, Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d’État chargé du numérique, déclarait : « La France a beau détenir la première place en Europe pour les start-ups, nous voulons être partenaires d’un pays encore meilleur ». Si la Silicon Valley est le plus souvent citée comme exemple, c’est Israël que le secrétaire d’État voulait alors prendre comme modèle. Il revenait d’un séjour dans ce pays où il avait notamment rencontré des professionnels des nouvelles technologies. Dans un article de BFM business, il affirmait que « tous les regards se tournent vers la baie de San Francisco, mais il faudrait peut-être chercher l’inspiration au Proche-Orient. Depuis plus d’une décennie, Israël incarne l’autre temple de l’innovation. »
Il est vrai qu’on estime qu’Israël comptabilise 6 000 start-ups, contre 9 000 en France, l’État israélien affichant un ratio par habitant bien supérieur à celui de la France et même le meilleur au monde : 1 pour 1 300 habitants côté israélien contre 1 pour 7 400 habitants en France. C’est donc ce modèle économique très ancré dans la société israélienne que le gouvernement français souhaite importer. Emmanuel Macron est d’ailleurs proche d’un banquier d’affaires, Philippe Guez, qui a fondé sa société d’investissement en capital-risque à Tel-Aviv et travaille avec d’autres à rapprocher les économies française et israélienne.
Le développement des start-ups en Israël a pour centre névralgique l’économie sécuritaire et militaire. C’est notamment via l’institut de technologie Technion à Haïfa que se développe cette économie. Cette université est l’un des centres de gravité du complexe militaro-industriel israélien et contribue à l’occupation israélienne et à la course folle du pays vers le tout sécuritaire. Elle collabore par exemple avec Elbit Systems, l’entreprise d’armement fabricante des appareils qui surveille le mur « de séparation ».
« UNE SOUPE POPULAIRE NATION »
À quelques mètres de la plage, plusieurs buildings se dressent avec fierté à Tel-Aviv, symbole de la réussite économique de la « Silicon Valley » israélienne, qui représenterait près de 10 % du PIB du pays et serait la seconde plateforme d’innovation dans le monde derrière la Californie. Pour autant, si Israël communique avec force sur le sujet et réussit à se construire une image de nation moderne et dynamique, son système économique connait de nombreuses failles. Gilles Darmon, créateur de l’ONG et banque alimentaire israélienne Latet estime qu’« Israël est autant la “start-up nation” que la “soupe populaire nation” ». Latet dénombre 2 300 000 personnes vivant sous le seuil de pauvreté et parmi eux un million d’enfants. Et la caisse d’assurance nationale annonce que 1 800 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté, ce qui est énorme pour un pays de 9 millions d’habitants. Le modèle économique affiché par Israël est donc bipolaire, où les classes dominantes gagnent toujours plus, tout en maintenant une part importante de la population dans la misère.
En Israël comme en France, la « guerre contre le terrorisme », devenue le cadre idéologique des réponses pour l’ensemble des crises, a aussi permis d’éluder les questions sociales. Une surenchère sécuritaire face aux attentats a permis de remplacer la peur liée à la précarité par celle du terrorisme.
DE LA LUTTE ANTITERRORISTE À L’IDÉOLOGIE IDENTITAIRE
En Israël, malgré une précarité forte qui ne cesse de s’accentuer et des mouvements de protestation ces dernières années comme la « révolte des tentes » en 2011, les thématiques sociales étaient loin d’être au centre des discussions lors des dernières élections législatives. Pour Israel Beytenou (Israël notre maison), le parti d’Avidgor Liberman, comme pour le parti Bleu-Blanc de Benny Gantz ou le Likoud de Benyamin Nétanyahou, la surenchère sécuritaire était au centre des débats. La colonisation de la Palestine et le climat de peur qui règne dans le pays du fait de celle-ci sont utilisés à outrance pour balayer les questions sociales et tenter de gagner un électorat qui subit l’atmosphère sécuritaire pesante existant depuis plusieurs années.
En France, l’état d’urgence à la suite des attentats a été instrumentalisé pour brider les manifestations pendant la COP21 ou contre la « loi Travail ». La surenchère sécuritaire a permis d’éluder les questions sociales par les derniers gouvernements et de nombreuses formations politiques.
Que ce soit en France ou en Israël, on peut s’interroger sur le paradoxe de remettre en cause l’État de droit pour lutter contre le terrorisme. Face aux peurs générées par le terrorisme, la question identitaire devient mobilisatrice. Des formations politiques des deux pays utilisent les logiques identitaires comme porteuse des angoisses des populations, remplaçant la peur de la précarité sociale par la peur du terrorisme. Dans les deux pays, des groupes sociaux deviennent les victimes de ces discours identitaires, en première ligne les exilés et les musulmans.
L’ENNEMI INTÉRIEUR
À la fin des années 2000 en France, lors des journées d’appel de préparation à la défense, aujourd’hui rebaptisées « Journées défense et citoyenneté », une phrase était mise en avant sur les PowerPoint de certaines gendarmeries nationales : « S’il n’y a plus de menaces à nos frontières, il n’y a plus de frontières aux menaces ». Telle est la doctrine diffusée aux jeunes Français : développer la peur d’un ennemi intérieur que la porosité de nos frontières ne pourrait plus arrêter.
Et si la France n’érige pas de mur, elle met en place de nombreux dispositifs à ses frontières, notamment via le développement de l’agence européenne Frontex1 pour les surveiller. Frontex aurait d’ailleurs signé trois contrats pour des drones fabriqués notamment par Elbit Systems et une entreprise publique israélienne, Israel Aerospace Industries.
Outre l’attitude envers les migrants, la vie politique est marquée en France actuellement par une offensive islamophobe d’une rare violence qui est l’incarnation de ce discours identitaire. Comme en Israël où les Palestiniens de 1948 sont traités comme de sous-citoyens, signe d’un racisme d’État, la France n’est pas en reste. D’Ivry à Clichy, de Villiers-le-Bel à Beaumont-sur-Oise, les violences policières sont courantes. Pour les populations stigmatisées, qui subissent à la fois des discriminations dans la société, tout en étant victimes d’un discours qui les associe à un danger, la peine est double.
Dans l’ombre de « la guerre contre le terrorisme », l’ultralibéralisme allié à la surenchère sécuritaire et raciste progresse à grands pas. Braquer les projecteurs sur Israël nous permet de comprendre les dynamiques à l’œuvre à l’échelle planétaire comme en France, afin de saisir l’urgence d’amorcer un changement politique.