PLP : Quels sont, selon vous, les
facteurs qui expliquent le succès
du Hamas aux élections législatives
palestiniennes ?
Farouk Mardam-Bey : Il faut bien sûr
discerner plusieurs niveaux de motivation.
D’une part, les conditions locales
ont joué de manière évidente. Ce succès
apparaît comme une réaction à
l’échec du « processus de paix » mené
par la direction historique du mouvement
national et par les successeurs
de Yasser Arafat ; processus jusqu’à
ce jour bloqué. Les Palestiniens jugent
peu fructueuses les stratégies de relations
avec les Etats-Unis voire ce qui
pourrait relever de l’éloge de George
W.Bush ; Abou Mazen est de ce point
de vue resté bredouille face à l’alliance
entre les Etats-Unis et Israël. Ce que
voient en revanche les Palestiniens,
c’est l’annexion de la Cisjordanie en
marche, en particulier avec la construction
du mur, c’est Jérusalem mangée
petit à petit, ce sont des bantoustans
sur la carte et la vallée du Jourdain fermée...
D’autre part, la gabegie jusqu’au niveau
du pouvoir, la profonde corruption, ont
joué un rôle non négligeable dans les
résultats de ce scrutin. Même si, proportionnellement,
la corruption est bien
moindre qu’en Egypte ou en Syrie. Mais
elle apparaît comme plus grave, plus
inacceptable en Palestine, du fait des
conditions de vie du peuple palestinien,
dans un pays sous occupation, et alors
que n’est pas satisfaite son aspiration
nationale. Mais aussi parce que la Palestine
a été idéalisée. De ce point de vue,
on peut évoquer une réaction de rejet,
un vote de protestation contre le Fatah,
beaucoup plus qu’un vote « pro-Hamas ».
PLP : Mais cependant, il y a aussi un vote
pro-Hamas...
F. M-B. : Bien sûr. Et c’est à l’image
de ce qui se passe à l’échelle régionale,
du Maroc à Bahrein dans le Golfe. Partout,
également, la gauche est complètement
laminée. A Bahrein, c’est exactement
le même schéma : un mouvement
national a lutté contre les Britanniques,
avec une gauche assez forte ; et maintenant
une population anti-américaine et
pro-islamiste, tandis que la gauche tend
à disparaître, sauf parmi les intellectuels.
Une large majorité de Palestiniens
adoptent l’islamisme sous toutes ses
formes : djihadisme, islamisme politique
du type « Frères musulmans » et islamisme
social - avec la bigoterie qui
l’accompagne jusque dans des pays
gouvernés par des partis laïques comme
l’Irak ou la Syrie. En Syrie, la société
est islamisée et le pouvoir y a contribué
en se fondant sur un principe : islamiser
de manière non politisée, avec
l’aide des pouvoirs religieux existants,
en espérant ainsi arrêter l’avance des
Frères musulmans. En fait, cette réislamisation
donnera une plus grande latitude
aux mouvements islamistes quand
ils auront plus de liberté d’action. C’est
un phénomène général.
PLP : Pourquoi les forces de gauche
ne bénéficient-elles pas du vote protestataire
contre les régimes en place ?
F. M-B. : Quand les pouvoirs postcoloniaux
en place ont défendu un grand
projet national - comme Nasser - l’intelligentsia,
ainsi que les forces de gauche
en général, se sont ralliées à l’Etat et au
pouvoir. Aujourd’hui, ce ralliement joue
contre elles. Par exemple, au Maroc,
l’USFP (le parti socialiste) arrive au pouvoir,
il a gouverné sous Hassan II et
sous Mohammed VI et il est maintenant
affaibli au niveau populaire. C’est l’un des
principaux arguments pour les forces islamistes qui avancent l’idée selon
laquelle il n’y a pas de différence entre
la gauche et le pouvoir.
PLP : Qu’en est-il de l’extrême gauche,
qui s’est toujours opposée au pouvoir ?
F. M-B. : Elle s’est marginalisée avec
le reste de la gauche. Aujourd’hui, s’il y
avait des élections au Maroc, les islamistes
seraient majoritaires. En Egypte,
si les Frères musulmans l’avaient voulu,
ils auraient été majoritaires très nettement.
La Palestine a reflété l’ambiance générale
dans la région.
PLP : Cette atmosphère, générale dans
la région, concerne-t-elle aussi l’Iran ?
F. M-B. : Dans la région, il y a une solidarité
populaire immédiate avec l’Iran
et avec ses revendications nucléaires.
Les régimes du Golfe ont exprimé leur
peur du nucléaire iranien. Mais l’opinion
générale, à la fois celle des sociétés et
celle de la Ligue arabe, c’est qu’on ne
peut parler de danger iranien alors qu’il
y a une bombe nucléaire au coeur du
monde arabe, en Israël. A cela s’ajoute
un anti-américanisme profond, une détestation
générale d’Israël qui, en Iran notamment,
peut aller jusqu’à l’antisémitisme.
Ce que dit Ahmadinejad est quasiment
reçu comme une parole du Coran. Le
négationnisme est perçu comme un acte
de foi par une partie de l’opinion dans le
monde arabe ; le fait qu’outre Méditerranée
Roger Garaudy soit interdit de
parole est traduit par l’idée selon laquelle
les thèses qu’il développe seraient justes.
Dans un tel contexte, même ceux qui
n’apprécient guère le régime syrien ont
tendance à le soutenir si les Américains
l’attaquent. Pourquoi, disent-ils, ne
s’attaque-t-on pas au Maroc ou à l’Arabie
saoudite qui sont au moins aussi
despotiques, sans parler de Ben Ali ?
C’est l’histoire des deux poids et deux
mesures. Pourquoi Israël a-t-il droit à la
bombe nucléaire et pas les autres ?
Pourquoi s’en prend-on à Saddam Hussein
et pas aux autres ? A une tout autre
échelle, c’est la même chose pour les caricatures : il y a quelque chose d’injuste
quand on a le droit d’insulter le Prophète
et pas celui de dire des choses sur le
judaïsme. L’histoire des caricatures se
réduit à ça : le sentiment selon lequel
l’islam a été représenté d’une manière
insultante, tandis qu’à l’inverse la mémoire
juive et de l’Holocauste est sacrée en
Occident.
PLP : Cela peut avoir des conséquences
dans le mouvement palestinien...
F. M-B. : Le mouvement national palestinien
a fait la distinction entre judaïsme
et sionisme et s’est déclaré solidaire des
victimes juives en Europe. Le risque
existe cependant d’un glissement et
d’une négation de l’Holocauste, s’il est
perçu comme utilisé par Israël.
PLP : Mais on glisse surtout vers un
conflit plus religieux.
F. M-B. : Effectivement on est en train
de passer du conflit national, territorial,
à un conflit religieux entre judaïsme et
islam. Les autorités religieuses juives
en Israël ont voulu « confessionnaliser »
le conflit en particulier avec la deuxième
Intifada et la montée du Hamas et du
Djihad dont les actes sont réalisés au
nom de l’islam. Avec un discours : leurs
opérations suicides et leur conception
du martyre sont revendiquées au nom
de l’islam contre nous parce que nous
sommes juifs. Une évolution très dangereuse.
Maintenant s’affirme en Palestine l’idée
selon laquelle cette guerre n’aurait pas
de solution politique possible. Toutes
les concessions possibles ont été faites :
les Arabes par la déclaration de Beyrouth
en 2002 ont proposé une paix globale
et honnête. Personne - ou presque-
en Israël n’en a retenu l’idée. Donc le
conflit ne pourrait être réglé que par la
force. On va là vers la catastrophe. On
assiste globalement à une régression
intellectuelle, mentale, évidente. D’un
côté il y a les intellectuels avec une prise
de conscience démocratique de type universel telle qu’elle a commencé à
s’exprimer au début du 20ème siècle dans
le monde arabe. Mais « les intellectuels
de base » sont devenus très nationalistes,
voire religieux obtus. Maintenant
on avance volontiers que de toutes façons
l’islam est antinomique avec le judaïsme
quand auparavant on affirmait que la
cohabitation avec les juifs n’avait pas
posé le moindre problème pendant quatorze
siècles au Moyen-Orient, en Afrique
du Nord. Et l’on invoque alors le Coran
pour justifier l’une ou l’autre thèse. C’est
une catastrophe intellectuelle. De même
qu’il y a des extrémistes juifs, il y a, dans
le monde arabe des gens capables de
tout... Fondamentalement l’idée qui
s’impose est qu’il n’y a pas de solution :
on veut tout parce qu’« ils » (les Israéliens)
veulent tout.
PLP : Et les Américains dans tout cela ?
F. M-B. : L’axe Etats-Unis-Israël est
solide mais leur politique en Irak a échoué.
En Irak, ce sont les amis de l’Iran qui
sont au pouvoir. La gestion quotidienne
au sud de l’Irak, c’est l’islamisation à
outrance. A Bassorah, il y a une véritable
terreur islamiste chiite.
PLP : Quelles peuvent être les conséquences
de cet état des choses en Palestine ?
F. M-B. : Tout le monde est coincé. Si
Hamas gouverne seul et qu’il accepte de
transiger pour des raisons de politique
extérieure, son électorat va le lui reprocher.
S’il tend à reconnaître de facto
Israël, des électeurs vont lui dire :
« Pourquoi avoir tant attaqué les autres
qui ont reconnu Israël ? Vous êtes tous
pareils. Votre programme social et politique,
si vous ne l’appliquez pas pour
ménager l’opinion interne et internationale,
c’est que vous êtes aussi pourris
que les autres... ». Pour le Fatah, c’est
un autre problème : il a besoin du pouvoir.
Il a des bénéfices à distribuer, un
réseau qui profite du Fatah. Si ce dernier
n’est pas au pouvoir, il risque de
s’effondrer ou d’éclater. La gauche est
coincée elle aussi. Elle a en partie négocié
avec le Hamas contre le Fatah.
Aujourd’hui, sur le plan social, si Hamas
veut appliquer son programme d’islamisation
de la société, il y aura un problème
car la société palestinienne a bel
et bien intégré la modernité comme une
dimension réelle de son identité. Si
Hamas applique son programme, c’est
une catastrophe pour toute la société et
pour les gens de gauche qui l’ont rejoint
dans la victoire et proposé leurs services.
Le Hamas sera contraint à mener la
même politique extérieure que le Fatah.
Une longue trêve ? « Aujourd’hui que
vous êtes au pouvoir, vous y êtes
contraints parce que vous n’avez pas
les moyens de faire la guerre à Israël »,
lui répondra le Fatah.
PLP : Alors quelles peuvent être les
perspectives pour le mouvement national
palestinien ?
F. M-B. : La question fondamentale est
celle-ci : est-ce intéressant pour le Hamas
de contrôler l’Autorité alors qu’elle ne
peut pas grand chose ? La tâche principale
me semble être la reconstruction
du mouvement national car si le Hamas
se perd dans la gestion de l’Autorité, le
mouvement national est lui aussi perdu.
Que restera-t-il ? Des groupes combattants
qui auront disparu au profit d’une
structure fragile alors que le processus
est bloqué. Il faudrait restructurer, refonder
l’OLP en tant que force représentative
du peuple palestinien qui ne soit pas,
comme l’est l’Autorité, sous le chantage
permanent d’Israël, des Etats-Unis, des
pays arabes et maintenant de l’Europe...
Entretien réalisé par Bernard Ravenel