« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut être exprimée comme de la haine envers les Juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs et/ou leurs biens, contre les institutions communautaires et les institutions religieuses juives ». Telle est la définition d’abord adoptée en 2016 par l’IHRA, puis par la plupart des pays occidentaux.
En février 2019, dans un article intitulé Comment Israël manipule la lutte contre l’antisémitisme publié par Orient XXI, D. Vidal et B. Heilbronn écrivaient « Vu de loin, tout cela n’a guère de sens et ne serait peut-être pas si grave ? Ce serait oublier que nous n’avons pas affaire à un outil de contrainte juridique, mais à un outil de propagande et d’intimidation ». Car cette définition anodine ne sert en fait qu’à introduire une série d’exemples présentés comme « pédagogiques ». La plupart permettant de cadenasser toute critique de la politique israélienne. Ainsi « Faire preuve d’un double standard en exigeant [d’Israël] un comportement qui n’est attendu ni requis d’aucun autre pays démocratique » est une formule souvent reprise dans de fausses allégations d’antisémitisme, prouvant à quel point la subjectivité empoisonne cet exemple qui ne vise, en fait, qu’à distiller la crainte. Car comme le précise D. Vidal, « en tant que journaliste depuis 1973, je constate […] que les confrères et les consœurs ont peur ».
L’histoire de cette manipulation commence dans les dernières années de la seconde Intifada, en 2003/2004. Alors que de vieilles questions sur la légitimité du sionisme sont ravivées, il devient urgent de les étouffer. Quelques universitaires israéliens se mettent au travail autour de l’historienne Dina Porat. Leur objectif : ouvrir un contre-feu aux critiques adressées à Israël pour son recours à la force meurtrière face aux Palestiniens. Pour Nathan Thrall, analyste de l’International Crisis Group basé à Jérusalem, le but de Porat est de créer « une nouvelle définition de l’antisémitisme qui assimilerait les critiques contre Israël à la haine des juifs ». (The Guardian du 14/08/18). Dès lors, comment remanier les définitions officielles ? « L’astuce » consistera à associer à ce qui est qualifié de « définition de travail » (sic) une série d’exemples qui reviennent, de fait, à interdire toute critique d’Israël. Présenté une première fois en 2005 à l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC), le texte est rejeté comme trop partisan. La démarche inspire cependant dès 2008 le département d’État américain pour qui désormais le point de vue selon lequel Israël devrait être un État de tous ses citoyens, avec des droits égaux pour les Juifs et les non-Juifs devient une forme de délégitimation et donc d’antisémitisme. Pourtant, l’équipe de lobbyistes reste frustrée par l’incapacité du projet à gagner plus de terrain. Ils devront attendre jusqu’en 2015. La tâche est alors confiée à Mark Weitzman et la cible est l’IHRA. Après un premier échec, le texte initial de 2005 est adopté en mai 2016, pour devenir une « définition opérationnelle juridiquement non contraignante de l’antisémitisme ». Le processus s’accélère alors : dans les mois suivants, le Royaume-Uni et l’Autriche l’adoptent. En décembre 2018 le Conseil de l’Europe « invite les États membres qui ne l’ont pas encore fait à approuver » le document. En France, il est voté à l’Assemblée nationale en novembre 2019. Le résultat est très médiocre : 154 pour, 72 contre et 43 absentions. Sur un total de 577 députés, 308 n’ont pas pris part au vote. Il faut par ailleurs souligner que cette adoption étriquée ne fut acquise qu’à la condition expresse que les « exemples » soient exclus.
Le sort de ces exemples – dont plus de la moitié est susceptible d’interprétations abusives – est particulièrement révélateur : dès 2016, l’AG de l’IHRA les rejette. En 2018, l’UE n’inclut la définition qu’à la condition qu’ils soient retirés. Il en sera de même pour la plupart des pays. En France, le Conseil national consultatif des droits de l’Homme met en garde contre l’adoption de cette définition, tandis qu’aux États-Unis l’ensemble des groupes juifs progressistes du pays se prononce contre. De son côté l’auteur du texte initial, Kenneth Stern, déclare devant le Sénat américain qu’il est effaré de l’utilisation qui en est faite pour attaquer la liberté d’expression. Pourtant, malgré ces réfutations massives, les exemples continuent à être manipulés par les partisans d’Israël qui appliquent une stratégie cynique et délibérée d’intimidation contre de nombreuses initiatives de soutien aux droits humains.
En juin 2023, le Centre européen de soutien juridique (ELSC) publie un rapport inquiétant sur la Violation des droits à la liberté d’expression et de réunion dans l’Union européenne […] par le biais de la définition de travail de l’IHRA1. À partir du recensement de plusieurs centaines d’incidents entre 2017 et 2022, il démontre que la définition, bien que prétendument « non contraignante », est interprétée et utilisée comme s’il s’agissait d’une loi ! Les défenseurs des droits des Palestiniens qui sont pris pour cible subissent toute une série de conséquences injustes et préjudiciables, notamment la perte d’emploi et l’atteinte à la réputation. Phénomène particulièrement fréquent au Royaume-Uni où dans plus de 200 établissements d’enseignement supérieur, la définition fait désormais partie des procédures disciplinaires relatives à l’antisémitisme. Le ELSC demande donc instamment à l’UE et aux États membres de consulter les spécialistes de l’antisémitisme et les défenseurs des droits de l’Homme, exclus et mis à l’écart jusqu’à présent par la Commission européenne, pour remédier à cette dérive effrayante.
Reste une question essentielle : en quoi ce terrorisme de la pensée fait-il reculer l’antisémitisme ? Ne produit-il pas plutôt son contraire ? Car lutter contre ce fléau, c’est justement dénoncer sans faiblir l’iniquité et l’injustice… en rendant hommage à une culture juive qui, en dépit d’Israël, contribue depuis si longtemps au développement des démocraties et au respect des droits humains dans le monde. Il existe pourtant une alternative particulièrement pertinente face à cette indigence à courte vue, c’est la « Déclaration de Jérusalem sur l’Antisémitisme [2] » (JDA) proposée en mars 2021 par plus de 200 universitaires du monde entier, spécialistes de l’antisémitisme. « Une initiative qui a vu le jour à Jérusalem » et qui considère que « la définition de l’IHRA n’est pas claire sur des points essentiels et qu’elle est largement ouverte à différentes interprétations, elle a semé la confusion et suscité la controverse, affaiblissant ainsi la lutte contre l’antisémitisme ». C’est pourquoi la « JDA » propose une nouvelle définition très concise dans laquelle chaque mot est pesé : « L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs (ou des institutions juives en tant que juives) ». Viennent ensuite une série d’exemples – fruits d’un large débat contradictoire - ils visent à clarifier ce qui est antisémite mais aussi ce qui ne l’est pas. À propos d’Israël et de la Palestine, en voici quelques-uns : est « à première vue antisémite » le fait de « tenir les Juifs comme collectivement responsables de la conduite d’Israël » ou de « supposer que les Juifs sont nécessairement plus loyaux envers Israël qu’envers leur pays ». Viennent ensuite des exemples qui « à première vue, ne sont pas antisémites (que l’on approuve ou non l’opinion ou l’action) » : « soutenir des arrangements qui accordent une égalité totale à tous les habitants entre le fleuve et la mer ». Par ailleurs, « même si c’est controversé, il n’est pas antisémite, en soi, de comparer Israël à d’autres cas historiques, y compris le colonialisme de peuplement ou l’apartheid. »
Grâce à ces travaux, il redevient clair que le sionisme n’est pas le judaïsme et que l’antisionisme n’est pas l’antisémitisme. On peut donc s’étonner que le profond respect des droits humains qui caractérise cette démarche assainie ne rencontre pas plus d’écho. À moins bien sûr qu’un tel changement d’approche ne dépende en fait que des coteries et des jeux d’influence. Pour autant, jusqu’où peut-on accepter que la manipulation triomphe ?
Bernard Devin